David Dab (ING): “en ‘fin tech’, mieux vaut se cannibaliser soi-même”

Interview
Par · 29/06/2016

ING Belgique boucle cette semaine la première session de son programme d’incubation FinTech Village à laquelle ont participé sept start-ups (belges mais aussi étrangères).

A noter que les sociétés qui sont “incubées” au FinTech Village n’en sont plus tout à faut au stade de la start-up mais ont déjà atteint une certaine maturité et laissé derrière elles quelques “maladies de jeunesse” et leurs premiers pivots.

L’occasion de jeter un coup d’oeil sur la stratégie fin tech de la banque, elle qui a notamment procédé à l’acquisition de la start-up belge Qustomer et qui mise sur l’incubation de pousses prometteuses pour dénicher des idées nouvelles, garder le doigt sur le pouls des technologies émergentes, trouver des complémentarités et s’assurer, au passage, de la visibilité pour elle-même.

Un entretien avec David Dab, Chief Innovation Officer d’ING Belgique.

Régional-IT: Première question pour planter le décor, quel périmètre ING donne-t-elle aux “fin tech”?

David Dab: Pour nous, les “fin tech” désignent l’ensemble des technologies utiles aux services financiers. Elles ne se limitent donc pas au seul espace des acteurs qui s’attaquent au secteur financier pour désintermédier les banques. Cela concerne aussi bien le bancaire mobile, les places de marché, le crowd lending, mais aussi toutes les technologies qui sont utiles à une banque et qui ne visent pas à la remplacer dans le rôle qui est le sien – solutions de sécurité informatique, de centres d’appel, d’interaction client…

Nous nous plaçons dès lors davantage dans une optique de “tech for fin”. Et c’est dans cette optique-là qu’a été imaginé le FinTech Village. Les start-ups qui y sont incubées se positionnent sur une grande variété de technologies – allant de la biométrie à l’equity crowdfunding.

David Dab: “Nous recherchons davantage des start-ups qui ont déjà fait leurs maladies de jeunesse…”

Pourquoi une banque telle ING a-t-elle jugé bon de lancer cette initiative d’incubateur FinTech Village?

Tout simplement parce qu’on ne peut pas tout faire en interne. Une seule banque ne sera jamais en mesure de battre des gens plus nombreux que nous, qui ont un regard différent, qui peuvent induire un développement plus rapide et plus profond des nouvelles technologies.

L’autre raison est que les start-ups sont agiles et ne traînent pas, avec elles, un lourd legacy fait notamment de systèmes qui ont pris de l’âge, stratifiés, avec des complexités multiples qui se sont accumulées avec le temps.

Nous visons en fait la complémentarité.

Quel type de start-ups recherchez-vous?

Le spectre est large. Il s’agit souvent de start-ups qui ont déjà testé, adapté ou modifié leur solution, qui – parce qu’elles sont agiles – peuvent changer et s’améliorer rapidement. Nous nous appuyons sur des start-ups qui ont déjà fait leurs maladies de jeunesse…

Comment effectuez-vous votre veille et comment jugez-vous de l’importance de telle ou telle nouvelle technologie?

Pour opérer de la veille, il est important d’avoir une vue claire sur ses propres objectifs, autrement dit sur l’apport de meilleurs services aux clients, suivant les axes stratégiques qu’on s’est choisis – et qui diffèrent d’une banque à l’autre.

Veille et recherche doivent être ciblées, sur base d’opportunités identifiées. Mais, au-delà des axes pré-identifiés, la prolifération des solutions, de tous types, est telle qu’il n’est pas possible de les anticiper ou qu’elles n’apparaissaient pas dans la stratégie. Il faut donc garder l’esprit ouvert

Question de juste équilibre… Si on n’est pas suffisamment ciblé, on se disperse. Si on est trop ciblé, on passe à côté de certaines choses. Si on opère au petit bonhomme la chance, on risque aussi de se disperser et de devoir consentir d’importants efforts aléatoires.

J’estime d’ailleurs que le terme de “veille” n’est pas adapté parce qu’il fait allusion à une attitude passive et suppose aussi de comprendre ce qui se passe. Or, vu la vitesse de l’évolution, il ne faut pas essayer de comprendre mais plutôt de voir ce qui émerge et de tester rapidement pour déterminer si cela marche ou non. Plutôt que de veille, je parlerais donc plutôt d’expérimentation. C’est là un élément-clé de l’innovation…

David Dab: “Compte tenu de la vitesse de l’évolution, il ne faut pas essayer de comprendre mais plutôt voir ce qui émerge et tester rapidement pour déterminer si cela marche ou non. On est davantage dans l’expérimentation que dans la veille. C’est là un élément-clé de l’innovation…”

Une start-up évolue rapidement, tente de confirmer – vite et à faible coût – si une hypothèse-clé tient la route. Elle opère par cycles courts.

