Les compétences du 21ème siècle (numérique): “Oublier les certitudes. Anticiper plus vite”

Hors-cadre
Par · 18/11/2021

“Les compétences du 21ème siècle: Révolutionner la formation à l’heure du numérique” figurait, en ce début de semaine, à l’agenda du cycle de conférences Homo Numericus. Plusieurs orateurs et intervenants, venus du monde de l’enseignement, de l’entreprise ou de la recherche socio-pédagogique, ont donné un éclairage voire des pistes de réflexion et d’actions à propos de ce sujet si complexe des compétences et de leur mutation.

Au risque d’enfoncer l’une ou l’autre porte ouverte, un petit rappel pour commencer…

D’une part, le numérique va faire disparaître des emplois (automatisés par lui ou rendus obsolètes). Idem pour des fonctions voire des métiers.

D’autre part, le numérique en fera naître de nouveaux – pour imaginer, créer, gérer, exploiter les dispositifs connectés, les algorithmes, les solutions de (cyber)sécurité, les mondes virtuels, les solutions de type blockchain, etc. etc.

Mais en plus de ces nécessaires compétences techniques et technologiques, on ne cesse de nous répéter, ad nauseum, que le monde et l’économie numériques ont aussi besoin de soft skills – ce qui constitue le savoir-être, à côté du savoir-faire. Que ces deux registres de compétences (le “hard”, le technique, et le “soft”) ne vont pas l’un sans l’autre, que ce soit simultanément ou pour se compléter.

C’est de cette apparence contradiction – l’homo et le numericus – dont il a été question et débattu lors de la conférence “Les compétences du 21ème siècle”.

Le monde a changé alors que pratiques et attitudes sont à la traîne

“Il faut former les jeunes générations aux compétences de toujours mais aussi aux compétences qui permettront de réinventer une planète que les générations précédentes n’ont pas suffisamment respectée”, déclarait François Taddéi, chercheur français en éducation et innovation dans le monde de l’éducation, directeur de recherche à l’Inserm (France), fondateur du CRI (Centre de recherches interdisciplinaires) spécialisé dans les “nouvelles manières d’apprendre, d’enseigner et de faire de la recherche en mobilisant l’intelligence collective”.

“Il faut procurer à ces jeunes générations des compétences pour relever les défis, sans précédent, défis qu’il nous faut relever collectivement.”

 

François Taddéi (Inserm): “A l’âge numérique, il faut des compétences pour comprendre toute une série de “boîtes noires” – les réseaux sociaux, les algorithmes…  Pour éviter de se laisser manipuler – par les réseaux sociaux, par l’économie de l’attention. Mais notre cerveau, lui aussi, est une boîte noire. Si nous ne comprenons pas son fonctionnement, nous nous ferons manipuler par ceux qui savent comment il fonctionne.”

 

Hard et soft skills doivent coexister, s’inter-imbriquer. Comme le disait Saskia Van Uffelen (Belgium Digital Champion) dans un exemple: “en entreprise, je n’ai pas seulement besoin d’un data manager ou d’un data privacy ou data protection officer. Il faut également des personnes qui agissent de manière éthique par exemple.”

Les 4C et les 4P

Les “soft skills” et les quatre piliers de notre vie en société et de notre vie professionnelle que sont censés être la créativité, la collaboration, la communication et l’esprit critique (les fameux “4C”), ne sont en fait rien de nouveau, d’imaginé à l’ère du tout-digital. Ils existaient déjà et étaient nécessaires par le passé. Seule différence, souligne Jérémy Lamri, directeur de l’innovation et des affaires publiques chez JobTeaser, spécialiste français du recrutement, “on en a plus que jamais besoin”.

Au fil des ans, on n’a certes pas oublié les 4C mais “on a par contre oublié la culture de la coopération”, renchérit Marie-Pierre Dequier, professeure à Centrale Supélec (Paris) et co-fondatrice de la coalition d’acteurs France Apprenante.

Saskia Van Uffelen (Belgium Digital Champion): “Il faut apprendre à tout le monde à apprendre constamment”.

Autre changement nécessaire, en parallèle et en complément de la mise en exergue des 4C: l’approche nouvelle à donner aux méthodes pédagogiques.

Et là, c’est de 4P dont il est question: pairs, projet, plaisir, passion. Apprendre entre pairs, travailler sur des projets et défis concrets, sur des sujets qui nous tiennent à coeur. “C’est un bon moyen de se lancer dans la co-construction de connaissances. Cela permet notamment de mettre en oeuvre le principe de classes inversées…”

“Méta-”compétence

Fil rouge et consensus généralisé chez les intervenants de la conférence: la nécessité qu’il y a à passer à un mode d’apprentissage permanent. Il nous faut donc “apprendre à apprendre”. Ce que Marie-Pierre Dequier, considère comme la “méta-compétence” absolue.

