Olivier de Wasseige, Defimedia: “miser davantage sur la croissance”

Interview
Par · 24/04/2014
Mes idées…
  • instaurer des structures transversales permettant aux pôles de compétitivité de mieux se développer
  • promouvoir le secteur ICT local auprès des donneurs d’ordre locaux
  • favoriser une externalisation raisonnable des solutions IT des institutions publiques
  • améliorer la compétitivité salariale, le cas échéant via des mesures sectorielles
  • sensibiliser les entreprises, les citoyens, le secteur public à l’impact qu’ont les nouvelles technologies sur la vie au quotidien
  • mettre l’accent sur l’enseignement, accentuer l’utilisation efficace de l’IT par les enseignants
  • miser sur la croissance des start-ups, en améliorant leur accompagnement, qui doit se rationaliser et se spécialiser

Olivier de Wasseige s’est volontiers prêté au petit exercice “Moi Ministre de l’Economie (numérique)” que nous lui avons proposé. Vous pouvez d’ailleurs découvrir son texte dans notre rubrique Tribunes.

Les idées qu’il y exprime nous ont poussé à lui demander de les développer plus avant, de nous expliquer comment il voit éventuellement leur mise en pratique.

Son premier voeu est de voir le secteur ICT local se développer davantage. Contrairement à d’autres observateurs-acteurs, il ne regrette pas que le secteur n’ait pas eu droit au statut de “pôle de compétitivité”: “on est dans du transversal, non du vertical, et il manque au secteur une logique de création de valeur ajoutée tout au long d’une chaîne”.

Toutefois, il est essentiel, selon lui, quelle que soit la forme qu’on lui donne (un “cluster” ou une autre structure), de “ne pas abandonner le soutien au secteur. Le tissu local est robuste, avec quelques acteurs forts, quelques belles réussites. Il faut poursuivre le soutien pour aider à le développer. D’autant plus que le secteur IT a une fonction de support pour tous les autres secteurs d’activités. Chose qui ne cessera de s’accentuer…”

Tout, pour autant, n’est pas optimal: “Il faut soutenir mais aussi rationaliser, mieux coordonner. Prenons l’exemple de l’initiative de DIV Dragons [Ndlr: initiative aujourd’hui défunte ou, à tout le moins, remise au placard – voir l’article que nous lui avions consacré]. Elle aurait par exemple pu être placées sous l’égide de l’Infopole Cluster TIC. Il faut coordonner davantage les actions- AWT, Infopole, centres de coworking…- afin de réaliser des économies d’échelle.”

Charité bien ordonnée…

Economie d’échelle et taille critique sont, à ses yeux, deux éléments majeurs à favoriser. Le soutien à apporter au secteur IT doit dès lors privilégier davantage un rapprochement entre offre et demande, entre le secteur ICT et les autres clusters ou pôles de compétitivité. Il s’agit aussi de “détecter les projets IT pour lesquels il est possible d’activer une main d’oeuvre et des compétences locales. Il faut favoriser l’offre locale, fédérer, lui donner la possibilité d’être présente à l’étranger…”

“Favoriser par exemple des liens plus clairs avec les pôles de compétitivité. Et ce, afin que les acteurs locaux deviennent enfin prophètes chez eux.”

La voie de la croissance commence par une confiance nouvelle à instiller auprès des donneurs d’ordre locaux, qu’ils soient publics ou privés, en faveur des petits acteurs. “Il faut changer la vision qu’ont les donneurs d’ordre”, estime Olivier de Wasseige. “Les marchés publics restent inaccessibles aux petits acteurs. C’est le serpent qui se mord la queue parce que cette situation empêche les acteurs locaux de se développer, de gagner en taille.