Vous parlez de cycles courts. Une banque peut-elle s’adapter au rythme d’une start-up?

C’est l’un des points-clé de la problématique. Dans le concept d’incubation ou de home innovation, les deux camps ne sont pas habitués à travailler ensemble.

Dans la phase early stage d’une start-up, ce que veut un capital-risqueur, c’est vérifier rapidement le ROI, pour décider de réinvestir ou non… C’est une période où on brûle du cash. Il s’agit d’aller vite, d’aboutir à quelque chose de tangible qui démontre que le modèle économique marche.

Une banque n’est pas habituée à travailler à ce rythme. Elle est par ailleurs soumise à des contraintes et des obligations, en matière de risques, de régulations…

Il y a donc là un exercice d’apprentissage à faire: travailler plus vite mais aussi dire plus vite “non” à la start-up si ce n’est pas une bonne solution ou si la banque n’est pas prête, si la solution ne correspond pas à ses segments stratégiques…

Il faut opérer dans un contexte de feedback rapide. C’est d’ailleurs tout aussi important pour la start-up qui a encore moins de temps à perdre que la banque.

Dans le cadre du FinTech Village, nous essayons donc de répondre à cette problématique: travailler plus vite avec une start-up. Nous testons leur solution et nous apprenons à travailler autrement. L’apprentissage se fait des deux côtés.

Les fin tech chez ING, c’est…

Au-delà de l’incubation de jeunes pousses au sein de son FinTech Village, ING mène une approche multi-facettes en matière de repérage d’opportunités. Certaines start-ups opèrent comme prestataires. Il arrive à ING d’acheter une société – comme ce fut le cas avec Qustomer – ou de prendre une participation minoritaire. Des partenariats se nouent – par exemple avec KissKissBankBank et Seeders. “Le crowdfunding est important pour nous parce que certains clients veulent pouvoir y avoir recours.”

Des partenariats se nouent aussi parfois avec des acteurs du fin tech, tels que Smartfin Capital ou Orange Growth Capital (aux Pays-Bas). “Nous recherchons de start-ups. Eux aussi. Nous les trouvons ensemble…”

 

Vous parlez de “home innovation”. Comment ING détermine-t-elle ce qu’elle veut développer par ses propres moyens par rapport à ce qu’elle confie à une start-up? Quelle place y a-t-il pour l’intrapreneurship?

C’est tout la question: s’auto-perturber ou se laisser perturber, le faire en interne ou non… Ce sont là en effet deux choses qu’il faut dissocier. En effet, une banque a pour vocation de se “disrupter” elle-même, plutôt que de l’être par quelqu’un d’autre. Mieux vaut se cannibaliser soi-même. C’est là quelque chose que notre CEO a souligné lui-même.

Quant à savoir ce qu’on fait en interne et en externe, l’analyse se fait au cas par cas. Si la roue existe ailleurs, nous ne tenterons pas de la réinventer en interne.

C’est aussi une question de vitesse d’accès au marché. C’est parfois plus risqué, ou trop lent, si on le fait en interne…

Quels critères ING applique-t-elle pour juger de l’opportunité que représente pour elle une start-up ou une scale-up?

Nous ne voulons pas investir dans une perspective de ROI pur. Le plus souvent, il y a une raison métier à l’investissement.

S’il s’agit d’une scale-up qui a déjà une certaine taille et une certaine clientèle, ce qui importe surtout, c’est la qualité de la solution et de la société, son caractère professionnel.

S’il s’agit d’une “early stage”, on sait qu’il y aura encore pas mal de choses à ajuster. Les critères sont donc davantage la qualité de l’idée et, plus encore, la solidité de l’équipe. Va-t-elle ou non changer? Peut-elle ou non s’adapter? Autres critères: l’alignement avec notre stratégie et l’existence, en interne, chez nous, d’un sponsor fort, quelqu’un de senior…

Quels paramètres dictent votre décision de procéder à une acquisition ou, au contraire, de partir dans le sens d’un partenariat?

