Equilibre genré (h/f) en numérique: les velléités d’action des pouvoirs publics

Hors-cadre
Par · 09/12/2021

Les initiatives visant à promouvoir, inspirer, susciter des carrières et des “vocations” de femmes dans le numérique ont fleuri ces dernières années. Sans – nous le rappelions dans notre précédent article – encore voir un impact réel sur les chiffres et la réalité.

La leçon que l’on tire semble être de dire qu’il faut désormais réfléchir et mettre en oeuvre des idées et initiatives plus structurantes, plus “engageantes”, plus visibles, mieux ficelées et mieux communiquées.

Deux de ces “actions structurantes” ont été récemment portées sur les fonts baptismaux. L’une est un “plan stratégique” d’actions interfédéral adopté au printemps dernier. L’autre est un “call to action” initié en bottom up par des acteurs (actrices) de terrain.

En voici les grandes lignes de force.

Aligner, structurer, rationaliser?

En mars de cette année, le Conseil des ministres (fédéral) donnait son feu vert à un “Plan stratégique inter-fédérai et inter-sectoriel” baptisé Women in Digital (durée: 2021-2025), destiné à “favoriser la coordination et la synergie entre les différentes initiatives prises en matière de promotion des femmes dans les STEM/ICT à tous les niveaux de pouvoir dans notre pays”.

L’objectif premier semble donc d’apporter un peu d’ordre, de structuration, et de “lisibilité” aux initiatives déjà prises pour promouvoir l’emploi des femmes dans des métiers IT/numériques/tech. Heureusement, on trouvera aussi, dans les actions menées, de nouvelles pistes d’action que l’on peut espérer structurantes et “performantes” – en ce compris des actions pilotées par les pouvoirs publics.

Ce plan, structuré en cinq axes qui comportent chacun des actions spécifiques, devrait en tout cas voir certaines initiatives et projets figurer d’ici le début 2022 dans le nouveau portail DigiSkills Belgium (la “maison des compétences numériques en Belgique”). Relire à ce sujet notre article récent.

 

Saskia Van Uffelen (Digital Champion Belgium): “Tant que les algorithmes seront conçus par des hommes blancs de 40 ans, on n’ouvrira pas toutes les opportunités pour les femmes dans le numérique.”

 

Les 5 axes

STEM, STEM, STEM

L’intention est de poursuivre l’effort pour inclure davantage les STEM (sciences, technologie, ingénierie, mathématiques) en éducation fondamentale. “On a jusqu’ici évolué à des vitesses variables selon les Régions et la lenteur est généralement due à la difficulté de faire évoluer le curriculum scolaire”, indique Saskia Van Uffelen, Digital Champion Belgium et porte-drapeau de la Coalition Nationale belge pour les Compétences et les Emplois Numériques.

We Go STEM – une initative parmi d’autres pour attirer davantage de jeunes vers ces études et pistes de carrière.

“Tous les enfants doivent savoir comment fonctionne le numérique, comment fonctionne un algorithme. Lorsqu’ils mettent quelque chose sur les réseaux sociaux, ils doivent avoir conscience de la manière dont l’information doit être ou sera utilisée. Voilà pourquoi, par exemple, dans un atelier Coder Dojo, on ne parle pas de codage classique mais on apprend à mieux comprendre comment la technologie fonctionne. Cela fait partie de l’orientation STEM à l’école.”

Lors de la conférence “Championnes digitales ! Donner leur place aux femmes dans le numérique”, organisée dans le cadre du programme Homo Numericus, Petra de Sutter, ministre de la Fonction publique (ayant, à ce titre, compétence sur le SPF Stratégie et Appui, de concert avec le secrétaire d’Etat à la Digitalisation), soulignait la nécessité “d’augmenter le nombre de femmes diplômées dans le secteur numérique.

Il est déjà possible, avant l’âge de 6 ans, de semer les premières graines. Dans le primaire, il s’agit de susciter la curiosité. Entre 12 et 18 ans, on passe à la concrétisation, via l’acquisition de connaissances. Au niveau universitaire, il faut favoriser, promouvoir, les formations STEM.”