D’une manière générale, le secteur public n’ouvre pas assez ses marchés. Le principe des “lots” mis en place par le DTIC en est un exemple. Avec un gagnant par lot et les critères appliqués, il est impossible à un petit acteur de décrocher quelque chose en solo. Parmi les mesures possibles, peut-être utopistes, pour remédier à cette situation, je préconiserais, par exemple, de mettre en place de critères de chiffre d’affaires moins pénalisant pour les petits acteurs, de donner plus de poids au qualitatif qu’au quantitatif. Octroyer des méga-marchés, selon le principe d’une convention-cadre valable plusieurs années, bloque tous les autres candidats pendant longtemps. Sans compter le risque que le donneur d’ordre paie trop cher… Une fois le lot attribué, le prestataire choisi fait un peu ce qu’il veut. Il faudrait imaginer un mécanisme par lequel le donneur d’ordre public pourrait vérifier qu’il paie le juste prix, via recours, par exemple, à un expert neutre. Mais, surtout, il faudrait garantir plus d’ouverture.”

Problème supplémentaire: les – gros – donneurs d’ordre locaux, avec un centre de décision local, ne se ramassent pas à la pelle. “Le secteur IT local est pénalisé par la taille de ses clients potentiels.” Face à cette situation, une voie possible est de “promouvoir le secteur, en favorisant par exemple des liens plus clairs avec les pôles de compétitivité. Et ce, afin que les acteurs locaux deviennent enfin prophètes chez eux et que le secteur devienne plus fort afin de pouvoir répondre, un jour, aux besoins et appels d’offre des grandes entreprises…”

Compétences locales? Oui mais…

La tentation est grande, pour pallier à un manque de compétences locales et aux coûts salariaux supérieurs, de se tourner vers l’offshore. Le fait que les grands donneurs d’ordre recourent assez volontiers à de la main d’oeuvre spécialisée étrangère, moins coûteuse, et obligent ainsi les petits acteurs à baisser leurs tarifs pour espérer décrocher des contrats, est un phénomène bien connu qui, à terme, pourrait avoir des conséquences néfastes pour l’emploi local. Les petits acteurs IT délocaliseront-ils eux aussi? Plus ou moins contraints et forcés?

C’est là un risque qu’Olivier de Wasseige considère comme bien réel. “Nous demeurons pour l’instant belges ou wallons. Notamment parce que nous avons bénéficié d’apports d’invests et que nous nous inscrivons dans une logique de responsabilité sociétale. Mais un jour, la question “éthique contre économies” se posera.”

Le recours à l’offshore ne constitue toutefois pas à ses yeux une solution idéale, quelles que soient les circonstances. Comme beaucoup, il estime qu’“offshorer l’ensemble des développements peut être dangereux, surtout lorsque l’on n’a qu’une seule application. C’est alors perdre la maîtrise de son core business. Il en va autrement du développement d’une application de support ou n’ayant pas de valeur critique. Si le chef de projet, le front reste en Belgique, cela ne change guère de choses.”

Ce qui nous amène à parler de compétences en développement. Quelle masse de compétences doit-on conserver en local? Faut-il enseigner l’art du code à l’école? “Les start-ups ont intérêt à avoir des codeurs belges” [pour les raisons de maîtrise évoquées ci-dessus]. “Je suis donc en faveur d’une stratégie de développement de compétences sur ce créneau des start-ups IT. Elles sont également nécessaires pour des prestataires de services qui auront besoin de code pour lancer ou faire évoluer des services. Ou pour des clients qui disposent d’un service informatique interne et qui ont besoin de ressources pour faire face à un noyau d’activités moyen constant.”

Pour favoriser l’emploi local, Olivier de Wasseige milite également pour que soient prises des mesures de compétitivité salariale. Eventuellement via la prise de mesures sectorielles. “C’est ce que recommande l’UWE: dans la mesure où il n’est pas possible de réduire linéairement les coûts salariaux sur l’ensemble des secteurs, pourquoi ne pas les diminuer pour les secteurs confrontés à une forte concurrence internationale? Et c’est le cas de l’IT. Via Internet, nous sommes en effet en concurrence internationale avec par exemple des développeurs indiens. Nous sommes davantage dans une situation de concurrence internationale que le monde du retail – hors e-commerce.”

