Femmes et IT: ce biais qui n’en finit plus…

Pratique
Par · 19/02/2020

“On en fait trop peu. Braquer, pendant une semaine chaque année, les projecteurs sur la problématique du manque de femmes dans les métiers IT devient un peu ridicule.” Le coup de gueule vient de Laure Lemaire, directrice d’Interface 3 (Bruxelles). Non pas qu’elle n’applaudisse pas, au fond, à la prise d’initiatives pour amener davantage de représentantes du genre féminin vers les études et les carrières IT et numériques – bien au contraire ! – mais pourquoi se limiter à ce regain d’efforts pendant une seule semaine? 

Certes, les initiatives se multiplient et certaines sont déployées sur le long cours, tout au long de l’année. Le programme Women in Tech, qui a pris racine à Bruxelles, en est un exemple éloquent.

N’empêche qu’aux yeux de Laure Lemaire, on n’en fait pas (encore) assez. Elle lance un appel afin que les pouvoirs publics prennent davantage le problème en mains, et le taureau par les cornes. “Pourquoi ne pas imposer aux acteurs de la formation de veiller à un certain pourcentage minimal de filles? Si le quota n’est pas respecté, on pourrait alors aller jusqu’à réduire le financement… Ou pourquoi ne pas imaginer des camps d’études IT/numériques pendant les vacances d’été?

Des pistes de partenariats sont également envisageables. Et il faut faire le lien entre formation professionnelle et formation initiale, afin de capter plus de filles dès le stade des études secondaires ou supérieures…”

Orientation et formation

A Bruxelles, Interface 3 poursuit ce qui est l’une de ses missions: (ré-)insérer davantage de femmes dans le circuit professionnel par le biais de formations orientées essentiellement programmation et entrepreneuriat.

Ces quatre dernières années, Interface3 a formé un total de 420 femmes à des compétences et métiers IT (développement, gestion réseau…) et accueilli 139 femmes ou jeunes filles dans des modules d’orientation professionnelle menant potentiellement à des formations qualifiantes.

Ces modules d’orientation ont pour but d’initier les apprenant(e)s au b.a.-ba de la programmation et de leur donner de premières connaissances en matière de réseaux, de bases de données, de développement, avec également une découverte des métiers accessibles.

Dans 82% des cas, ce module d’“orientation” a porté ses fruits, permettant à l’apprenant(e) de trouver directement un emploi ou de poursuivre sa formation à la faveur d’un cycle plus long (programmation ou autre compétence IT). 

Ces chiffres tranchent (agréablement) sur la modicité des statistiques habituelles (voir encadré ci-contre)

Des chiffres qui en disent long…

Sur base annuelle:

Interface3:
– 75 femmes terminent une formation IT qualifiante chaque année – 5 formations sont proposées: développes d’application Web (full-stack), développeuse front end, développeuse spécialisée en jeux vidéo, administratrice système et réseaux, technicienne support PC réseaux
– à cela s’ajoutent quelques dizaines de femmes (45 en 2019) qui passent par une formation d’orientation/initiation
Source: Interface3 (Bruxelles)

En Fédération Wallonie-Bruxelles:
– environ 40 femmes diplômées en informatique par an
– 5,25% seulement des quelque 761 diplômés IT (Hautes Ecoles et universités) sont des femmes
– la proportion de femmes dans les métiers purement IT a diminué de 22% entre 2006 et 2012
Source: chiffres CREF et Etnic / Gérard Valenduc.

Comment expliquer ce succès – tant en chiffres et qu’en terme de (ré-)insertion)?

Interface3 a en fait tenté une formule qui semble porter ses fruits: organiser des formations (développement Web, d’applis…) exclusivement réservées à la gent féminine.

“Les chiffres prouvent qu’en pratiquant de la sorte, on supprime ce qui reste un frein à l’attraction de filles en grand nombre vers ces métiers. Généralement, les formations professionnelles qui sont organisées exigent un minimum de pré-requis. Des écoles de codage, tels que BeCode, procèdent par sessions de formation accueillant une quinzaine, au maximum une vingtaine d’apprenants. Ouverts tous. 

