Les marketplaces: le miroir aux alouettes?

Pratique
Par · 18/01/2021

Deuxième article de notre petite série dédiée au regain d’intérêt pour l’e-commerce pour faire face aux contraintes de confinement et de distanciation physique. Relire niore premier article “Tous en mode e-commerce en période Covid? Les fausses pistes”. 

Que pensez des discours appelant à la création de “marketplaces du genre Amazon”? Même Willy Borsus, ministre en charge de l’économie et du numérique en Région wallonne, a eu cette petite phrase lors du lancement du dernier “baromètre” AdN de la maturité numérique des entreprises wallonnes: “Face à des plates-formes comme Amazon ou d’autres, il faut des plates-formes locales ou supra-locales professionnelles et pointues, pour nos commerçants et nos producteurs.”

Qu’implique-t-il? Sous quelle forme, selon quelle logique voit-il ces plates-formes? Est-ce là une opinion toute personnelle ou une indication qu’une réflexion est en cours au niveau du cabinet, en concertation avec d’autres acteurs? Pas de réponse jusqu’ici à la question que nous leur avons posée. Du côté de l’AdN, en tout cas, on nie avoir soufflé cette idée au cabinet… par contre, une démarche plus porteuse, selon Hélène Raimond serait de veiller à une meilleure visibilité, des commerçants et aux plates-formes qui les accueillent, de mieux les structurer “pour une meilleure lisibilité de l’offre”, de réfléchir à une approche sectorielle, de travailler à susciter la confiance du consommateur final, éventuellement en imaginant un mécanisme d’évaluation. “Rassembler 13 commerces d’une commune ou d’une ville sur une plate-forme n’est pas forcément plus efficace que de recourir à une campagne de visibilité via lettre d’informations ou de se tourner vers Google Business”.

Comme des champignons…

Des “plates-formes”, sites-portails répertoriant des commerçants et artisans locaux ont surgi en nombre, ces derniers temps. 

Quelques noms? e-Choppes (née du côté de Liège), Namur Boutik, MiCarolo, Les eShops belges, Little Belgian Market, MaZone (à Ixelles), Mes Commerçants du Haut Hainaut, Shopping in BW (Brabant wallon, une plate-forme reposant sur la solution NearShop). Même French Connect, le réseau d’entrepreneurs expats français, s’y est mis avec son Connect Store.

Initiative louable que de vouloir lancer des “marketplaces” au profit des acteurs et acheteurs locaux mais dans quelle mesure n’est-ce pas là une démarche un rien futile si elle n’est pas pensée correctement?

L’un des problèmes? La visibilité de ces plates-formes. A trop en lancer, on noie le poisson. Autre problème: une certaine concurrence – par manque, au minimum, de concertation – semble s’être installée entre plates-formes initiées par des acteurs publics et des acteurs locaux… Au lieu de créer de la visibilité pour le privé, les pouvoirs publics créent parfois leur propre marketplace, ce qui est pour le moins contre-productif si des raisons objectives ne sont pas au rendez-vous. Même si une coexistence n’est pas exclue et même si les finalités et impératifs des deux parties ne sont pas toujours aisés à concilier, une coordination serait la bienvenue…

 

Dominique Moraux (Dynam Consult): “Les commerçants et artisans ont fait preuve de créativité pendant le confinement mais pourquoi un acheteur viendrait-il vers son e-boutique ou vers une plate-forme locale quand il a des centaines d’autres possibilités et une plus grande certitude de trouver ailleurs ce qu’il recherche?”

 

Damien Jacob, consultant notamment spécialisé dans l’e-commerce, cite comme initiative pouvant potentiellement servir d’exemple, la plate-forme LetzShop, lancée voici deux ans par le Grand-Duché de Luxembourg, accessible directement ou via le portail Visit Luxembourg. Elle se présente comme “la plate-forme de commerce en ligne nationale qui permet à tous les commerçants du Luxembourg de se présenter et de vendre leurs produits en ligne”. Avec des services tels que du click & collect (en magasin, 30 minutes après la commande), des paiements sécurisés, des livraisons à domicile sur tout le territoire grand-ducal, la possibilité de vendre et d’exporter vers les pays voisins… 

L’initiative fut portée conjointement par le gouvernement grand-ducal, la Ville de Luxembourg, la Chambre de commerce de Luxembourg et la Confédération luxembourgeoise du commerce.

“Ils se sont donnés les moyens, humains et financiers, constituant une équipe compétente, proposant, moyennant cotisation annuelle, un accès à la plate-forme pour les vendeurs locaux et réservant un budget pour les former et préparer.” Toutefois, la plate-forme n’a pas rencontré le succès espéré: “certains commerçants sont restés très passifs et la plate-forme a été peu utilisée, en dépit de la démarche et des investissements…”

Le “me-too” n’a jamais été un bon argument

Au-delà de la visibilité et de la notoriété, il y a aussi l’efficacité de ces sites-portail locaux. Pas forcément au rendez-vous d’un point de vue technique et fonctionnel quand il s’agit de faciliter les achats en-ligne ou, plus simplement, la recherche de produits. Ou avec des conditions financières et modalités de livraison qui en rebutent plus d’un. Nous revenons brièvement plus loin sur l’épineux et fondamental problème de la logistique. 

