Projet Viaduct d’Aisin: quel équilibre entre conduite assistée, voire autonomisée, et maîtrise cognitive par le conducteur?

Pratique
Par · 19/04/2022

Les automobiles passent de plus en plus à la conduite “assistée par l’intelligence” embarquée. Les tableaux de bord se font cockpit. Demain, la conduite autonome poussera le principe encore plus loin. Mais comment intégrer ces instruments nouveaux, comment éviter la surcharge cognitive dans une voiture qui est encore (en tout cas dans un horizon à court et moyen terme) pilotée par la main et le cerveau humains? Comment, par exemple, garantir la reprise du contrôle du véhicule par le conducteur en situation d’urgence?

C’est l’un des objectifs du projet “Viaduct” (acronyme de Voice Interface for Automated Driving based on User experienCe Techniques) du site carolo d’Aisin Europe (anciennement AW Europe) (1).

Objectif du projet de recherche: “repenser fondamentalement la relation entre le véhicule et le conducteur, afin d’améliorer la sécurité grâce à des technologies d’assistance à la conduite, améliorer le confort de conduite et la confiance du conducteur envers ces nouvelles technologies”.

Et cela passe par la conception d’un tableau de bord pour voiture à boîte automatique, afin d’en maximiser la configuration et l’utilisabilité en analysant comment le conducteur réagit dans certaines conditions de conduite ou circonstances. Si la voix demeure la modalité de communication homme-machine qui correspond le mieux aux attentes de l’humain, elle peut être complétée par d’autres modes d’interface. 

Pour évaluer l’efficacité de ces nouvelles interfaces utilisateur, Aisin a fait appel au Social Media Lab de l’UCLouvain et à son “Biopac” (voir l’article récent que nous lui avions consacré). 

Les expérimentations ont été menées sur un simulateur de conduite, un cockpit de voiture à conduite automatique et d’un écran panoramique simulant l’environnement de conduite en situation, contexte de type jeu immersif reposant sur le moteur de jeu Unreal Engine d’Epic Games. Les personnes invitées à y prendre place étaient équipées de diverses électrodes, connectées au Biopac.

Le but du dispositif était de collecter un certain nombre de constantes biologiques et de “signaux” (rythme cardiaque, conductivité de la peau, sudation…) qui sont autant de révélateurs de niveau de stress, d’effort cognitif particulier, voire indésirable…

Le projet Viaduct a vu le jour à la faveur d’un appel à projet Mecatech/Logistics in Wallonia et a donc reçu l’aval et le support de la Région wallonne.
En plus de l’UCLouvain et de son Social Media Lab, Aisin a, pour les besoins de ce projet, constitué un consortium de recherche auquel ont participé Acapela (synthèse vocale), Multitel (technologies de reconnaissance vocale), Cetic (informatique edge-cloud), le Crids et le NaDI de l’UNamur (aspects légaux).
L’environnement simulé de conduite en contexte réel repose sur la technologie Unreal Engine d’Epic Games, utilisée dans le cadre du simulateur Carla, et à laquelle a été greffée un potentiel de commande vocale, le conducteur-cobaye entendant à la fois des instructions vocales concernant sa conduite et devant répondre à des questions tout en pilotant, afin de tester ses réactions.
Le projet de recherche, qui s’est déroulé sur une période de trois ans (avec une rallonge de six mois) se termine en ce mois d’avril 2022.

En jeu: la formulation et la fourniture des bonnes informations selon les modalités adéquates pour prendre de bonnes décisions, explique l’équipe de chercheurs d’Aisys.

Points d’attention: compréhension des événements et des obstacles de parcours, réactivité, gestion des multiples informations (visuelles, sonores…) émanant du monde extérieur ou de l’intérieur de l’habitacle, capacité de discernement et de réaction, niveau de stress, confort de conduite, sentiment de confiance qui, selon les cas, sera sur- ou sous-dimensionné par rapport à la réalité, utilité de telle ou telle information fournie au conducteur pouvant, a contrario, provoquer de la confusion voire de la “surcharge cognitive”… Le champ d’investigation est vaste et les interactions entre paramètres multiples et variées.