Autre levier potentiel à ses yeux: la diminution des cotisations patronales sur la recherche appliquée.

Rééquilibrer les aides à l’emploi

Ces dernières années, la lutte contre le chômage – objectif plus que louable, évidemment – a produit des effets pas toujours désirables, estime Olivier de Wasseige, qui posent quelques problèmes de recrutement et d’attraction de talents aux entreprises. Il cite en exemple le fait que les aides à l’emploi octroyées soient “moindres pour un détenteur d’un master que pour l’embauche d’un chômeur moins, voire peu qualifié.”

“En privilégiant les aides à l’embauche des moins qualifiés, on défavorise la compétitivité des entreprises. Il faut rééquilibrer les deux plateaux de la balance.”

De même, les budgets dont bénéficient les centres de compétences ont basculé vers les formations pour chercheurs d’emploi. Résultat? Les cours donnés aux entrepreneurs ont disparu. Les budgets qui y étaient consacrés sont devenus des budgets pour conférences. “Cela ne contribue pas à permettre aux entreprises d’être plus compétitives. Il faut rééquilibrer les deux plateaux de la balance. On sous-estime la menace. Quelque part, même si certains chiffres sont exagérés, Comeos ne se trompe pas par exemple dans son analyse…” [Ndlr: Olivier de Wasseige fait ici référence à l’étude de Comeos qui parle de désertification de ressources locales pour les solutions e-commerce – relire notre article]

Le “réflexe” Internet

Face aux bouleversements qu’induisent les nouvelles technologies “dans notre comportement personnel, dans nos relations sociales, dans la vie des entreprises”, l’une des priorités que les responsables régionaux devraient prendre à bras-le-corps reste la promotion de ces technologies, d’Internet, et des atouts qu’ils peuvent procurer.

Aux yeux d’Olivier de Wasseige, une “sensibilisation de masse” s’impose. Avec des démarches de promotion vis-à-vis des entreprises, des citoyens, du secteur public, des divers secteurs d’activités et du monde de l’enseignement.

“Ce qui manque encore, en Wallonie, c’est d’ancrer le réflexe Internet chez les gens, tant en termes d’utilisation que de consommation. Quand on voit le potentiel que peut représenter Internet pour les entreprises, les budgets alloués à l’e-marketing, au SEO, par exemple, paraissent bien modestes. Il faut en outre que cet investissement soit récurrent. Les sociétés sont prêtes à payer 10.000 euros pour un référencement dans les Pages d’Or mais n’allouent que 2.000 euros à l’évolution de leur site Web.” Il y a là comme un anachronisme, souligne Olivier de Wasseige. “Et le constat est le même en matière d’e-consommation, d’e-commerce. Le réflexe n’est pas encore présent. Il faudrait augmenter les budgets de l’AWT afin de sensibiliser davantage. De trop nombreuses PME n’entendent pas encore ce discours.”

“Une partie de la formation à l’utilisation de l’IT à l’école n’exige pas la toute dernière génération de matériel. Pour apprendre aux jeunes à relativiser l’usage de l’Internet ou à déterminer si une source est fiable, nul besoin d’une super bécane.”

Parmi les secteurs-clé vers lesquels devraient se porter les initiatives de promotion et de sensibilisation, Olivier de Wasseige pointe l’e-santé (“c’est important pour diminuer les coûts et simplifier les relations”), le tourisme (“important pour le développement économique et encore trop caractérisé par des offres diffuses, mal conçues, aux formats éparpillés…”), ou encore l’e-gouvernement. Une dynamisation de ce dernier lui apparaît comme “critique pour l’entreprise, encore plus que pour le citoyen. Il est essentiel que les différents services publics et administrations aient accès aux données des autres.” Pour éviter de devoir procéder à de multiples démarches, déclarations, mises à jour… inutiles.