Inclusion

’En ICT, l’inclusion demeure un problème important, en dépit de toutes les initiatives qui ont pu être prises jusqu’ici (Women in Tech, ICT Ladies…)”, constate Saskia Van Uffelen. “Avoir une structure diverse et inclusive n’est pas encore considéré et géré comme un objectif économique. Il faut continuer à taper sur le clou. Il faut continuer à réorienter la communication qui reste trop orientée masculin dans le secteur technologique. Si on veut attirer des personnes qui sont innovantes, créatives, customer centric, il faut communiquer autrement.”

Pour Petra De Sutter, il faut tout à la fois promouvoir le recrutement de femmes mais aussi lutter contre le phénomène d’abandon de piste de carrière dans le numérique (à la sortie des études) avant même que les jeunes filles ne s’y engagent. Il faut aussi mener des actions dans le domaine de la (ré)orientation professionnelle et favoriser la création de sociétés dans le secteur ICT par des femmes.

Lutter contre l’abandon de carrière

Le taux d’abandon demeure élevé du côté des femmes dans les secteurs technologiques. Pistes évoquées par Petra De Sutter? Rendre les environnements de travail plus inclusifs, agir dans le sens d’une réduction de l’écart salarial (“à compétences égales, une femme gagne 12% moins qu’un homme”).

“Souvent, les femmes ne restent que peu de temps dans des fonctions technologiques”, souligne pour sa part Saskia Van Uffelen. “Mais est-ce réellement là un grave problème, à long terme? Toutes les sociétés, aujourd’hui, sont technologiques (transports, santé, finances…). Je ne crois pas qu’on aura encore longtemps une fédération spécifique pour le secteur de la technologie… 

Je ne crois pas que, sur le long terme, ce soit un vrai souci que les gens quittent le secteur technologique [au sens strict]. Par contre, le nombre de postes vacants dans le secteur technologique impose de passer d’un taux d’emploi de 66% (pour les femmes) à 80%. Sinon, on aura réellement ce problème de 541.000 emplois restant à pourvoir…

Il faut donc promouvoir le secteur pour les femmes. Mais comment? Le plan d’actions qu’on a élaboré détaille les actions à mener – sur l’égalité salariale, sur la communication, sur un plan de formations spécifiquement axé sur les femmes.”

Travailler l’image

Saskia Van Uffelen: “L’ICT est encore perçu comme quelque chose de difficile, de technique, de non inclusif. Il faut donc continuer à sensibiliser les femmes, travailler sur l’image, éviter de relayer les mauvais messages…

Il faut aussi, de manière plus intense, renforcer les budgets consacrés à la communication”.

Ne laisser personne au bord du chemin

Cinquième axe du plan inter-fédéral: “éliminer l’écart de genre dans les groupes-cible spécifiques”. A savoir, des groupes socio-économiques plus particulièrement défavorisés: les femmes issues de l’immigration, les mères célibataires, les plus âgées…

Mais, souligne Saskia Van Uffelen, le déséquilibre genré n’est pas une réalité exclusivement féminine. “Car on manque d’hommes par exemple dans certaines fonctions (marketing, ressources humaines, éducation au niveau primaire…). A contrario, il faut plus de femmes dans l’enseignement universitaire à orientation scientifique, ou dans le secteur des transports parce que la smart city, la smart mobility… seront importantes à l’avenir.”

 

Saskia Van Uffelen:  “On a la chance maintenant d’avoir un plan d’actions, approuvé par tous les secteurs. On dispose d’initiatives qui n’existaient pas il y a seulement quelques années. Il y a désormais une dynamique, de quoi franchir le next step. Il faut faire accepter le fait que ce n’est pas un problème de femmes mais un souci pour l’ensemble de la société. Sans cette prise de conscience, on n’évoluera pas assez vite.”

 

Call to Action

A l’occasion de la conférence “Championnes digitales” (cycle Homo Numericus), toute une série d’associations, de sociétés, d’acteurs ayant engagés des actions en faveur de la représentativité des femmes dans le numérique, l’ICT ou les TEM au sens large ont signé et se sont engagés dans un “call to action” Persona Numerica visant à accélérer et amplifier les efforts visant à réduire ce fossé qui, artificiellement, sépare encore le rôle et la place des hommes et des femmes à des postes, fonctions, responsabilités teintés de numérique dans la société. Et ce, en unissant acteurs belges et français dans une même dynamique – à la veille de la présidence française de l’Union européenne.