L’acquisition se justifie davantage si nous ne disposons pas encore de la technologie concernée dans notre catalogue et si elle est nécessaire pour soutenir les clients.

Je note ici que le monde a évolué. Par le passé, tous secteurs d’activités confondus, les entreprises “faisaient leur shopping”. Cela reste d’ailleurs vrai dans le secteur pharma…

Dans le monde des fin tech, par contre, les start-ups ne veulent pas être rachetées et les banques ne veulent pas procéder à des acquisitions complètes.

Généralement, nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu’une société ait aussi d’autres banques comme clientes. Nous ne sommes pas en mode “exclusivité”. Un exemple typique est celui du créneau de la lutte contre la fraude Internet.

Par ailleurs, les start-ups sont souvent détenues par des sociétés de capital à risque qui visent une exit mais qui ne veulent pas forcément vendre à une banque en particulier, pour des raisons de valorisation et de potentiel mondial de la technologie concernée…

Les start-ups qui ont intégré le FinTech Village correspondaient à 4 thèmes. Sont-ils symptomatiques, représentatifs, de la vision stratégique à long terme d’ING? Quelle évolution voyez-vous à terme?

La direction stratégique générale de la banque couvre plusieurs années. Elle peut se résumer par une volonté de devenir plus numérique et plus personnalisée. La stratégie n’évolue pas de mois en mois.

Mais, au-delà, il y a aussi des besoins plus spécifiques. Nous initions donc des recherches sur des besoins prioritaires identifiés. C’est la partie “chasse” de la stratégie. En parallèle, nous jetons aussi un filet de pèche plus large pour ramener quelque chose…

Pour ce qui est des 4 thèmes du FinTech Village [Ndlr: sécurité; personnalisation du service client; solutions mobiles ou on-line; amélioration des processus], on les retrouve dans notre stratégie. Nous avons identifié ces 4 thèmes pour éviter de perdre du temps – le nôtre et celui des start-ups candidates – et pour cadrer les propositions. Mais ces thématiques ne sont pas exclusives: nous avons aussi envie d’entendre quelque chose qui serait différent mais intéressant.

Lors de la prochaine session du FinTech Village, il y a aura éventuellement quelques adaptations à la marge.

Comment se positionne ING – en matière de fin tech – par rapport aux autres grandes banques présentes sur le marché belge?

Une partie de l’innovation se situe sur un terrain concurrentiel. Nous nous retrouvons parfois sur le même terrain, parfois sur des terrains différents. Mais une autre partie de l’innovation est commune. Par exemple dans les domaines de la résilience, des régulations, de la sécurité… Les banques ne vont évidemment pas se battre en solo contre le crime organisé…

Il arrive également que plusieurs banques collaborent. L’accélérateur Eggsplore, par exemple, est ouvert à tous les membres. Et on y trouve aussi bien ING que BNP Paribas Fortis, la KBC, Belfius…

Y a-t-il une opportunité à saisir pour Bruxelles, ou la Belgique, sur le marché des fin tech? Pour faire de ce secteur une spécificité et spécialisation pour des start-ups?

Bruxelles ne sera jamais Londres [Ndlr: à noter que cette interview a eu lieu avant que le Brexit ne devienne une réalité dépassant la fiction]  mais la Belgique a plusieurs cartes à jouer. Notamment en raison de la densité importante d’acteurs fin tech sur son territoire.

Une communauté qui ne demande qu’à grandir…

Natifs ou étrangers ; anciens – tels que Swift, Euroclear, MasterCard, Proton, Ogone, Clear2Pay, Vasco, la branche services de sécurité de Bank of New York Mellon…

Nous comptons quelques-uns des meilleurs cryptographes au monde. Par ailleurs, le pays est densément peuplé. Il est donc plus aisé de tester le marché par rapport à d’autres pays caractérisés par une plus grande dispersion géographique.

La Belgique occupe en outre une position géographique centrale en Europe, par comparaison à Londres ou Francfort. Sans compter que c’est un pays multilingue.

L’intérêt commun des banques est qu’il y ait un écosystème dynamique.

Autre argument: les start-ups ainsi que leurs équipes sont très mobiles. Il peut donc être plus intéressant pour certaines start-ups qui ne sont pas originaires d’Europe continentale d’établir leur “hub office” (bureau de liaison) en Belgique plutôt qu’ailleurs. Eggsplore essaie d’ailleurs de les attirer pour devenir un forum à partir duquel atteindre le marché européen.