Co-créer, en ce compris en IT, ne s’improvise pas

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Par · 27/11/2013

Selon certaines définitions, une « co-création » est une “création de valeur entre une entreprise et ses clients”. Mais, comme le souligne Robert Viseur, chercheur au CETIC et assistant à la Faculté Polytechnique de Mons (voir note de bas de page), c’est là une définition assez restrictive dans la mesure où le processus s’établit également entre entreprises, entre “pairs”, avec des partenaires…

Robert Viseur (CETIC): “ Par rapport au tissu économique local, je trouve plutôt inquiétant que certaines tendances en émergence – l’open hardware, par exemple – n’apparaissent encore nulle part sur les radars. ”

Le nombre de formules et de contextes ne cesse d’ailleurs de se diversifier. Si l’on pense immédiatement aux collaborations ouvertes de type open source, le concept de co-création s’applique aussi à la conception de sites Internet, à la création de biens matériels (“open hardware”), à la conception participative de nouveaux designs architecturaux, automobiles…

La co-création se décline dans divers “espaces” (coworking), à divers niveaux (design, recherche de financement, gestion de projet…), pose des problématiques d’ordre juridique (conditions de réutilisation, contrats, licences, propriété intellectuelle…), devient même une masse indistincte si on l’aborde sous l’angle du “user generated content”.

Sans oublier la tendance nouvelle des fab labs et la génération en émergence des makers, ces acteurs de la “nouvelle révolution industrielle” qui, armés d’imprimantes 3D, de logiciels et matériels open source, “industrialisent le bidouillage” que dépeint Chris Anderson (voir notre article).

La co-création dans le secteur IT n’est pas vraiment un signe distinctif du marché local. Hormis certaines initiatives open source (aux degrés d’ouverture parfois variables), le terrain apparaît encore plutôt vierge.

Nous avons demandé à Robert Viseur ce qui manque, à son avis, pour déclencher une dynamique de co-création.

 

Quelles seraient des conditions à favoriser, chez nous, pour autoriser et promouvoir la co-création technologique, notamment dans le domaine de l’ICT et du numérique?

Robert Viseur: Il s’agit avant tout de bien comprendre le contexte de la co-créativité [ou co-création] et de prendre conscience des risques. [Ndlr: Dans un exposé lors du même atelier co-création Semaine de la Créativité, Pascal Alberty, co-fondateur de Tweetwall Pro, évoquait les risques que sa société a dû relever pour assurer sa pérennité – voir notre article].

Il ne faut pas être naïf. Il faut pouvoir anticiper toute initiative prise dans le cadre de cette co-création.

Quand on est dans un contexte de co-création qui implique les clients et/ou les utilisateurs, on n’est plus dans une logique où l’entreprise impose ses méthodes. On arrive dans un scénario de négociation avec le client. Une négociation qui devra être transposée d’une manière ou d’une autre dans les textes. Dans un contrat de licence, en cas de développement open source, ou dans les conditions générales de participation à un concours… Le problème est que, souvent, les gens ne lisent pas ces contrats. Ou encore que toutes les conditions ne sont pas décrites dans les contrats.

Par rapport à la publication de codes ou à leur évolution, il faut par exemple pouvoir anticiper les attentes que suscite la co-création. La négociation devient ainsi une nouvelle manière de fonctionner.

La co-création en IT

Si on restreint l’optique au seul secteur de l’IT et du numérique, Robert Viseur identifie plusieurs formes et manifestations de la co-créativité:

  • les développements itératifs via lesquels les utilisateurs exploitent les fonctionnalités de base, développées par un acteur classique, pour venir y greffer des potentiels nouveaux, selon leurs propres besoins, ou qui sont ajoutées par l’auteur d’origine suite aux demandes de la communauté
  • la validation de développements d’une société par ses propres employés qui sont les premiers testeurs/cobayes des solutions
  • les essaimages de l’open source, réutilisée par la communauté – qu’il s’agisse de versions Linux, de cartes de prototypage Aduino, de caméras Elphel ou de solutions de géolocalisation OpenStreetMap
  • le financement communautaire (crowdfunding) qui permet à des projets IT de voir le jour (solution de montage vidéo en-ligne OpenShot, imprimantes 3D…)
  • ou encore la “généralisation du Web programmable” grâce à la pratique des API ouvertes, réexploitables, mises à disposition par de grands acteurs du secteur.

Aux yeux de Robert Visueur, c’est tout un nouveau monde de relations, de rapports, de tractations, de perception des interlocuteurs qui est en jeu. “On voit à quel point certaines entreprises ont déjà peur d’ouvrir leurs sites, blogs ou forums aux commentaires… Or, la co-création, c’est un pont plus loin. C’est toute une nouvelle culture qu’il faut acquérir.”

L’environnement, l’éco-système local est-il prêt, réceptif?

Par rapport au tissu économique local, je trouve plutôt inquiétant que certaines tendances en émergence – l’open source mais aussi l’open hardware, par exemple – n’apparaissent encore nulle part sur les radars. Prenons par exemple Elphel, un acteur spécialisé dans les caméras panoramiques qui existe depuis quelques années déjà et dont l’un des ré-utilisateurs les plus emblématiques est Google, qui s’en sert pour ses programmes de numérisation Google Street View et Google Books. Or, Elphel est parfaitement inconnu chez nous. Non seulement la société mais les modèles sur lesquels elle repose.