Six résolutions

Dès les premières heures, ce call to action a récolté la signature de plusieurs personnalités politiques, associations, entrepreneurs, acteurs du numérique… Notamment celles des associations Femmes Fières, Inspiring Fifty, 100.000 Entrepreneurs, Women in Finance, du réseau Diane, de Girleek, d’Impact Shakers, de PWI, Clusity, etc. Avec aussi des signatures à titre individuel – Roald Sieberath, Marc Toledo, Laurent Hublet (Be Central), Loubna Azghoud (Women in Tech.brussels), Muriel De Lathouwer, Julie Foulon (Girleek), Charlene Crespel (Be Central), Marta Pogorzelska (Accenture), Céline Thillou  (UMons), etc. etc.

Quelques premiers signataires de la charte et du “call to action” Women in Tech

Pour la plupart, des hommes et des femmes qui, à titre personnel ou dans le cadre de groupements ou d’associations, ont “engagé des actions en matière de parité, d’accès des femmes à la formation, de plaidoyer en faveur de l’égalité des genres dans l’ensemble des secteurs économiques et, en particulier, dans celui du numérique”.

A quoi s’engagent ces signataires? Voici les six résolutions prises:

“Porter conjointement, entre parties prenantes belges et françaises, l’ensemble de ces sujets auprès des décideurs publics, des médias, du monde économique et du monde scientifique.

Contribuer collectivement à une société plus diverse, inclusive et égalitaire en s’engageant à soutenir, au niveau belge, la stratégie nationale et intersectorielle Women in Digital.

Organiser conjointement diverses opérations grand public destinées à encourager les jeunes générations à embrasser les secteurs des TIC (technologies de l’information et de la communication) et des STEM, et ce dès le plus jeune âge, en développant des projets à portée éducative, destinés à diffuser la culture numérique auprès des enfants ; à mettre en place des actions en faveur de celles qui souhaiteraient s’orienter ou se réorienter vers les métiers du numérique et des STEM.

Fournir de manière concertée et cohérente, à l’ensemble de la chaîne des acteurs (éducation : scolaire, universitaire ; secteur économique et privé : entreprises, start-ups, associations ; public : administrations) conseils, guides, outils, grilles d’analyse et schémas évaluatifs, destinés à les accompagner, les conseiller et les guider sur la voie de la parité homme-femme dans le secteur des STEM et du numérique.

Organiser la consultation régulière des acteurs engagés par cette déclaration, dans l’objectif d’échanger sur les bonnes pratiques et de se concerter quant aux actions à mener.

Porter l’ensemble de ces initiatives au niveau européen, en particulier en transmettant nos recommandations et en livrant un plan d’action doté de critères d’évaluation à nos gouvernements respectifs, dans le contexte de la préparation des présidences françaises et belges de l’Union européenne.”

Nul doute que nous ayons l’occasion de revenir plus tard sur les modalités de mise en oeuvre et de concrétisation de ces “résolutions”.

 

Axelle Lemaire (Terra Numerata, Roland Berger France): “J’en ai marre d’appeler de mes voeux des changements qui ne viennent pas. La situation actuelle est pire qu’il y a 30 ou 40 ans alors que le niveau de conscientisation a énormément évolué. Plus on a conscience de l’enjeu, plus on stagne.”

 

Pendant ce temps en Wallonie…

“Pour aller plus loin”, pour tenter de briser cette “cloison de verre” qui semble ne pas vouloir bouger, l’AdN (Agence wallonne du Numérique) avait annoncé, en début d’année, son projet “Gender 2021”, articulé en quatre volets:

Des actions sont également prévues du côté de la Région de Bruxelles-Capitale. Notamment au travers du “Plan d’appropriation des compétences numériques” qui inclut une série d’actions et d’initiatives orientées vers des publics féminins. Nous aurons l’occasion d’en reparler…

  • une campagne de sensibilisation “Wallonia Wonder Women” afin de “diffuser les rôles-modèles féminins de la tech en Wallonie, avec un focus sur les secteurs culturels plus matures numériquement que la moyenne des entreprises tout en ayant une part importante de femmes dans leurs effectifs”
  • une recherche universitaire en partenariat avec les départements Lentic (Laboratoire d’Etudes sur les Nouvelles formes de Travail, l’Innovation et le Changement) et Egid ‘Etudes sur le Genre et la Diversité en gestion) de l’ULiège en vue de dresser “l’état de l’art et un benchmark des modes de gestion propices à l’évolution favorable des carrières féminines au sein d’environnements professionnels technologiques essentiellement masculins”
  • l’organisation d’un événement « Femmes et numérique » en Wallonie “afin de lancer les actions de sensibilisation des dirigeants d’entreprise sur le terrain”
  • un exercice de sensibilisation des dirigeants d’entreprises régionaux “sous forme de colloques, séminaires et collaborations avec les fédérations sectorielles – UWE, Agoria… – et les associations de dirigeants de personnel par rapport aux problèmes de genre et à leurs impacts sur la croissance et la rentabilité des entreprises”.

