Exploitation de données spatiales: la piste wallo-luxembourgeoise n’est pas morte…

Article
Par · 20/02/2020

“Espace: frontière ultime”. L’espace et, surtout, l’exploitation des données satellitaires fait l’objet, ces dernières années, d’un joli petit embrouillamini dont la Belgique a le secret. En cause, comme bien souvent, la fragmentation institutionnelle et territoriale.

A l’été 2017, la Wallonie signait une convention avec le Grand-Duché de Luxembourg.C’était juste avant que le cdH “retire la prise” à mi-parcours de la précédente législature régionale. Avec les conséquences que l’on sait… Relire notre article de l’époque, intitulé “Wallonie-Grand-Duché: duo gagnant pour l’exploitation de données spatiales?”

Pourquoi cette volonté d’aller s’allier aux Luxembourgeois alors qu’il existe – soutient la Flandre – une structure située sur le sol belge, financée par des moyens fédéraux (Belspo), ayant reçu l’aval de l’ESA? Une structure qui, toujours selon le discours tenu au nord du pays, pourrait fort bien desservir des acteurs wallons désireux d’accéder et d’exploiter les données des satellites Sentinel – qu’ils soient chercheurs universitaires, développeurs d’applications, sociétés commerciales ou industrielles…

Quelle est cette structure belgo-belge? Le Terrascope, gérée par le VITO (Vlaamse Instelling voir Technologisch Onderzoek) basé à Mol dans le Limbourg.

La Flandre – par la bouche de Jurgen Everaerts, chef de projet Remote Sensing au VITO – dit ne pas comprendre ce “cavalier seul” wallon et ce qu’il considère être une réaction due aux frictions belgo-belges.

Que dit l’ESA?

Pour la création d’un CollGS (Collaborative Ground Segment), l’ESA ne traite et ne signe qu’avec les Etats, pas avec les Régions (ou d’éventuelles autres structures sub-étatiques). 

En septembre 2017, un accord de coopération a été signé entre Belspo et l’ESA pour faire du Terrascope le CGS belge. Durée de la convention: cinq ans.

Belspo s’est engagé à mettre en oeuvre “un site Internet où une large communauté d’utilisateurs (non limitée à des utilisateurs scientifiques) puisse avoir accès et télécharger les produits de la famille Sentinel” – le Terrascope pouvant lui-même aller puiser dans les archives de l’ESA par le biais du ColHub (Collaborative Hub) de l’ESA et servant donc de “Collaborative Archiving and Dissemination Center (CAS) et de site-miroir par rapport au site de l’ESA.

En plus de la distribution ou de l’accès aux données Sentinel, la convention prévoit que le Terrascope “génère et distribue une liste limitée de produits dérivés ou à valeur ajoutée, adaptés aux besoins du marché belge.”

Qu’est-ce qu’un CGS?

Petit rappel. Un “Collaborative Ground Segment” est un site-miroir du site principal de l’ESA, une infrastructure qui a pour mission de donner accès et de faciliter l’utilisation des données satellites Sentinel ainsi que de “produits” (résultats d’analyses, de traitements…) issus de ces images.
Voici la liste des rôles que lui assigne l’ESA:
– construire ses propres archives de données-miroir, baser ses services opérationnels sur les données Sentinel et redistribuer les données et produits à valeur ajoutée des “sites miroirs” aux utilisateurs institutionnels, commerciaux et scientifiques ;
– acquérir des données presque en temps réel ;
– traiter des produits complémentaires, définir des algorithmes complémentaires ou fournir des traitements hébergés ;
– développer des outils et des applications innovants ;
– soutenir les activités de calibrage et de validation.

Le Terrascope devait par ailleurs s’engager à procurer un accès à des VM (virtual machines) “où les produits de la famille Sentinel puissent être traités.” Le tout étant fourni aux utilisateurs “on a reasonable-effort basis”.

Le Terrascope est donc, officiellement, le CollGS “belge” mais une Belgique amputée de sa partie sud puisque la Wallonie semble préférer s’allier au Luxembourg pour décrocher sa petite place au soleil de l’ESA. Voir encadré ci-contre.

Ce que dit le VITO

Terrascope met à disposition un potentiel de traitement, sur son infrastructure serveurs, permettant à des clients d’effectuer des calculs et traitements sur les données satellite et de générer ainsi leurs propres “produits” (applications, services d’information…). Du moins jusqu’à un certain point, comme on le verra plus loin dans cet article.

