Jean Gréban (Walga): “Une aide structurelle de premier échelon fait encore défaut pour le gaming en Belgique francophone”

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Par · 06/01/2021

Une nouvelle initiative – GameMax – visant à donner plus de visibilité mais aussi un cadre d’accompagnement pour les acteurs locaux du “gaming” (création et édition de jeux vidéos, jeux virtuels, jeux sérieux & co.) a vu le jour, fin 2020, à Mons. Avec l’ambition de faire de la région du “grand Mons” une terre d’attraction pour studios, développeurs indépendants, créateurs, éditeurs…

L’occasion de nous pencher sur le secteur du gaming en Belgique, plus particulièrement côté francophone, sur son évolution récente et sur ses évolutions potentielles. Interview avec Jean Gréban, coordinateur de Walga (Wallonia Game Association).

Lors de la présentation de l’initiative montoise GameMax (“Gaming in Mons Area eXtended”), Jean Gréban avait dressé le portrait du secteur belge des jeux sur base d’une petite étude de marché réalisée à l’été 2020. 

Principaux chiffres et tendances?
– un nombre d’acteurs en hausse d’environ 10% par rapport à 2019 (114 au compteur) mais une augmentation qui se manifeste surtout à Bruxelles alors que le nombre d’acteurs wallons est en stagnation – effectifs totaux: 1.100 EFT (statistiques 2018 et 2019)

Carte d’implantation des acteurs belges du gaming, par province. Source: Walga.

– une Flandre qui demeure par ailleurs largement en tête avec 82 acteurs, contre 19 en Wallonie et 13 à Bruxelles ; petite “consolation”, la Wallonie compte trois importants studios: Fishing Cactus à Mons, Abraham à Liège et Appeal à Charlero

– les micro-structures (sociétés de 2 à 10 personnes) sont prédominantes (67 sur 114) et les acteurs indépendants, opérant en solo, sont eux aussi nombreux (29)

– une grande majorité de studios de développement (63 sur le total de 114), suivis par les unités de recherche et départements académiques (15), les unités de développement créées au sein de grandes entreprises (15 également) et les prestataires de services (13) ; par contre, ce dont le marché belge manque encore c’est d’éditeurs (un seul répertorié) et de portail ou “plate-forme” de diffusion.

Typologie des créations

La grande majorité des jeux développés en Belgique en 2019-2020 sont de type “amusement/loisirs” (58% des créations). Les jeux sérieux ne se défendent pas trop mal, même s’ils sont clairement distancés (22,6%). Les créations de type éducatif ne représentent que 9,7% du total. Idem pour les créations artistiques.

Autre constat: une percée des productions AR/VR (réalité augmentée/réalité virtuelle) qui représentent désormais 17% du total et une augmentation des créations destinées aux consoles de jeux (15%) en raison de l’arrivée de nouvelles générations (pas moins d’un cinquième des studios disent vouloir développer des contenus pour les consoles millésimées 2020) alors que le volume de créations pour mobiles se stabilise (16%).

Côté créations artistiques, un coup de pouce non négligeable dont bénéficient les acteurs flamands prend la forme d’un financement public pour des “projets à but non commercial”. Une démarche saluée par Jean Bréban qui estime qu’“il y a encore beaucoup de chemin à faire en la matière du côté de la Fédération Wallonie-Bruxelles”.

Grimper dans la chaîne de valeur

Un autre domaine où, en Belgique, les studios et créateurs doivent encore effectuer un gros travail de fond – et trouver les moyens financiers pour le faire – est celui de la création de propriété intellectuelle. Autrement dit, se transformer en développeurs de contenus dont l’idée et la réalisation leur appartiennent en propre, plutôt que de travailler sur commande pour des tiers, bien souvent hors territoire.

“63% des studios de jeux belges n’ont encore créé qu’un seule IP originale. 29% d’entre eux en ont produit entre une et cinq”, constate Jean Gréban.