Une variante plus logique, comme on l’a vu, serait de lancer des marketplaces thématiques, au fil rouge clairement identifiable, dont la spécificité les démarque des autres et attire plus aisément le chaland. Après tout, une plate-forme comme eFarmz (fédérant des producteurs bio) avait déjà réussi son envol avant la crise et l’initiative a pris une nouvelle ampleur à l’occasion du confinement. Plusieurs paramètres plaident en sa faveur: une thématique bien précise, des produits que l’on ne trouve pas forcément aisément ailleurs, un site présentant une structure logique, le concept d’interlocuteur unique (“agrégateur”) qui se charge de l’ensemble du service, un service logistique bien pensé et peu onéreux…

 

Dominique Moraux (Dynam Consult): “Qu’une ville déclare soudain vouloir devenir l’“Amazon local” n’a pas de sens”.

 

Autre question, qui n’a rien de nouveau: les commerçants et artisans locaux auraient-ils intérêt à passer par les grandes marketplaces internationales? Selon Damien Jacob, tout dépend de ce que l’on a à vendre. “Les propriétaires de marques ont une opportunité, en termes de vente à l’international. Par contre, les commerçants et détaillants qui ne proposent que des choses qu’on trouve déjà ailleurs n’ont aucune chance de se distinguer. Et ne disposent pas des arguments de négocier des conditions financières intéressantes…”  

Vpilà d’ailleurs qui crée pour eux un problème fondamental: les plates-formes, génériques ou spécialisées, autochtones ou internationales, n’ont-elles donc aucun sens pour eux. Noyés et minorités sur les grandes plates-formes, ils risquent de ne pas attirer non plus sur des plates-formes locales qui sont dans l’incapacité de concurrencer valablement ces mêmes “majors” qui propose un catalogue plus vaste, le font mieux et/ou avec de meilleures conditions…

Autre problème – et écueil: le retour sur investissement, toujours incertain, pour les commerçants qui passent par ces marketplaces. Dans une tribune publiée l’été dernier sur le site lechommerces.fr, Dominique Moraux (Dynam Consult), écrivait: “Beaucoup de commerçants n’y participeront pas, soit car ils disposent déjà de leurs propres canaux de vente en ligne plus performants ou, tout simplement, car ils ont vite compris que les quelques ventes réalisées de cette manière ne couvriront pas l’investissement en temps qu’ils devraient y consacrer. Et, bien entendu, si la marketplace locale n’est pas suffisamment alimentée et attractive, cela fera plutôt fuir le client potentiel vers d’autres supports… comme Amazon.” On pourra voir dans un prochain article que c’est là un constat que posent aussi les acteurs de terrain (Martine Noël, gestionnaire de l’asbl Gestion Centre-ville de Hannut, en témoignera).

Amazon et tous les autres

Amazon n’est pas – et de loin – la seule marketplace faisant figure d’ogre et de grand méchant loup. Il ne faudrait pas oublier les plates-formes asiatiques, Ali Express en tête et sa tête de pont du côté de Liège… “Ali Express ne s’est jamais si bien porté”, estime Damien Jacob, “doublant son chiffre d’affaires en Belgique, depuis le début de la crise”.

Mais le business de la plate-forme se fait essentiellement en sens unique. A savoir pour des produits, y compris de mauvaise qualité, voire contrefaits, venus de Chine. Et avec, également, un non-respect des règles administratives (paiement de la TVA…). De quoi accentuer encore le côté concurrence déloyale.

 

Damien Jacob (Retis): “La concurrence déloyale est un coup de plus porté aux commerçants locaux. Même Amazon a peur d’être détrôné” par des plates-formes aux pratiques encore moins respectueuses des règles – ou conventions.

 

D’autres plates-formes “venues d’ailleurs” ont émergé pendant la crise. Damien Jacob cite notamment la californienne Wish qui… vend surtout des produits chinois (elle pèse déjà plus d’un milliard d’euros en France), ou encore la lituanienne Joom. “Les fraudes sont massives, sans respect des normes européennes. La concurrence déloyale est un coup de plus porté aux commerçants locaux. Même Amazon a peur d’être détrôné, ce qui le pousse à des exigences ou comportements peu favorables pour les commerçants locaux…”

Laquelle ou lesquelles de ces plates-formes a ou ont le plus profité de la crise? Impossible de le déterminer dans la mesure où elles ne publient pas leurs chiffres. En France, le patron d’Amazon a récemment parlé d’une augmentation de 40 à 50% de son chiffre d’affaires mais c’est invérifiable. Le seul indicateur sur lequel on peut se reposer est l’augmentation des chiffres de colis expédiés. C’est ainsi que l’on sait qu’Ali Express se porte très bien du côté du hub liégeois – qui dessert d’ailleurs aussi la France…”

Le problème de la logistique

Damien Jacob: “on parle depuis des années des forces de la Wallonie dans le domaine logistique.  En réalité, on n’en est encore nulle part.”

Pour les transferts, les transits, l’acheminent de palettes, on a en effet développé une compétence mais il en va tout autrement – et on a pu le constater récemment – lorsque l’on affine le scénario pour couvrir notamment la problématique de la livraison de colis, la gestion de petits flux, ou des schémas logistiques adaptés à l’économie intra-locale et circulaire, et/ou à des spécificités précises (gestion du frais…). “Lorsque des offres existent, elles se limitent bien souvent au contexte urbain…”

Ce qui l’amène à constater que la logistique demeure, en fait, le maillon faible.

L’une des raisons en est, selon lui, le désintérêt dont font preuve les autorités: “la logistique [à ce niveau de granularité], ce n’est pas sexy. On préfère parler de la vitrine que de s’intéresser à l’arrière-boutique…”

 

A suivre: Les “marketplaces” locales vues par des acteurs locaux.