Ces capacités de traitement prennent la forme de VM (virtual machines) qui combinent capacité de traitement et de stockage pour la mise à disposition de données et d’applications (tels que logiciels QGIS permettant notamment de gérer des formats d’images matricielles et vectorielles, Earth Studio pour des animations d’images satellite et 3D…).

Environ 150 VM sont ainsi disponibles pour des chercheurs ou des acteurs privés.

“Jusqu’à un certain point”, écrivions-nous plus haut, en parlant de la capacité d’accueil et des potentiels de traitement procurés par l’infrastructure du Terrascope. En effet, la puissance des serveurs ne permet par exemple pas de réaliser des analyses poussées, du genre calculs de réseaux neuronaux…

En 2018, le Terrascope a par ailleurs proposé un visualisateur EO – le Terraviewer, “qui permet de naviguer, de visualiser et de télécharger aisément les données Sentinel-2 concernant le territoire belge.” Les utilisateurs peuvent choisir parmi six couches pré-définies: infrarouge, NDVI (Normalized Difference Vegetation Index), fAPAR (fraction of Absorbed Photosynthetically Active Radiation), LAI (Leaf Area Index) et fCover.
Une version 2 de l’outil permettra de traiter également les images Sentinel 1.

Le dimensionnement existant est jugé suffisant pour faire face aux besoins actuels. Un élargissement potentiel, en cas d’accroissement de la demande, est prévu dans le cadre du contrat passé avec Belspo (arrivant à échéance en 2023). Mais sans que l’épineux problème du financement (par le fédéral) n’ait réellement été posé ou résolu… “Le fait est que, dans l’état actuel des choses, nous n’allons pas implémenter des centaines de serveurs si la demande n’existe pas”, indique Jurgen Everaerts.

Selon ses dires, l’infrastructure serveurs du Terrascope comporte 3.000 coeurs. Dimensionnement d’une VM: 8 Go de mémoire, 4 coeurs, 80 Go de stockage.

Ce genre de VM est mis à disposition gratuitement pour des utilisations par des clients (belges). “S’ils ont besoin de davantage de performances, de mémoire, de stockage, on peut en parler…”

Pourquoi “bouder” le Terrascope?

Pour Jurgen Everaerts, la situation actuelle (la Wallonie se tournant vers un partenaire luxembourgeois plutôt que de s’appuyer ou de s’allier avec l’infrastructure élaborée dans le Limbourg) s’explique essentiellement par les “sensibilités” communautaires qui, selon lui, “ont été déterminantes” dans la décision qui a été prise. 

Il dit ne pas comprendre la décision de la Wallonie de se tourner vers le Luxembourg pour exploiter conjointement un CGS.

“Après tout, le Terrascope [via le contrat Belspo] a été payé en partie par les Wallons… Et il dessert déjà des clients bruxellois et wallons évoluant dans le monde de la recherche, universitaire notamment.”

Et de tendre la main: “Si le gouvernement wallon veut investir dans le traitement des données spatiales, pourquoi ne pas s’aligner [avec le Terrascope] et faire quelque chose de complémentaire…? Nous avons clairement fait passer le message au gouvernement wallon que notre plate-forme, fédérale pour rappel, était disponible et qu’il est possible de trouver des synergies.

Ce serait par exemple une bonne idée de prévoir, du côté “CGS wallon”, quelque chose de “complémentaire” au Terrascope, par exemple pour des applications d’intelligence artificielle.” Une complémentarité qui se définirait aussi, potentiellement, en termes de sources de données satellite (Sentinel 1, 2, 3…).

 

Jurgen Everaerts (VITO): La décision de la Région wallonne de se tourner vers le partenaire luxembourgeois [plutôt que vers le Terrascope] m’étonne. Après tout, le Terrascope [via le contrat Belspo] a été payé en partie par les Wallons…”

 

L’analyse est un rien différente du côté wallon – notamment du côté du Pôle de Compétitivité Skywin. Le dimensionnement et les perspectives de financement que proposerait Terrascope ne permettraient pas d’explorer et d’exploiter pleinement le potentiel des données radar et satellites. Rien qu’en termes d’espace de stockage, l’accueil et le traitement de données non seulement (quasi) temps réel mais aussi historiques font exploser les chiffres. “Il faut veiller à définir un potentiel et un business model qui tiennent la route. Avec des perspectives de financement pour le développement de logiciels et de solutions. 