“Apprendre à apprendre a par ailleurs pour vertu de faire prendre confiance en soi, de nous permettre d’aborder l’incertitude. Cela permet d’apprendre les uns des autres, d’abandonner un mindset de peur pour adopter celui de l’ouverture.”

Individualisme vs esprit collectif

Depuis des dizaines d’années, sinon plus, notre société s’est bâtie sur le principe de la mise en concurrence. Et ce, dès le plus jeune âge, dès l’école.

Pour François Taddéi, les défis actuels sont trop énormes pour qu’on s’y attaque en ordre dispersé, en conservant cet esprit d’individualisme. Il faut donc faire sien un esprit et une démarche collective, de collaboration, d’ouverture aux autres. Cela implique que chacun s’investisse, participe, contribue. “Aujourd’hui, la culture numérique est une culture de consommation. Il faut passer à un mode contribution. Chacun doit devenir acteur et auteur, que ce soit de dispositifs, de contenus… Il faut éduquer les citoyens afin qu’ils soient ces contributeurs. Pour qu’ils réinventent, contribuent aux biens communs, qu’ils puissent prendre des décisions avisées collectives, nourries de ces biens communs.”

 

Jeroen Franssen (Agoria): “Il faut arrêter de penser et de chercher des “profils-type”. Agoria a certes dressé une liste des 27 compétences-clé pour le monde de demain mais la maîtrise des compétences doit toujours être considérée dans un contexte, en fonction d’un rôle, en complément des compétences des autres membres d’une équipe. Il faut évoluer vers la concept de complémentarité.”

 

Réflexion identique du côté de Jérémy Lamri et de Marie-Pierre Dequier qui indiquent que les “modèles” qui ont vu le jour au moment de la révolution industrielle (uniformisation, standardisation, “marcher au pas”, “mettre les gens dans des cases”) ne sont plus souhaitables ou efficaces aujourd’hui. “Cela ne fait que provoquer un manque d’engagement, de productivité et de sens”, déclare Marie-Pierre Dequier. “Il faut sortir de cette représentation, de nos croyances qui veulent qu’il faut être bon tout seul. Il faut recréer du lien, du collectif.”

Repenser l’enseignement

L’un des constats sur lequel les différents intervenants de la conférence s’accordaient est la nécessité de faire basculer nos pratiques et attitudes vers un l’esprit de coopération, de co-construction. Et cela commence dès le stade de la formation de base.

“L’enseignement met les enfants et les jeunes en compétition sur des sujets qu’ils n’ont pas choisis”, déclarait ainsi François Taddéi. “Il faut passer un mode de coopération sur des défis complexes, construire de nouvelles méthodes d’apprentissage.

François Taddéi (Inserm): “Construire de nouvelles manières d’apprendre. S’appuyer sur la créativité et la curiosité des jeunes. La naïveté des enfants nous invite à remettre en cause nos certitudes.”

Les nouvelles générations, les enfants, doivent avoir accès à de nouveaux droits [d’expression et de participation aux décisions]. Il faut dès lors se demander comment les former et former ceux qui les forment afin qu’ils se réinventent. Et, pour cela, nous n’avons plus le temps d’attendre une génération…

[…] Il faut rendre tout accessible aux autres pour qu’on puisse apprendre les uns des autres. Il faut savoir écouter les autres, ceux qui viennent d’autres disciplines ou cultures ,pour discuter et décider collectivement”, dans une agora d’un nouveau genre.

“Pourquoi ne pas imaginer des Olympiades de l’engagement ou de l’environnement, comme il en existe pour les maths…? Et ce, pour résoudre les problèmes d’aujourd’hui, pour permettre aux étudiants de se mobiliser sur les nouveaux défis.”

Dans ce même état d’esprit, une piste évoquée consisterait à ne plus laisser les enseignants être les seuls à diffuser la connaissance, à donner cours. Pourquoi ne pas permettre aux enfants, aux jeunes de donner cours à leurs pairs (les personnes de leur âge) et, pourquoi pas?, aussi aux adultes.

“Cela se passe déjà depuis toujours dans la cour de récréation”, soulignait François Taddéi. “Cela permettrait de construire de nouvelles manières d’apprendre. La naïveté des enfants nous invite à remettre en cause nos certitudes. Il faut s’appuyer sur la créativité et la curiosité des jeunes.

On constate des pics de créativité à 5 ans ou à 15 ans. Un jeune au stade universitaire ne peut pas résoudre des problèmes qu’un enfant résout…”

Parmi les autres méthodes préconisées: étendre et favoriser l’enseignement ou la formation par projets. Afin de travailler sur des défis concrets et de susciter un réel engagement. Non seulement des jeunes et des étudiants mais aussi, potentiellement, des autres catégories d’âge.

