Bruno Schröder: “imaginer un nouveau dialogue enseignement-entreprises”

Interview
Par · 04/04/2014

L’enseignement de l’informatique à l’école (tous niveaux confondus) continue de susciter le débat.

Quelle place lui octroyer? Quels moyens y affecter? L’école est-elle le meilleur endroit pour sensibiliser et former les jeunes – de tout âge – à l’informatique et, plus encore, au numérique? Quels sont les défis les plus urgents? Quel accompagnement prévoir, en ce compris – et parfois surtout -, pour les enseignants et formateurs? Jusqu’à quel niveau d’intervention les acteurs publics (politiques) doivent-ils tendre?

Autant de questions, souvent soulevées et débattues, qui semblent ne jamais trouver de réponse définitive et/ou satisfaisante.

Nous leur consacrons dès lors un chapitre dans cette série d’articles “Paroles de terrain” qui donne la parole à divers acteurs en vue de recueillir leurs demandes et espoirs à quelques encablures des élections.

Premier invité pour ce chapitre Education: Bruno Schröder, expert auprès de l’AEQES (Agence pour l’Evaluation de la Qualité de l’Enseignement Supérieur).

Dans la première partie de cette interview, il aborde notamment le problème de déphasage de l’enseignement par rapport aux besoins de terrain et quelques idées permettant de réconcilier l’école avec les défis de notre quotidien.


 

Remarque préalable: nous donnons la parole à Bruno Schröder (par ailleurs Technology Office de Microsoft Belux) en sa qualité d’observateur du monde de l’enseignement qui lui a valu d’être sélectionné comme “expert” par l’AEQES (Agence pour l’Evaluation de la Qualité de l’Enseignement Supérieur). Celle-ci a procédé en 2012-2013 à l’évaluation des formations IT dispensées par les universités, hautes écoles et établissements supérieurs de promotion sociale en Fédération Wallonie-Bruxelles. (Relire l’article que nous y avons consacré) 


Régional-IT: Première question: comment définissez-vous l’“enseignement” de l’informatique? quel regard jetez-vous sur la manière dont elle est aujourd’hui enseignée et sur les contraintes que cet enseignement devrait prendre en compte, vu notamment le contexte informatique, l’évolution constante des technologies…?

Bruno Schröder: Un des éléments qui fait la différence pour l’enseignement de l’informatique est en effet le rythme des changements, la vitesse avec laquelle les choses changent.

On a, d’une part, de grands cycles technologiques de l’ordre de 10 à 15 ans – le PC, le client/serveur, Internet, le passage vers le cloud… Du côté de l’évolution des produits et de la manière dont on les utilise, on assiste plutôt à des cycles qui tournent autour des deux ou trois.

Par ailleurs, le cycle de l’enseignement lui-même est grosso modo de l’ordre d’une dizaine d’années. La manière dont les programmes peuvent s’adapter, être mis à jour, n’est pas suffisamment rapide pour tenir compte de ce qui est nécessaire dans la vie des entreprises. Son rythme est à peu près en phase avec la durée des grands cycles de la technologie mais comme l’enseignement commence à s’adapter au moment où il détecte le besoin de le faire, la technologie est déjà bien en place, lorsqu’une sorte de consensus culturel s’est instauré pour reconnaître qu’il devient important d’en parler… Cela se produit à peu près après 5 ans, c’est-à-dire à la moitié du cycle technologique.

Bruno Schröder: “Il y a là un problème fondamental de déphasage dans la manière dont l’enseignement fait évoluer ses programmes par rapport à l’évolution du marché et de la technologie.”

De ce point de vue-là, avec le rythme de l’évolution de la technologie informatique, l’enseignement est toujours beaucoup trop tard.

Et je pense que cela va continuer à s’accélérer. Il est évident que les cycles de trois ans deviennent nettement plus puissants que par le passé. Voyez l’irruption de la programmation mobile, du smartphone, de ce qu’ils permettent en termes de dimension sociale dans le fonctionnement des organisations, de nouveaux canaux de marketing. Voyez ce qu’on peut faire avec le big data

Il y a là un problème fondamental dans la manière dont l’enseignement fait évoluer ses programmes. Ce n’est plus du tout en phase.