Tout ce qui touche à l’open hardware est également inconnu chez nous. Avec les risques de retard que cela implique pour les acteurs et l’économie. Il y a sans doute quelques petits projets émergents mais ils n’apparaissent pas sur le radar.

Comment pallier à ce manque de conscientisation?

Robert Viseur (CETIC): “Les outils existent. Le problème, c’est que les gens ne savent pas qu’ils existent…”

Il faut multiplier notamment des initiatives originales, telles cet atelier de co-créativité organisé dans le cadre de la Semaine de la Créativité. Il faut sensibiliser en permettant aux gens de se rencontrer et de mettre des choses en commun.

Par exemple, dans le cadre de coworking spaces. Faire en sorte que chacun sache s’entourer de personnes qui peuvent le conseiller, construire un réseau de personnes pouvant résoudre diverses problématiques… Pour que des choses émergent, il faut une communauté, des informations pour faire connaître certaines choses, et des lieux où les gens puissent se rencontrer. Les outils, eux, existent. Le problème, c’est que les gens ne savent pas qu’ils existent…

Qu’en est-il des fondements à mettre en oeuvre pour la viabilité de ces initiatives nouvelles de co-création?

Un début de modèle repose sur le concept de “lead users” ou “utilisateurs de pointe”. Il s’agit d’utilisateurs qui ont des besoins qui sont en avance par rapport au marché, besoins qui ne sont pas satisfaits par ce qui existe déjà. Résultat: ces utilisateurs créent eux-mêmes de nouvelles choses pour avancer.

La question se pose toutefois de savoir comment on peut mettre ces innovations sur le marché. Certains de ces innovateurs peuvent devenir des entrepreneurs à condition de pouvoir s’appuyer sur certains outils. Ils se positionneront tout naturellement sur des marchés dits de “niche”. Certains de ces créneaux auront toutefois un potentiel de masse. Ils attireront dès lors l’attention de gros industriels, disposant de moyens plus imposants et pouvant rentabiliser l’innovation en raison du volume de déploiement.

Exemple bien connu de produit novateur initié et co-créé par des “lead users” qui ne trouvaient pas leur bonheur sur le marché: le serveur HTTP open source Apache.

Cette théorie n’est pas neuve. Elle a été initiée par le Professeur Eric Von Hippel [Ndlr: professeur en innovation technologique à la Sloan School of Management du MIT]. Mais elle est complémentaire de ce que Chris Anderson, par exemple, propose avec son concept de “makers” qui concerne surtout une industrie artisanale, pour des niches de marché qui sont complémentaires aux espaces occupés par les grosses entreprises.

Dans cette perspective, l’open hardware apporte des pratiques de collaboration, des outils, un cadre légal, des codes source réutilisable, toute une capacité d’empowerment.

Quels risques et défis pointeriez-vous, d’une manière générale, en matière de co-création?

J’en vois plusieurs:

  • la nécessité pour les entreprises de comprendre, d’accepter et d’apprivoiser les nouveaux concepts de co-cr»ation, et les nouveaux types de rapport qu’ils induisent vis-à-vis des “co-créateurs
  • un nécessaire rééquilibrage des pouvoirs entre utilisateurs et producteurs. Une relation de collaboration doit s’instaurer, dont chacun sorte gagnant. En ce compris en matière de propriété intellectuelle
  • un risque de “confusion de rôles”: co-créateurs ou concurrents? collègues ou coopétiteurs? enrichissement ou divergences? évolution de fonctionnalités ou dissidence se muant en concurrence? extension de la communauté ou morcellement?
  • l’émergence de nouveaux modèles d’affaires, “avec des contextes de création et de captation de valeurs qui peuvent être très différents”
  • et, enfin, l’arrivée des “makers” qui constituent, potentiellement, de nouveaux risques concurrentiels pour les industriels classiques.

Robert Viseur pointe aussi ce qui, à ses yeux, est une lacune à combler le plus rapidement possible: à savoir les atermoiements autour des licences. “Ce que je crains en matière d’open data, un concept qui commence seulement à émerger chez nous, c’est qu’on soit en train de reproduire les mêmes erreurs que celles qu’on a commises avec l’open source. Quand je vois ce qui s’est passé lors du Hackathon e-gov de Namur, la plupart des jeux de données mis à disposition ne reposaient sur aucune licence. Or, c’est là un point-clé, en termes de propriété intellectuelle, si l’on veut sécuriser les communautés de développeurs. S’il n’y a pas de licence, on ne sait pas ce qu’on peut faire ou non. Avec tous les risques que cela implique de voir le détenteur actuel se retourner à terme contre les ré-utilisateurs.


(1) Robert Viseur est ingénieur de recherche senior au CETIC. Ses domaines de prédilection y sont l’Open Source et les technologies de recherche Internet. Il est également assistant à la Faculté Polytechnique de Mons dans le service d’Economie et de Management de l’Innovation (enseignement du marketing stratégique et de l’innovation, dans le cadre du 3e cycle en Management de l’innovation).

Robert Viseur est l’auteur d’une thèse de doctorat sur le thème du “Management de la co-création – Application au management d’activités Open Source”. Il y met en évidence diverses recommandations pratiques et des outils d’aide à l’analyse et à l’organisation de projets de co-création.