Le déficit féminin en numérique? Conscientiser ne suffit pas. Place aux idées structurantes…

Hors-cadre
Par · 26/11/2021

Tout au long de la conférence-débat organisée dans le cadre du cycle Homo Numericus, les participantes – et participants ! – ont égrené une série de conseils, parfois déjà entendus, voire serinés, mais qui tendent à mettre le doigt sur le causes – profondes – de ce qui, aux yeux de multiples observateurs, apparaît comme un paradoxe, un anachronisme, à multiples étapes.

D’une part, il y a une prise de conscience accrue, avouée, de l’intérêt qu’il y a à inclure davantage de femmes dans les filières et métiers IT et numérique, et une multiplication des initiatives tentant de le favoriser.

Mais, d’autre part, la “cause” des femmes, leur place, leur rôle, leurs opportunités, leur présence ne semble pas progresser. Les chiffres (vous en retrouverez quelques-uns plus loin dans cet article) ne progressent pas. On continue de déplorer une sous-représentation du féminin dans les études et les métiers “techno” – que l’on raisonne en termes de “STEM” (sciences, technologie, ingénierie, mathématiques) ou, de manière plus spécifique, de numérique et d’IT.

D’une part – côté prise de conscience et discours relativement généralisé -, il y a ce constat de manque de bras, de manque de talents, d’incapacité à trouver des personnes qualifiées et/ou adéquates pour occuper toute une ribambelle de postes et de fonctions. Avec la perspective de mettre à mal la stabilité ou la vitalité de l’économie, des services à la personne, des services publics (santé comprise), des solutions à apporter aux défis climatiques, environnementaux, sociétaux… De multiples études tendent ainsi à prouver que les entreprises plus “inclusives” (faisant place à la diversité – genrée, culturelle…) “performant” mieux que les autres.

Et d’autre part, on semble toujours échouer à puiser efficacement dans le réservoir que constitue 50% de la population. En dépit du fait que la conviction, une fois encore, est bien au rendez-vous. Non seulement le pourcentage de filles et de femmes dans les études et les métiers du numérique (au sens large) ne progresse pas mais il a même tendance, pour certains aspects de ce numérique ou dans certains pays, à régresser.

Quelles pistes?

>> Agir sur les préjugés – à tous niveaux

Tous coupables, tous responsables. C’est en quelque sorte le diagnostic qu’il nous faut tirer. Les biais et préjugés genrés sont tellement imbriqués dans notre “culture”, nos habitudes, comportements et convictions (en ce compris inconscientes), qu’il faut un énorme travail de conscientisation et de reconstruction. 

A tous niveaux. Dans les jeux que l’on offre aux enfants. Dans les discours que tiennent les parents, les instituteurs/trices. Dans le “formatage” qu’induit encore trop souvent l’école.

Dans les lieux et contextes où on discute du sujet. A cet égard, Loubna Azghoud, directrice opérationnelle de Women in tech.brussels, soulignait lors de la conférence So She Festival, organisée le week-end dernier par l’asbl Femmes Fières, qu’“il faut décloisonner les lieux et ouvrir la discussion aux hommes parce qu’ils sont essentiels au changement. L’erreur des grandes féministes, ces 50 dernières années, a sans doute été de n’avoir parlé qu’entre femmes et de se liguer contre les hommes. Il faut mieux faire comprendre à ces derniers les difficultés et les obstacles que rencontrent les femmes.
Ce n’est pas un combat de société, c’est un combat d’égalité.”