Autre secteur-clé: l’enseignement. Aux yeux d’Olivier de Wasseige, l’effort d’investissement doit se porter essentiellement sur la connectique – “un bon WiFi, une bande passante suffisante…” – pas dans le dernier carat en matière d’équipement. “Une partie de la formation à l’utilisation de l’IT à l’école n’exige pas la toute dernière génération de matériel. Pour apprendre aux jeunes à relativiser l’usage de l’Internet ou à déterminer si une source est fiable, nul besoin d’une super bécane. Il ne s’agit par ailleurs pas de former uniquement à la technologie. Il faut aussi enseigner son bon usage. Par exemple, inculquer aux jeunes de ne pas accepter l’invitation d’un inconnu… On a bien des cours de morale à l’école. Pourquoi ne pas agir en ce sens en IT?”

Faire croître les “jeunes pousses”

Concernant le monde des start-ups ICT”, déclare Olivier de Wasseige, “de nombreuses initiatives ont été prises par le Ministre Marcourt, et on ne peut que s’en réjouir. Cette politique dynamique a permis de mettre en lumière le monde des start-ups, notamment ICT, et de structurer leur écosystème. Creative Wallonia et Nestup en sont des exemples. Il me semble cependant fondamental de ne pas s’en tenir à faire naître ces jeunes pousses, en leur donnant le statut de héros parce qu’ils ont eu une bonne idée! Il ne faut pas que cette phase se résume à avoir créé son propre emploi, même si c’est déjà ça! C’est sur la croissance qu’il faut miser, en les accompagnant beaucoup plus, et en les aidant dans des domaines que ces jeunes créateurs créatifs maîtrisent moins: gestion, finances, commercial, marketing.”

“Le paysage des start-ups et de leur accompagnement demeure trop morcelé et, surtout, pas assez axé sur la croissance.”

Conclusion? “il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain mais les efforts ne sont pas répartis de manière équilibrée. Maintenant que l’exercice de conscientisation a été fait, que le mouvement a été lancé, il faut aller plus loin. On disperse trop les moyens.

On risque d’en arriver à une situation où les start-ups vont faire du shopping entre les invests, les incubateurs… Les initiatives privées et publiques doivent désormais collaborer et non pas se tirer une balle dans le pied. Une collaboration avec le privé est nécessaire afin de mieux évaluer les business models et les business plans. Nous sommes en effet dans une période de modèles irrationnels. Les industriels qui ne sont pas dans le secteur de l’IT ne peuvent pas les comprendre. Le secteur public est encore plus démuni pour étudier et évaluer les dossiers.”

L’heure est venue, selon lui, d’effectuer “un pivot stratégique. Le paysage demeure trop morcelé et, surtout, pas assez axé sur la croissance. Il faut rationaliser. Continuer, certes, mais surtout faire le bilan et adapter le cap.”

La rationalisation passera aussi, d’après lui, par un effort de spécialisation et de “verticalisation” des structures d’accompagnement. “Il faut par exemple préserver la notion géographique qui gouverne les invests parce qu’il faut des interlocuteurs locaux. Mais ces structures sont des structures frontales: détection et suivi de projets. Derrière, il faut faire appel à des structures cross-géographies spécialisées – en ICT, en biomédical… – capables de comprendre un dossier.”


Brève bio

Olivier de Wasseige est le fondateur et le directeur général de Defimedia. Avec plus de 25 ans d’expérience dans le secteur IT, dans des registres divers (gestion de projet, consultance, e-business, e-marketing, e-commerce…), il est aussi l’un des initiateurs du fonds de private equity Internet Attitude, lancé en 2010 et spécialisé dans le monde du Web. S’ajoute encore, depuis 2012, son poste de vice-président de l’UWE. Il a aussi été pendant de nombreuses années membre du conseil d’administration de l’Infopole Cluster TIC.