L’accent est clairement – et volontairement – mis sur des actions potentielles au niveau et de la part des entreprises, petites ou grandes. Inutile, aux yeux de l’AdN, de vouloir en effet reproduire des actions qui existent déjà par ailleurs – notamment pour sensibiliser et pousser les jeunes (filles) à s’orienter vers des études et des carrières numériques.

“Pour casser les stéréotypes de genre et favoriser l’inclusion des filles et des femmes dans la société numérique, il faut sensibiliser, faire évoluer les mentalité, convaincre les chefs d’entreprise du numérique de la plus-value du personnel féminin, leur faire fixer des objectifs adaptés aux spécificités des deux genres, diffuser et récompenser les bonnes pratiques.”

 

Hélène Raymond (AdN): “Nous avons voulu mettre spécifiquement l’accent sur les actions à mener au niveau du monde de d’entreprise compte tenu du fait qu’il existe déjà pas mal d’initiatives dans le sens d’une sensibilisation des jeunes, de promotion du codage ou des STEM…”

 

Pour cause de Covid et de difficultés de coordination et d’activation en ces temps où les contacts et interactions sont plus difficiles, le projet ne livrera sans doute ses premiers résultats que début 2022. Toutefois, l’étude confiée à l’ULg a été bouclée et se traduira par la mise en oeuvre d’un outil de type évaluation/benchmark, associé à des pistes de bonnes pratiques, auquel les entreprises, en particulier celles actives dans le secteur numérique, pourront recourir pour analyser et faire progresser leur gestion de la diversité. Plus de détails sont attendus pour le printemps prochain…

… et au niveau fédéral

La formation aux compétences numériques est bien entendu, aussi et sans doute surtout, un défi et une compétence fédérale. Les métiers en pénurie figurent en première ligne des préoccupations – ce n’est pas Agoria, le Forum ou ses homologues dans les autres Régions qui diront le contraire. Et, en transversal de ces métiers en pénurie, on retrouve souvent un fil rouge numérique. 

Les “groupes à risque” ou (davantage) défavorisés sont une autre préoccupation. Et, malheureusement, les femmes en font partie – pour certaines professions et compétences, en tout cas.

Au niveau fédéral, le ministre de l’Economie et du Travail, Pierre-Yves Dermagne, a ainsi mis sur la table et fait passer (et financer) un dossier formations et accès à la formation. Au menu, notamment, l’“instauration d’un véritable droit individuel à la formation – ce qui va donc aussi aider les travailleuses puisqu’on sait que les femmes reçoivent moins de formations”, souligne son porte-parole. Autre élément du dossier: l’obligation pour les employeurs de rédiger annuellement un plan de formation “avec une attention particulière pour les groupes à risque – dont les femmes font partie”. Ou encore l’obligation pour les (sous-)commissions paritaires de tenir un débat de fond, tous les deux ans, sur les métiers en pénurie dans leur secteur. 

“Les différentes mesures veillent à une meilleure protection de l’ensemble des travailleurs. Les chiffres montrent que les formations s’adressent plus souvent aux  hommes. En renforçant le droit individuel à la formation, on contribue à renforcer la participation des femmes aux formations offertes par l’employeur. En outre, ces formations étant organisées sur le temps de travail, elles favorisent également une meilleure conciliation vie privée et professionnelle.

En ce qui concerne la participation des femmes dans les métiers des STEM, on s’inscrit totalement dans la stratégie de Women In Digital. On souhaite promouvoir la synergie entre les différentes initiatives prises en matière de promotion des femmes dans les STEM/ICT à tous les niveaux de pouvoir dans notre pays.

Au-delà des aspects liés à la formation, cette stratégie vise à favoriser l’intégration et le maintien des femmes dans le monde du travail numérique et/ou dans le secteur du numérique.”