Deuxième point à prendre en compte: on ne peut plus se limiter au seul apprentissage de l’informatique. Les outils de l’informatique sont présents dans tous les aspects de la vie économique. Un autre champ apparaît, à savoir: comment rendre l’informatique opératoire. Cette autre branche de l’enseignement de l’informatique n’est pas encore très présente. Aujourd’hui, un étudiant en marketing qui n’a aucune idée de la manière dont on peut développer des applications mobiles souffre d’une grave lacune…

Troisième point assez critique: le côté disruptif de l’innovation. Les changements actuels ne permettent plus de considérer le métier qu’on connaît ou qu’on apprend comme étant une vision et une conception adéquates du métier tel qu’il existera dans 5 ans. Il y a toute une série de domaines où la disruption est flagrante. Par exemple en e-commerce. On en constate déjà l’effet disruptif sur les entreprises mais ce phénomène n’a pas été pris en considération à temps [par l’enseignement].

Bruno Schröder: “Si l’enseignement ne parvient pas à anticiper le potentiel de disruption qui sera à l’oeuvre dans les 10 ou 15 ans à venir, ce sont des facultés entières de diplômés qui vont devoir se débrouiller seuls, avec un monde du travail qui ne correspond pas à la manière dont l’enseignement a été pensé.”

La disruption du cloud, des environnements mobiles et sociaux sera encore plus grande que ce qu’on voit aujourd’hui en e-commerce. Si on pense à la fabrication additive et ce qu’on appelle l’impression 3D, on touche là à des domaines où l’informatique n’a jamais eu jusqu’à présent un côté disruptif. Ce sera désormais le cas.

Si l’enseignement ne parvient pas à anticiper le potentiel de disruption qui sera à l’oeuvre dans les 10 ou 15 ans à venir, ce sont des facultés entières de diplômés qui vont devoir se débrouiller seuls, avec un monde du travail qui ne correspond pas à la manière dont l’enseignement a été pensé.

Les choses se passent aujourd’hui beaucoup trop vite par rapport à la structure de l’enseignement.

Comment l’enseignement pourrait-il s’adapter? Les réformes prennent, elles aussi, souvent beaucoup de temps. Quelles modifications, quels mécanismes d’adaptation devrait-on mettre en oeuvre?

Première réflexion: c’est un monde où la connaissance est en évolution constante. Pour faire de la veille un tant soit peu intelligente, il faut être en contact avec le lieu où les choses se passent. Et c’est dans le monde privé et non dans le monde académique. Le premier élément est donc de développer un lien étroit entre l’enseignement et les entreprises technologiques. Un dialogue non mercantile doit s’instaurer. Une des responsabilités de l’enseignement, aujourd’hui, est de mettre en place un nouveau type de dialogue avec les entreprises.

Bruno Schröder: “Une des responsabilités de l’enseignement, aujourd’hui, est de mettre en place un nouveau type de dialogue avec les entreprises.”

Il faut que l’enseignement prenne du recul par rapport à leurs messages. Il doit penser à plus long terme, prendre le temps de la réflexion.

Deuxième élément qu’a révélé le travail effectué dans le cadre de l’AEQES: quand on regarde le paysage global de la formation et de l’enseignement, on constate que l’on dispose de tous les éléments nécessaires- hautes écoles, centres de formation, promotion sociale… Mais ils ne sont pas chaînés et ne travaillent pas ensemble.

On pourrait imaginer, dans ce cadre d’adaptation aux rythmes technologiques, mettre en place une boucle de réaction hyper-rapide, qui serait par exemple celles des centres de formation du Forem. Ils ont la capacité, en trois mois, de créer un niouveau cours, de répondre au besoin urgent d’une ou plusieurs entreprises…

Deuxième phase: l’enseignement de promotion sociale où la structure de mise en place des programmes est beaucoup plus légère que dans les hautes écoles ou les universités et où chaque module d’enseignement peut être pris indépendamment. Sa mission: re-formation et maintien de capacités pour les personnes qui ont déjà un emploi et mise à niveau technologique pour ceux qui sortent d’un autre circuit.

Ensuite, une fois que les nouvelles choses ont été validées et ne correspondent plus uniquement à un effet de mode, les incorporer dans le cursus des hautes écoles et des universités.

On a là une chaîne efficace en termes de réactivité et de possibilité d’adaptation des programmes.