 

Muriel De Lathouwer (ULB, ex-EVS): “Ne dites pas que les filles n’aiment pas le numérique, l’IT, le codage si elles n’y ont pas goûté d’abord. C’est comme pour les légumes quand on est enfant.
Je peux affirmer, sur base de l’expérience des Coder Dojo, qu’elles l’aiment au contraire et y reviennent. Il faut simplement les y faire goûter…”

 

Conscientisation et dé-re-construction aussi dans les paramètres de sélection de nouvelles recrues. Dans les algorithmes que l’on utilise pour trier, “scanner”, sélectionner les candidat(e)s à un poste. Preuve a été  faite que certains algorithmes, conçus ultra-majoritairement par des hommes, contiennent des biais. Que ces algorithmes s’entraînent sur des masses de données où ils ne trouvent quasiment pas de femmes dans les données historiques correspondant à des postes et fonctions technologiques ou liés au numérique. Et “en déduisent” donc qu’en “toute logique”, une femme n’est “probablement” pas un bon choix pour le poste de ce genre… Erreur de pondération. Pourquoi d’ailleurs le genre devrait-il être un marqueur intégré au panel de paramètre sur lequel broute l’algorithme?

 

Pourquoi le genre devrait-il être un marqueur intégré au panel de paramètre sur lequel broute l’algorithme?

 

>> Procéder à un réel diagnostic des causes profondes

Chiffrer. Mesurer. Regarder la réalité en face. “Pour résoudre un problème, il faut mettre des mots sur les choses”, déclarait Bernard Clerfayt, ministre de la Transition numérique pour la Région de Bruxelles Capitale. “Il faut procéder par mesures plus spécifiques dans tout ce que l’on fait. Quelles sont les proportions? Pourquoi les chiffres sont-ils plus importants dans telle ou telle filière? Chiffrer et nommer est nécessaire pour construire des stratégies et pour identifier ce qui fait obstacle.”

Des chiffres, on en a des tonnes et en tous genres, déclarait une participante à la conférence So She Festival. Mais il faut davantage les analyser et les comprendre.

Des chiffres? En voici, en voilà…

Les femmes, c’est 52% de la population européenne mais seulement 15% dans les emplois liés à l’ICT.
A l’échelon belge, le score est de 18,2% dans des postes qualifiés de “spécialistes ICT”.
En 2020, en Belgique, la part des STEM parmi les diplômées n’était que de 7 sur 1.000 (chez les hommes, c’est du 21 pour 1.000). Et l’on dénombre quatre fois plus d’hommes que de femmes dans le secteur IT. Ce qui vaut à la Belgique la dernière place dans la classe européenne.
En France, la proportion de femmes diplômées en tech (pour les formations de type court) s’est inscrite en recul entre 2013 et 2017 (-43% dans le numérique, -10% en ingénierie). En formations de type long (maîtrise), c’est la stagnation: 0% de progression en numérique, recul de 2% en ingénierie.

Axelle Lemaire, ancienne secrétaire d’Etat française à la Transition numérique et actuellement consultante Roland Berger France, en charge de la cellule d’innovation ouverte Terra Numerata, portait cette même analyse lorsqu’elle déclarait, dans une récente interview à la Libre Belgique, “on devrait davantage écouter ce que disent certaines experts – sociologues, anthropologues, scientifiques… -, qui ont étudié la question et connaissent les bonnes pratiques.”

Attention par ailleurs à l’interprétation qui est faite des données et des chiffres. Deux exemples…

Les chiffres de représentativité féminine dans la création et le pilotage de start-ups (tech ou autres) à Bruxelles est en progression encourageante: + 30% ces dernières années. Autre indicateur qui peut paraître encourageant pour l’inclusion et la diversité socio-culturelle: la majorité de ces femmes entreprenantes ne sont pas de nationalité belge. 

Problemo: “les Françaises sont sur-représentées”, indiquait Margaux De Ré, députée bruxelloise et ancienne co-fondatrice de la start-up NextRide. “L’enjeu est donc de faire en sorte que l’entrepreneuriat, tech notamment, soit un outil d’émancipation pour toutes les femmes.”

Autre piège des chiffres, toujours à Bruxelles, par rapport à ces chiffres d’entrepreneuriat féminin: la majorité de ces femmes proviennent… du sud de Bruxelles. Une réalité qui doit encore être disséquée pour en comprendre les leviers. Manque de structures de formation ou d’accompagnement dans les autres zones et quartiers de la capitale? Problème de financement pour les premières intéressées? Obstacles socio-culturels? Pénurie de moyens de mobilité à toute heure et/ou de structures déchargeant ces femmes de leurs obligations familiales?

