Quelle place pour la blockchain dans l’univers des soins de santé?

Pratique
Par · 25/11/2022

Les technologies blockchain (le pluriel est de rigueur) étaient à l’honneur, la semaine dernière, à l’occasion d’une conférence organisée conjointement par Agoria, Walchain (l’écosystème blockchain wallon), Settlemint et Fujitsu. L’occasion de mettre en lumière divers projets, déployés normalement dans les secteurs alimentaire, logistique, le monde des soins de santé, le secteur public… L’occasion aussi de pointer certains obstacles ou vérités non dites (la blockchain n’est pas forcément une solution généralisable au moindre quidam).

L’un des créneaux du programme avait été spécifiquement réservé à une table ronde sur le thème de la blockchain dans le secteur des soins de santé. Autour de la table, Alfred Attipoe, fondateur de Comunicare qui explore la voie de la blockchain pour enrichir son appli ; Benoît Macq, qui représentait la société Eonix, à l’origine de la spin-off Decisios dont l’un des projets concerne le recours à des “smart contacts” dans le cadre des services hospitaliers ; et Raoul Ullens, de la start-up bruxelloise Gratiago, qui mise sur la blockchain et les tokens pour favoriser l’adhésion du patient à son traitement, par le biais d’une gamification et d’un concept de gratification d’un genre nouveau.

Trois scénarios

Du côté d’Eonix, l’idée est de créer un environnement reposant sur des technologies blockchain afin de donner un cachet d’authenticité, de traçabilité et de confiance aux rôles que les hôpitaux seront de plus en appelés à jouer, dans un contexte de chaîne de soins dépassant largement les murs de l’hôpital mais avec ce dernier jouant potentiellement le rôle d’orchestrateur.

C’est le concept de trajectoire ou de “continuum” de soins, qui commence par la prévention, se poursuit par la télé-collecte et télé-surveillance des signaux de santé du patient, implique divers profils de professionnels de soins, et se termine ou passe à un moment donné par l’enceinte de l’hôpital (pour interventions et/ou consultations).

Comme l’indiquait le professeur Benoît Macq, cette nouvelle vision de la chaîne de soins implique des modifications profondes en termes de maillage des différents intervenants (médecins généralistes, spécialistes, intervenants hospitaliers) et de responsabilité à assumer par l’établissement hospitalier mais aussi… de financement de ce dernier. En effet, l’évolution qui se dessine en Belgique (comme ailleurs) est de baser les critères et l’importance du financement octroyé par l’Etat non plus sur l’acte médical mais sur le principe de financement ou remboursement forfaitaire en fonction de la pathologie traitée et de l’“efficacité” avec laquelle un hôpital aurait géré la trajectoire de soins. 

La “marketplace” ouverte qu’imagine Decisios, en vertu du maillage décentralisé et de l’authentification que permet la blockchain, serait ainsi accessible, pour interactions, à l’ensemble des intervenants de la chaîne de soins. Chaque trajet de soins prendra alors la forme et la “consistance” d’un token inaliénable. De quoi certifier le trajet, l’enchainement des actes, les données santé concernées, les identités des intervenants…

Chez Comunicare, jeune société liégeoise auteur d’une appli d’accompagnement thérapeutique pour patients souffrant de maladies chroniques ou complexes, la technologie blockchain est évaluée afin de mieux certifier des données générées et/ou collectées par le patient (traitement, adhésion au traitement, ressenti, relevés cliniques…) qui, potentiellement, peuvent être réutilisées dans le cadre d’études cliniques. « Pour ce faire”, soulignait Alfred Attipoe, fondateur de la société et spécialiste de la gestion de connaissances et des algorithmes de décision, “il faut garantir la transparence, la traçabilité du consentement et procurer un cadre décentralisé où chacun puisse venir monitorer l’usage qui est fait des données.

La blockchain permet de stocker le consentement du patient [ou du simple citoyen] dans un smart contract.”