A cela s’ajoute une dimension de prise en mains des destinées locales – à lire plus bas, au chapitre “Histoire de souveraineté”. La question, la craie, est celle de la force et de la valeur de l’“écosystème” local. “Plus encore que l’enjeu des infrastructures matérielles, ce qui compte réellement c’est l’accompagnement”, estime par exemple Philippe Geuzaine, directeur du Cenaero. Un accompagnement, un encadrement en termes d’aide au développement de compétences, d’aptitudes à imaginer de nouvelles solutions et applications, à effectuer le portage d’applications existantes

Avant de poursuivre, faisons un bref petit retour du côté du Terrascope et de l’argument “complémentarité”… Jurgen Everaerts indique (histoire de titiller les Wallons?) que des contacts réguliers ont lieu entre les différents CollGS établis sur le sol européen. Dans ce cadre-là, Belspo devrait engager des pourparlers avec son homologue néerlandais, au début 2020, en vue d’explorer la piste d’une collaboration entre la Belgique [le Terrascope donc] et les Pays-Bas [qui n’ont pas de CollGS] en vue d’évaluer plusieurs scénarios possibles. Cela pourrait déboucher sur le “déploiement d’un espace de stockage supplémentaire qui serait co-géré, aménagement d’une structure complémentaire…”

Se dirige-t-on vers une situation à la Janus: un Terrascope allié à une structure néerlandaise et un CollGS wallon s’appuyant ou jouant les co-propriétaires avec le Grand-Duché? 

La situation, en tout cas, demeure hautement délicate.

Histoire de financement

Que coûterait la mise en oeuvre d’une structure distincte de celle existant du côté du Limbourg? Quid d’une formule où la Wallonie s’appuierait sur un infocentre luxembourgeois? Voire édifierait ou renforcerait une infrastructure d’hébergement purement wallonne, opérant en duo avec son homologue luxembourgeois ?

Côté wallon, on estime que le financement par Belspo pose question pour cause d’effilochement des investissements en recherche fondamentale au niveau fédéral – l’“effet NVA”, ce parti ayant été en charge de ce portefeuille pendant plusieurs années. Après le départ de la NVA du gouvernement, le dossier a été repris par Sophie Wilmès, à l’époque ministre (MR) du budget mais le gouvernement étant en affaires courantes, aucune décision de redynamisation de l’action Recherche n’a pu voir le jour…

Miser sur le Terrascope, aux yeux de certains, est donc une mauvaise piste, un espoir vain, une option qui serait synonyme d’inertie pendant trop longtemps encore – “ce serait lâcher la proie pour l’ombre alors que libérer quelques millions pourrait avoir un effet de levier gigantesque”, estime par exemple Philippe Mettens (allié et relais des Luxembourgeois dans ce dossier et, rappelons-le, ancien directeur général de Belspo, avant l’arrivée de la NVA dans le paysage – tous éléments ayant, peu ou prou, une importance dans ce dossier).

Pour ce qui est du financement de la solution wallo-luxembourgeoise, le ministre Pierre-Yves Jeholet, précédent ministre de l’économie et du numérique dont dépendait le dossier, a décidé que ce serait la Sogepa qui servirait de véhicule pour le financement d’amorçage. Avec appel potentiel à des fonds spéciaux créés au sein des différentes invests pour l’exploration spatiale et de la terre.

Toujours dans le domaine spatial mais dans pour des projets émanant cette fois d’entreprises ou de jeunes pousses, rappelons au passage que la SRIW a, de son côté, désigné le fonds WING comme étant désormais compétent pour le financement early stage de start-ups proposant des solutions numériques spatiales (suite à l’élargissement de sa mission aux deep techrelire notre article à ce sujet).

Dans un premier temps, l’investissement public pourrait donc financer l’infrastructure et son utilisation, l’accès aux données spatiales restant gratuit pour tous pendant quelques années. A terme (4 ou 5 ans), les accès et services proposés deviendraient payants pour des acteurs privés, tout en restant gratuits pour des acteurs publics et/ou académiques.

Dans le cadre de la convention passée avec le Grand-Duché, il avait été convenu, dès le départ (en 2017) que le financement, côté wallon, serait un mix public-privé. Selon le scénario prévu, trois acteurs privés sont pour l’instant impliqués: AdwaïsEO, entité binationale belgo-luxembourgeoise (dont les activités, dans ce cadre-ci, sont financées par l’ESA), BizzDev et Spacebel.

En principe, l’apport devait être du 50-50. Mais le privé ne contribuera pas – en tout cas pas tout de suite – au budget à hauteur de 50%. “Le but du partenariat public-privé est que le public joue un effet levier, suscite la création d’un écosystème. Ensuite, quand on en sera à la phase d’exploitation des données, le privé interviendra en payant pour ces données et les services à valeur ajoutée proposés.”