Des témoins biologiques objectifs

Le projet visait donc à imaginer un dispositif efficace qui puisse collecter et interpréter utilement les réactions du conducteur, son “état d’esprit”, son niveau de (sur-)charge cognitive, sa capacité à conduire en toute sécurité.

L’évaluation peut se concevoir dans divers registres: exigence mentale (niveau d’activité mentale et perceptive – en termes de réflexion, décision, balayage visuel, mémorisation…) ; exigence physique (mouvements des mains, des pieds, gestes de contrôle… effectués aisément, brutalement, avec effet de stress…) ; exigence temporelle (délais de réaction, sensation de stress face aux tâches exigées…) ; taux d’effort exigé par chaque situation ou tâche ; niveau de frustration ressenti (stress, exaspération, découragement, confusion, colère…). Le tout en fonction du contexte de conduite (environnement, vitesse, obstacles…) mais aussi des sources de “distraction” ou d’interférence cognitive.

Nombre de recherches, de tests et de simulations effectués jusqu’ici, en laboratoire ou par des industriels, se reposent largement sur des questionnaires remplis par les testeurs après les séances. En mode déclaratif. Et donc avec une certaine dose de subjectivité et aussi le risque que la personne cache certains éléments, ne les ait pas mémorisés ou en ait été totalement inconsciente, explique Marie-Anne Pungu Mwange, spécialiste User Experience chez Aisin Europe.

D’autres études se basent sur de la capture vidéo des réactions du conducteur. Notamment afin d’étudier les mimiques du visage ou les mouvements des yeux. Problèmes potentiels: un visage inexpressif (naturellement ou volontairement), le risque d’émotions feintées, l’effet perturbateur d’éventuelles lunettes…

Deux pistes envisagées

Comment dès lors objectiver les paramètres et les réactions? Ce que le SML permettait, en mettant son Biopac à disposition, était de mesurer les réactions physiologiques des conducteurs-testeurs (à commencer, d’ailleurs, par les ingénieurs d’Aisin qui se sont prêtés à l’évaluation de leurs propres développements).

Sur la photo, à g. du conducteur, le boîtier Biopac de collecte de signaux (ici, des signaux physiologiques) utilisé afin de surveiller les comportements et réactions d’un conducteur en situation de conduite automatisée.

Deux techniques étaient potentiellement exploitables : la collecte de “signaux” via apposition d’électrodes ECG ou le recours à des capteurs EDA (ElectroDermal Activity, ou conductance cutanée).

Une analyse de type ECG permet de mesurer, en continu, la fréquence cardiaque et la variabilité de la fréquence cardiaque. En cas de stress, la fréquence augmente alors que la variabilité diminue. L’un des objectifs du projet était donc de mesurer ces indicateurs en fonction de la configuration de la route et des conditions dans lesquelles les personnes participant aux tests devaient les négocier. En simulant une surcharge cognitive selon divers scénarios.

Cette piste des capteurs ECG, tout d’abord explorée lors du projet, a été abandonnée. Le fait est en effet que, dans 5 cas sur 7, les résultats obtenus avec les testeurs ne correspondaient pas avec ce qu’avait jusque là documenté la littérature produite lors de tests de simulation. De manière plus fondamentale, l’équipe s’est rendue compte que “dans de nombreux cas, les événements stressants et/ou cognitifs étaient trop fugaces pour provoquer une modification visible de la fréquence et de la variabilité”. Impossible donc d’effectuer la moindre mesure et d’en conclure quoi que ce soit.

L’équipe du projet s’est donc rabattue sur la technique EDA. L’activité électrodermale est mesurée par des capteurs de conductivité de la peau et se définit comme le taux de variation d’activité électrique au niveau de la peau avec activation des glandes sudoripares par le système nerveux sympathique et les décharges nerveuses que suscitent les situations de la vie quotidienne. “L’activité électrodermale est une indication d’excitation physiologique et psychologique, un indicateur rapide d’débats cognitifs et émotionnels”, explique Fabien Rogister, senior data scientist chez Aisin Europe.