“Créer une production propre, c’est souvent galérer pendant longtemps mais c’est essentiel pour la viabilité d’un studio. Nombre de studios ont d’ailleurs l’intention de s’y atteler pendant les cinq années à venir.” L’étude de marché de l’été 2020 relève en effet que pas moins de 64% des studios interrogés veulent en créer “plus d’une” au cours de cette période. 6,5% ambitionnent d’en générer plus de 5 et 3% plus de 8.

“On voit heureusement augmenter le nombre de studios qui développent leurs propres jeux, en s’appuyant sur l’expérience acquise. C’est plus porteur que de courir le client. C’est de la valeur ajoutée pure – scénarios, personnages… – et plus stable à terme.” Un jeu développé en propre, c’est non seulement l’assurance, en cas de succès, de revenus à part entière mais c’est aussi, si l’imagination est au rendez-vous, la perspective d’en sortir de nouvelles versions à intervalles réguliers. “Si un studio wallon réussit à sortir un blockbuster international, c’est l’assurance de disposer chez nous d’un Larian wallon.” Larian, basé à Gand, est le champion, toutes catégories, des studios de jeu belges, “maîtrisant toutes les arcanes du moteur de jeu, avec des filiales jusqu’à Singapour afin de démultiplier les plages horaires de développement…”

 

Jean Gréban (Walga): “Avec Vlaga [l’association flamande, homologue de Walga], nous travaillons depuis plusieurs années en faveur d’un tax shelter pour le jeu vidéo, à l’instar de ce qui existe pour le cinéma. La frontière se fait plus ténue entre cinéma et jeu vidéo. Mais, en Europe, le jeu vidéo n’est pas reconnu comme bien culturel. Les mêmes mécanismes [d’avantages fiscaux] ne sont donc pas possibles. La Belgique est en retard par rapport à d’autres pays – France, Allemagne, Royaume-Uni – qui ont imaginé certains mécanismes de financement…”

 

Pour amplifier ce mouvement de création d’IP, il faudrait accentuer le soutien (en ce compris financier, voire fiscal) de telle sorte “que les studios puissent davantage prendre ce risque commercial.” Il faudrait aussi s’atteler à combattre une lacune: beaucoup de graphistes mais une diminution du réservoir de développeurs et, plus particulièrement, de développeurs connaissant parfaitement le fonctionnement des moteurs de jeu. Des efforts sont donc nécessaires, selon Jean Gréban, du côté de la formation: “il faut travailler davantage sur le codage, la programmation, le game design. Cela manque encore dans les études de bachelier. Une idée ne suffit pas…”

Source: Interface3

Il manque selon lui une filière avec une ou deux années de spécialisation, des passerelles entre développement, IT, game design…, “une ouverture vers d’autres secteurs culturels pour enrichir le jeu et satisfaire pleinement les utilisateurs”. 

Un emploi qui ne progresse pas

1.100 EFT que ce soit en 2018 ou en 2019. Et une très faible progression par rapport à 2017 (1.000).

Le secteur du jeu, en dépit du côté attractif qu’il peut représenter et de la légère augmentation du nombre d’acteurs, ne suscite donc pas beaucoup de création de nouveaux emplois. Jean Gréban y voit comme explication, pour partie en tout cas, le fait que “l’on continue d’assister à une fuite des cerveaux, du côté des étudiants diplômés, qui s’expatrient ou qui s’orientent vers d’autres secteurs. D’autres facteurs sont les faibles budgets disponibles et les coûts salariaux.”

Un peu plus de 42% des acteurs sondés lors de l’étude de marché (pour rappel, l’étude a eu lieu à l’été 2020, entre les deux “vagues” Covid) estimaient toutefois que 2020 allait se solder par une augmentation de leurs effectifs. Une perception qu’il sera intéressant de vérifier sur base des statistiques officielles à venir…

Stagnation en Wallonie mais belles perspectives?

Que ce soit en nombre d’acteurs, de productions ou d’emplois, le secteur du jeu, côté wallon, affichait une stagnation en 2018 et 2019. Certes, de nouveaux projets ont vu le jour, pendant cette période, mais d’autres ont dû être arrêtés. Parmi les constats que pose Jean Bréban, “un manque de renouvellement du côté des start-ups [dans ce créneau] et la difficulté qu’éprouvent les jeunes diplômés qui lancent des studios à se structurer, faute de financement”.