“L’université doit devenir un coordinateur de projets sociétaux sur lesquelles les jeunes travaillent”, déclarait Jeroen Franssen d’Agoria. “Les jeunes désirent avoir un impact sur ce qu’ils ont appris, en fonctionnant en équipes multi-disciplinaires.”

 

Saskia Van Uffelen: “Nous ne pouvons pas continuer à tirer sur l’élastique de l’éducation d’hier mais nous devons imaginer de nouveaux modèles disruptifs”.

 

Autre recommandation formulée par Marie-Pierre Dequier: “Multiplier les lieux et contextes de formation, chaque individu devant trouver sa propre clé. Décloisonner et donner de la visibilité à toutes les méthodes d’apprentissage. S’émanciper de nos croyances limitantes.”

Besoin d’un “cadre”

Le besoin d’un “cadre” pour apprivoiser les soft skills, à commencer par ceux et celles qui sont censés les inculquer ou les baliser pour les futures générations, est quelque chose qui semble avoir percolé jusqu’au niveau des décideurs politiques puisqu’aussi bien la ministre Valérie Glatigny, en charge de l’enseignement supérieur et de promotion sociale, déclarait dans une brève intervention que les soft skills sont bel et bien un des éléments devant être pris en compte dans la formation des enseignants et qu’il fallait dès lors imaginer “un nouveau cadre pour de nouvelles pratiques”.

Marie-Pierre Dequier: “Comment les enseignants pourraient-ils enseigner les 4C ou les soft skills quand ils ne les ont pas appris ou pratiqués eux-mêmes, quand il manque un cadre?”

Et si vous deviez retenir une seule action prioritaire…

Plusieurs intervenants ont insisté sur la nécessité d’agir concrètement et rapidement. Nous n’avons plus le temps d’attendre une génération, comme le disait François Taddéi. Plus question de lancer des idées et de constater qu’on en est toujours au même point l’année prochaine ou dans trois ans, comme le soulignait Saskia Van Uffelen.

Pas le temps non plus de rester passif parce que la note sera salée pour l’économie, comme l’évoquait Jeroen Franssen, spécialiste du marché du travail et responsable de l’étude et des actions Be the Change chez Agoria. Il rappelait ainsi que parmi les dizaines ou centaines milliers d’emplois qui vont disparaître en Belgique d’ici 2030, on dénombre sans doute une bonne dose d’emplois administratifs. “On dénombre 100.000 emplois administratifs de trop actuellement, en Belgique”. Dans le même temps, le monde de l’enseignement [pour ne citer que lui] manque de bras. “La question est donc de savoir comment transformer ces employés administratifs – par exemple – en gestionnaires de dossiers pédagogiques. Et qui va payer pour leur transformation?” Pas le gouvernement, par manque de moyens. Pas les établissements scolaires, sans doute pour les mêmes raisons. Pas les entreprises ou les administrations qui se défont de ces postes superflus.

Résultat, selon Jeroen Franssen, il y a aura nécessairement un passage par la case chômage. Dans l’espoir que les personnes concernées trouvent le moyen, la volonté, les ressources pour se (trans)former elles-mêmes. Mais dans l’intervalle (case chômage), elles seront à charge de la collectivité.

“Il nous faut donc anticiper plus vite” pour éviter l’hécatombe des “bullshit jobs”.

D’autant plus, comme le rappelait Marie-Pierre Dequier, que si on évolue en effet vers un monde où la collaboration devient la norme, d’innombrables jobs intermédiaires, selon l’organisation hiérarchique actuelle, vont disparaître…

La question de la responsabilité de la formation à de nouvelles compétences ou fonctions fut aussi, évidemment, évoquées à différents moments lors de cette conférence Homo Numericus. Pour Marie-Pierre Dequier, il s’agit notamment de répartir la responsabilité entre l’entreprise, responsable de la formation à la fonction qu’elle propose à l’individu, et l’individu lui-même, “qui doit veiller et prendre la responsabilité de son employabilité. Et cela passe par une réflexion sur ses rêves et ambitions et par la découverte de nouveaux jobs…”

Si le temps presse, quelle serait donc la priorité n° 1?
Pour Jérémy Lamri, il faut mettre le paquet sur l’éducation et la rééducation. Jeroen Franssen défend l’idée de l’alternance au niveau de l’enseignement supérieur. Marie-Pierre Dequier préconise un “investissement massif afin que les gens reprennent confiance en eux. Et cela passe par de l’accompagnement.” Quant à Nadine Postiaux, vice-rectrice de l’ULB, à ce titre hôte et modératrice de la conférence, elle abonde dans le sens d’un enseignement selon une pédagogie par problèmes et projets.