En situation de stress, la conductivité de la peau et le taux de sudation se modifient. Pour les besoins du projet, l’endroit où ont été placés les capteurs fut la paume de la main et une zone du pied gauche. “A des endroits à la fois accessibles, où la peau est la moins manipulée ou traitée par des agents chimiques éventuels, et qui n’obligent pas les personnes à se dévêtir comme cela aurait été le cas si on avait placé les électrodes sur le dos, le torse ou aux aisselles…”

L’analyse via technique EDA n’est pas pour autant exempte de défauts. Les chercheurs ont en effet pu constater que l’amplitude de réaction [en termes de variations de conductivité électrique] diminue en cas de surcharge de stimuli. “Il faut plusieurs secondes pour que l’amplitude redevienne normale…”

Trois dimensions pour améliorer les conditions de conduite

Les données collectées via le dispositif imaginé ont été traitées par des algorithmes d’IA en recourant à l’apprentissage automatique. Le but étant de détecter automatiquement les moments où le conducteur est stressé, ou quand la situation demande un effort cognitif: niveau de stress, importance de la charge cognitive (ou mentale), état émotionnel. 

A mesure que les tests donnaient des résultats, le projet pouvait affiner ou modifier tel ou tel élément, par améliorations itératives des éléments de conduite et types d’information fournies sur un tableau de bord de véhicule. 

 

Fabien Rogister, senior data scientist chez Aisin Europe: “démontrer que l’apprentissage automatique est en mesure d’automatiser la détection et la classification de réponses au stress et à des tâches cognitives”.

 

Mais le chemin est encore long avant d’être sûr d’avoir imaginé un nouvel oeuf de Colomb pour ce genre de conception assistée par IA.

“Certaines études qui ont été publiées par d’autres acteurs apportent un taux de détection de 95%, mais en ayant recours à des scénarios très simplifiés et en analysant des événements sur des intervalles de temps de 5 minutes.

Les habitacles de véhicules sont de plus en plus bardés de capteurs et de dispositifs divers destinés à surveiller et évaluer l’état physique, voire psychique, du conducteur.

Les parcours programmés dans les simulateurs sont souvent trop formatés, souvent avec 15 minutes de conduite sur autoroute, 15 minutes en ville et des périodes d’analyse par tranches de 5 minutes. Ce n’est pas réaliste. Les parcours en conduite réelle sont souvent plus fragmentés. Le défi pour les techniques d’apprentissage automatique sera donc d’être efficaces sur des échelles et des périodes de temps plus courtes.

C’est pour cela que le scénario imaginé sur notre simulateur est beaucoup plus flexible, afin de pouvoir analyser l’évolution des signaux physiologiques selon le type d’environnement de conduite, en variant les obstacles, insérant des tournants plus serrés, etc.

On obtient un taux de reconnaissance de 80%, mais sur des intervalles de temps beaucoup plus courts (inférieurs à la minute) et des scénarios plus proches de situations réelles.”

Il faudra aussi potentiellement valider les résultats sur des cohortes de testeurs plus importantes et plus diversifiées. Et objectiver certaines hypothèses qui ont émergé. Par exemple, la variabilité d’impact cognitif que provoquent des interférences diverses – notamment, le son de la radio sur des personnes plus âgées.

Il faudra également “croiser” les résultats obtenus avec ce que permettent de faire d’autres techniques de collecte (par caméra, par exemple). Et enrichir les moyens d’analyse et d’interprétation de ce que ressentent vraiment les conducteurs en situation de conduite. Par exemple, à elles seules, des électrodes EDA ne peuvent expliquer certaines réactions. Si le regard d’un conducteur est distrait par un obstacle surgissant dans son champ de vision ou… par une mouche passant devant son visage, le capteur EDA ne pourra évidemment pas le “savoir”. D’où l’intérêt de combiner potentiellement plusieurs dispositifs de collecte.

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(1) En novembre 2021, AW Europe unissait son destin au groupe japonais Aisin dont siège européen est basé à Braine-l’Alleud. Ce géant japonais est spécialisé dans le développement et la production d’équipements pour automobiles: dispositifs matériels (groupes moto-propulseurs, systèmes de freinage électroniques, toits ouvrants…), solutions techniques et solutions logicielles qui ont recours à diverses technologies de navigation, de géolocalisation, d’autonomisation de la conduite. Quelques exemples: des systèmes de parking automatisé, de surveillance du conducteur (par caméra par exemple)… [ Retour au texte ]