En faisant l’impasse (provisoirement) sur l’impact potentiel de la crise du coronavirus, 2020 offrait de meilleures perspectives – avec, notamment, l’arrivée de ces nouvelles générations de consoles qui semblent beaucoup inspirer studios et créateurs. Plusieurs studios préparaient en outre – ou ont finalisé – quelques sorties qualifiées de “majeures”, pour différentes plates-formes.

Jean Gréban cite notamment:
le jeu Ary and the Secret of Seasons, né de l’imagination conjointe de Fishing Cactus (Mons) et d’eXiin (Bruxelles), pour plates-formes PC, Stadia (cloud gaming Google) et consoles
Faeria, co-produit par Fishing Cactus et Abrakam (Liège), pour consoles et Stadia
Nanotale Typing Chronicles, une autre création de Fishing Cactus, pour PC et Stadia
Fort Boyard 2020, développé par Appeal (Charleroi).

2020 devait également voir se lancer de nouveaux “espaces” dédiés au gaming. Hollloh, un parc largement dédié à la réalité virtuelle, initiative de Christophe Hermanns (Vigo Universal), s’est implanté à Liège, au sein du Pôle Image. Mais malheureusement en pleine déferlante Covid, bousculant sérieusement le programme d’activités.

Toujours à Liège, Wild Bishop se positionne comme projet d’incubateur dédié aux jeux vidéos et mondes virtuels (environnement de prédilection: Unreal).

Un nouveau studio a par ailleurs vu le jour à Charleroi. Baptisé Maratus Game et auteur du jeu Arisen, il a reçu le soutien financier de quelques beaux parrains institutionnels (Wallimage, Sambrinvest, IMBC) et a réussi une campagne de crowdfunding.

Question de prise de risque et de confiance

Une pièce manquant encore au puzzle belge est celle d’éditeur. Des contacts, en vue de susciter la création d’une structure d’édition, ont été pris avec la Rtbf. L’intérêt potentiel y est mais le caractère “disruptif” de l’idée, pour l’adn de la Rtbf, pourrait faire obstacle. 

Jean Gréban (Walga): “Le rôle d’une structure publique est d’intervenir dans la phase initiale de la création. Pour amorcer la pompe et donner la possibilité au studio de chercher d’autres financements.”

Reste à réfléchir à la genèse d’un contexte propice. “Le fait qu’aucune aide structurelle de premier échelon n’existe en Wallonie pousse les jeunes à s’expatrier. Du soutien supplémentaire serait nécessaire, à la manière de ce qui a été entrepris à Bruxelles ou comme cela existe depuis plusieurs années en Flandre avec le VAF [Vlaams Audiovisuel Fonds].”

Jean Gréban plaide donc pour la création de ce genre de levier de “premier échelon”. En espérant qu’un jour, un duo éditeur belge francophone /aide publique structurelle fasse office de détonateur. “Dès l’instant où un éditeur se déclare prêt à investir dans un jeu, dans une IP d’un studio, les financiers et les investisseurs institutionnels peuvent suivre…”

Une piste pourrait être une alliance objective, en mode “mécanisme virtuel”, rassemblant des acteurs du genre NoShaq, St’art Invest et consorts, réunissant leurs expertises respectives, pouvant miser un capital limité (jusque’à 100.000 euros par projet ?), “avec l’accompagnement et la curation de Walga pour sélectionner des projets porteurs, rassurer les investisseurs [institutionnels] au sujet d’un jeune projet qui ne bénéficie pas encore de l’appui d’un éditeur…

Le rôle d’une structure publique est de prendre le risque qu’un privé ne peut pas prendre, d’intervenir – sous forme de prêt plutôt que de subside – dans la première phase de prototypage et d’aide à la création. Comme c’est le cas en Flandre. Pour amorcer la pompe et donner la possibilité au studio de chercher d’autres financements.”