Autre exemple de chiffre qui ne dit pas tout: l’évaluation du nombre de NEETs (Not in Education, Employment or Training). “Il est une catégorie qui échappe totalement au radar”, soulignait Loubna Azghoud. A savoir, les femmes entre 25 et 34 ans. “Elles sont totalement oubliées [parce que considérées comme ménagères/mères de famille occupées par ces obligations “naturelles”]. Or, en réalité, dans cette catégorie d’âge, les chiffres côté femmes sont jusqu’à 9% supérieurs à ceux des hommes”.

>> Tenter le coup des quotas et des incitants

Plusieurs participant(e)s à la conférence-débat “Championnes digitales” (cycle Homo Numericus) ont évoqué l’idée d’imposer des quotas – pour le recrutement, pour la prise de parole lors de conférences et actions de sensibilisation, pour les cohortes d’apprenant(e)s…

Sujet sensible tant la notion-même de quota frise le favoritisme, le manque d’équité, le fallacieux. Les avis étaient partagés. Du côté de ceux et celles qui en envisageaient la perspective, on retrouvait par exemple le ministre Bernard Clerfayt, en charge de la Transition numérique à la Région de Bruxelles Capitale: “Pourquoi, pour chaque prix emblématique, Prix Nobel ou autre, ne pas systématiquement désigner un homme et une femme? Si on attend que l’évolution se fasse d’elle-même, qu’il y ait assez de femmes championnes du digital, cela prendra beaucoup trop de temps. Il faut créer des role models positifs…”

Ou encore Axelle Lemaire, ex-secrétaire d’Etat française à cette même “transition numérique” – “il faut des quotas, quel que soit le nom qu’on leur donne. Avec des inventives. Si in donne des chiffres de recrutement aux directeurs d’école, ils les trouveront…”.

Véronique Halloin, secrétaire générale du FNRS (Fonds de la Recherche Scientifique), s’élevait pour sa part contre cette idée de quotas, invoquant le fait que “l’excellence doit primer”. Mais elle formulait par contre une proposition allant davantage dans le sens des “inventives”. En l’occurence, “la création de bourses pour attirer les filles, des incitants financiers pour que les femmes puissent continuer leurs études, avec des post-doctorats à l’étranger qui seraient mieux financés, ou poursuivre leur carrière scientifique une fois qu’elles sont devenues mère”. Ou encore – et là, on rejoint l’idée de quotas – veiller à augmenter le nombre de femmes siégeant dans les jurys.

La place du “pouvoir” public

Certes, il y a quelques “frémissements” du côté des autorités fédérales (l’intention de mieux structurer la gamme d’initiatives, de petits pas vers l’égalité salariale…) mais, vu du terrain, tout cela est encore largement insuffisant. L’un des messages qui a été à nouveau passé lors de la conférence So She Festival est que les autorités gouvernementales – fédérales et régionales – doivent être nettement plus à la manoeuvre pour initier, piloter, financer des projets d’inclusion et d’équité genrée.

Il revient aussi aux autorités publiques (gouvernementales notamment) de prendre en charge la “nécessaire et constante réflexion à mener à propos du profil des femmes qui demeurent éloignées des emplois numériques ou des possibilités d’entrepreneuriat”. Dixit Margaux De Ré.

Cornelia Fontes de Mello, analyste fonctionnelle chez Accenture, regrettait pour sa part qu’en raison du vide laissé par les pouvoirs publics, les initiatives doivent encore nécessairement venir et être financées par des individus, des asbl de terrain. “Les gouvernements en font trop peu et sont à la traîne alors qu’il leur revient de penser aux générations futures.”

Les initiatives des pouvoirs publics, parlons-en. Ce sera l’objet d’un prochain article.