Bruno Schröder: “aujourd’hui, ce qui manque pour réussir l’adaptation avec le monde de la technologie, c’est le contact avec les entreprises.”

L’une des conditions sine qua non serait de définir un référentiel complet des compétences en informatique, ce qui n’est pas encore le cas.

Et si on introduit d’autres mécanismes, comme les travaux de fin d’étude cross-institutions, on peut infuser la veille technologique de manière plus souple. Prenons l’exemple des doctorants qui travaillent pendant 4 ou 5 ans sur certaines domaines. Ils ont des besoins en programmation. Ils pourraient travailler avec des bacheliers sortant des hautes écoles ou de promotion sociale. On pourrait ainsi voir naître des équipes projet, avec des gens aux compétences différentes. Et c’est là justement quelque chose qui manque encore dans l’enseignement: le travail en équipe. Dans le monde réel, aucun informaticien ne travaille seul et pour lui seul. Tout se fait toujours dans le cadre d’un projet, avec un travail en équipe.

On pourrait ainsi susciter quelque chose de nouveau, sans devoir créer de grosse structure. Il faut un référentiel commun, la possibilité de piocher certains cours en dehors du cursus et d’organiser des programmes qui mettent en présence des personnes qui viennent d’horizons différents. Pas besoin de financement complémentaire, de réforme fondamentale…

A condition d’avoir la possibilité de mettre en oeuvre ce mécanisme de réaction rapide, dans la mesure où ce que vous esquissez risque d’inverser le circuit que suit actuellement l’apprenant…

Oui. D’abord l’universitaire et on descend ensuite vers la pratique. Tout à fait. Mais c’est une question d’approche. Un cycle ne remplace d’ailleurs l’autre. Les deux doivent coexister. Et les deux flux ont une raison d’être.

Mais, aujourd’hui, ce qui manque pour faire l’adaptation avec ce monde de la technologie, c’est le deuxième flux, c’est le contact avec les entreprises.

Ce mode de raisonnement percole-t-il vers l’enseignement?

Nous en avons parlé dans le rapport final de l’AEQES. Je ne sais pas si cela percole déjà. Je n’ai pas eu non plus d’écho spécifique de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Comment voyez-vous les responsables publics agir pour faire évoluer les habitudes, pour reformater l’enseignement? Qui doit donner l’impulsion: le politique, l’entreprise…?

En dehors du politique, personne n’a la mission ou les moyens de le faire. Il y a là une réflexion fondamentale à avoir, dans la transmission de la connaissance aux générations suivantes. Or, ces 10 dernières années, ce mode de transmission a énormément changé.

L’informatique a non seulement changé la logistique de la diffusion de la connaissance mais aussi les rapports entre les acteurs de la connaissance. Les jeunes voient désormais la connaissance comme quelque chose qu’ils vont puiser ailleurs plutôt que comme quelque chose qu’ils doivent avoir. L’enseignement est toujours basé sur la connaissance qu’on a et qu’on acquiert.

Il y a une réflexion fondamentale à avoir, à savoir: la pédagogie dans un monde médiatisé par l’informatique. Le rôle du professeur et de l’enseignement doit désormais se concevoir très différemment. On en revient au problème du rythme, avec un décalage entre le rythme de la technologie et celui de l’apprentissage des professeurs.

Malheureusement pour nous, on est dans la période où tout change.

Qui peut le faire? Le politique! L’évolution ne peut se faire de l’intérieur, sur base volontaire, de la part des acteurs. Des enseignants le font et sont très proactifs mais la structure ne peut se transformer sous l’impulsion des gens de l’intérieur. Elle doit se transformer de l’extérieur, par ceux qui en ont la charge.

On ne peut pas donc compter sur la transformation spontanée, inventive, de la structure? Il faut qu’elle soit systématisée?

Oui. Les premières transformations sont spontanées et sont dues aux professeurs qui sentent qu’il faut le faire mais ensuite, cela doit se structurer, s’institutionnaliser.


 

Dans la deuxième partie de cette interview, il sera question de compétences informatiques et numériques: celles à procurer ou rendre accessibles aux jeunes mais aussi celles à maîtriser par les enseignants. On y parlera aussi du rôle des entreprises dont les besoins – mais aussi les ressources – pourraient être davantage pris en compte pour “aligner” l’enseignement sur la réalité de terrain.