Gratiago, start-up bruxelloise qui a récemment participé au programme d’accélération Medtech piloté par Lifetech.brussels, a pour sa part imaginé recourir au principe des tokens pour donner une “valeur” nouvelle aux points et avantages que l’on glane habituellement dans le cadre d’un programme de fidélité ou dans celui de fonctions de “gamification”: plus vous êtes actif, plus vous utilisez telle ou telle fonction… plus vous pouvez accumuler des points à échanger contre des avantages divers et variés.

Ici, le but est de “récompenser” le patient qui, en recourant à l’appli de “coaching” de Gratiago, adhère davantage à son traitement.

Pour expliquer la différence, Raoul Ullens, l’un des porteurs du projet Gratiago, prend l’analogie des “miles” que l’on thésaurise à mesure que l’on emprunte l’avion. “Vos points, vos miles, ne sont habituellement consultables et consommables qu’au sein de l’application du prestataire.
En basculant vers le principe de tokens et de blockchain, il devient possible de créer une marketplace dans le cadre de laquelle d’autres acteurs pourront intervenir et interagir avec le patient. Par exemple, les pharmaciens, le centre sportif ou de fitness que fréquente la personne…” Voire même les sociétés pharmaceutiques qui auraient accès aux données patient dans le cadre du développement et du test d’une nouvelle molécule…
Les tokens seront par ailleurs associés à des droits et avantages pour l’utilisateur. Par exemple, la possibilité pour lui de donner son avis au sujet de l’évolution fonctionnelle future de la solution. Autre moyen de l’impliquer et de l’intéresser à son parcours de soins. Même de manière détournée. Et, ajoute encore Raoul Ullens, l’avantage de recourir à des tokens est la sécurité que cela implique: “les points que vous accumulez ne seront pas hackés…”

Facteurs bloquants et obstacles à surmonter

Dans le secteur des soins de santé, les perspectives nouvelles que semblent promettre les technologies blockchain achoppent toutefois, peut-être plus encore que dans d’autres secteurs, sur des facteurs potentiellement bloquants.

Les intervenants de la table ronde lors de la conférence d’Agoria pointaient comme élément majeur le coût de toute solution basée sur la blockchaun (technologie, plate-forme, infrastructure). “Peut-on imaginer”, s’interrogeait Alfred Attipoe, “qu’un patient doive ou puisse débourser 50 euros pour signer un smart contrat dans la blockchain?”

De même, au niveau des institutions de soins, le facteur coût aura une importance fondamentale. Il faudra donc soigneusement soupeser, d’une part, les gains potentiels d’une solution basée sur la blockchain (traçabilité, valeur de preuve) pour documenter en quelque sorte la “performance” de l’hôpital dans la prise en charge et l’organisation d’un trajet de soins intra et extra muros) et l’optimisation éventuelle de ses processus de traitement d’une pathologie et, de l’autre, les frais induits par l’élaboration, le déploiement et la gestion de la solution et de l’infrastructure blockchain.

Autres conditions sine qua non pour que des solutions blockchain puissent trouver adhésion dans le monde de la santé, la nécessaire convivialité et utilisabilité de la solution par le “patient lambda” pas forcément très à l’aise face la technologie, et la mise en place d’un cadre réglementaire clair qui balise notamment les responsabilités de chaque intervenant, les conditions de légalité, les conditions de sécurité de tout acte ou interaction. 

La sécurité et le respect de la confidentialité des données sont en effet primordiaux. Comment à cet égard réconcilier le besoin de confidentialité à la notion de données “publiques”, consultables, via la blockchain? Réponse des participants à la table ronde: il conviendra à chaque fournisseur de solutions de veiller à ce que ses développements appliquent le concept de “privacy by design”. Ce qui sera par exemple confié à la blockchain, ce seront des données étant préalablement passées par un mécanisme de hachage, d’anonymisation… Tel que le conçoit par exemple Comunicare, seuls les “smart contacts” seront exportés dans la blockchain, pas les données de santé proprement dites. Du côté de Decisios, les trajets de soins formalisés sous la forme de tokens répondront à des préceptes de strict chiffrement.