Coût potentiel du renforcement nécessaire des infrastructures d’hébergement existantes (accès, stockage, calcul)? De l’ordre de 4 à 5 millions, selon certains – dont Philippe Mettens. Ce budget couvrirait en partie la réactualisation de l’infrastructure HPC du Cenaero (en capacités de calcul et de stockage) ainsi que les besoins en maintenance et effectifs.

La note serait évidemment moins lourde si l’on s’oriente vers de la location de ressources, celles mises en oeuvre par le Grand-Duché, à l’eBRC (infrastructure European Business Reliance Centre située à Luxembourg, filiale du groupe Post Luxembourg)…

D’après quelques informations qui ont filtré, le schéma imaginé, ancré financièrement autour de la Sogepa, tiendrait toujours la corde. Même si on semble encore en être au stade de “l’analyse des possibilités”. Autrement dit, plusieurs pistes seraient encore sur la table. Reste de toute façon à fignoler à la fois la structure légale, côté industriels/privé, et le scénario contractuel qui, en raison du cadre imposé par l’ESA, exige de toute façon un statut “national” à tout CollGS et donc un adossement au CollGS luxembourgeois…

L’une des “racks” du supercalculateur “Zenobe” du Cenaero. Une infrastructure à renforcer…

Les cartes wallonnes

Là où on reparle du Cenaero et de Zenobe, son supercalculateur Tier 1… qui attend une décision régionale pour renforcement et/ou renouvellement de son infrastructure depuis deux ou trois ans. Petit rafraîchissement d’idées via cet article, paru en 2018.

Voici déjà environ deux ans que le cahier des charges a été rédigé. Si le feu vert vient enfin de la Région (les “épisodes” de chutes de gouvernement et de relais de maroquins entre ministres n’ont vraiment rien arrangé…), le contenu devra nécessairement être remis au goût du jour. Ce que les responsables du Cenaero sont impatients de pouvoir faire…

L’infrastructure du Cenaero pourrait en effet être le point d’ancrage des données et des capacités de calcul, simulation, exploitation…

Une autre piste, voici deux ans, avait été évoquée, du côté de Liège. Mais sans qu’elle fasse réellement long feu. Aujourd’hui, dans certains couloirs, on entend traîner l’idée de faire déménager le Zenobe pour les rapprocher du Grand-Duché…

Histoire de souveraineté

L’un des arguments que font valoir les acteurs wallons, favorables à un duo Wallonie-Grand-Duché est qu’une solution locale ou bi-locale garantirait un meilleur accès, à meilleures conditions, aux données. Mais le véritable enjeu réside aussi dans les compétences, dans la création d’un écosystème d’acteurs, dans l’aide et la promotion de création d’applications… “Si la convention passée avec le Grand-Duché a été passée, bypassant ainsi le noeud d’accès flamand [Terrascope], c’est en raison d’un manque ou d’une faiblesse de capacité d’action du fédéral”, indique Philippe Mettens.

 

Philippe Mettens: “Si on passe par le VITO, on arrivera trop tard.”

 

“Les marchés et débouchés en jeu n’attendront pas. Le but d’une infrastructure ColGS est en effet de faire émerger des applications qui ne seront pas uniquement exploitables par les sociétés du crû, par les seuls agriculteurs wallons, par exemple, mais qui s’adressent à des problématiques intéressant la planète entière. Si on ne crée pas, dès à présent, les conditions nécessaires pour que nos développeurs, nos entreprises, passent à l’action, d’autres acteurs – américains ou autres – nous devanceront dans le développement de ces applis qui visent les besoins planétaires.”

Le fait de pouvoir s’appuyer sur une infrastructure, des ressources et compétences (en formation, accompagnement, simulation, développements…) locales permettrait ainsi davantage à des acteurs locaux de répondre à des besoins ou appels d’offres émanant d’un peu partout sur la planète. “Si on passe par le VITO, on arrivera trop tard.”

“Il faut bien se rendre compte que c’est la première fois que l’on fait du spatial pour les applications – multi-sectorielles – qu’il permet et non plus exclusivement à des fins de missions ou d’engins spatiaux. Les perspectives concernent les développeurs d’applis, les mathématiciens etc. Des idées vont jaillir. Il s’agit aussi de susciter l’intérêt des jeunes développeurs – et les pouvoirs publics peuvent y jouer un rôle.”