Résultat, même si des filles ou femmes se présentent, les places sont chères et elles sont désavantagées pour la sélection dans la mesure où leurs homologues masculins ont plus fréquemment les pré-requis attendus. Au minimum, ils ont déjà “expérimenté” avec l’IT, ou suivi une formation initiale en IT. Ils ont donc une longueur d’avance… Les femmes, elles, franchissent rarement ce stade de sélection.”

Le problème, selon elle, ne se pose pas tellement (ou nettement moins que par le passé) en termes de perception: “les femmes savent désormais que les métiers de l’IT et du numérique impliquent de la créativité, que les boulots à la clé sont bien payés. Ce qui leur manque encore, par contre, c’est une bonne connaissance de ce qu’impliquent ces métiers futurs et il leur manque les bases technologiques ainsi qu’un réseau [pour s’insérer dans la vie professionnelle].”

 

Laure Lemaire (Interface3): “Un cycle cours d’orientation qui ne les mobilise pas trop longtemps. Mais c’est un pied à l’étrier, un marche-pied. Après cette formation d’orientation, les participantes peuvent poursuivre en s’inscrivant à une formation longue.”

D’où l’idée qu’applique Interface3 depuis déjà quelques années de mettre davantage l’accent sur des formations en orientation professionnelle (destination: IT), sans pré-requis exigé.

C’est là l’objectif du programme Start&Code/Inco Academy, organisé en collaboration avec Inco (organisme, d’origine française, de promotion de l’entrepreneuriat social). Le programme est co-financé par la Région bruxelloise et bénéficie depuis 2017 d’un soutien du Cefora.

Laure Lemaire (Interface3): “Les apprenants masculins ont déjà “expérimenté” avec l’IT, ou suivi une formation initiale en IT. Ils ont donc une longueur d’avance… Les femmes, elles, franchissent rarement ce stade de sélection.”

“Le programme permet aux filles de venir s’essayer à la programmation. Selon un cycle cours de cinq semaines qui ne les mobilise donc pas trop longtemps. Mais c’est un pied à l’étrier, un marche-pied. Après cette formation d’orientation, elles peuvent poursuivre en s’inscrivant à une formation longue [un an].”

Du pour et du contre

Réserver des formations exclusivement à des apprenants de sexe féminin aurait donc plus d’impact. En tout cas pour servir de tremplin. Laure Lemaire dit constater que les formations mixtes “éprouvent encore aujourd’hui de sérieuses difficultés à augmenter le pourcentage de filles qui s’y inscrivent, sauf si on y prête réellement une dose suffisante d’attention.”

C’est ce qu’a essayé de faire l’Ecole 19 (école de codage basée à Uccle, sur le modèle de l’Ecole 42 de Xavier Niel en France. 

Dès le départ, cette école a affiché son ambition d’attirer d’importantes cohortes de filles mais a bien dû constater, au bout des trois premières sélections, que la gent féminine demeurait terriblement sous-représentée. “De mémoire, je crois qu’ils ont compté en tout et pour tout 7 femmes, la première année, sur un total de 150 sélectionnés.” Ils ont alors tenté, eux aussi, une épreuve de sélection réservée exclusivement aux filles, afin de faire grimper la représentativité féminine au-delà des 15%.

Avec toutefois, selon Laure Lemaire, un effet indésirable inattendu: celles qui avaient réussi la “Piscine” (session de présélection) ont été mal acceptées par le groupe, les sélectionnés masculins estimant qu’elles avaient bénéficié d’une Piscine moins dure que la leur…!

Start&Code

Le programme Start&Code organisé par Interface3 Bruxelles, qui a été rebaptisé “Inco Academy” à partir de 2018, s’adresse aussi bien à des apprenants masculins que féminins. Dans un premier temps (2016-2017), les formations étaient mixtes.

Rappelons d’ailleurs au passage que l’association Inco aborde le problème de l’exclusion sociale d’une manière large. Ses actions (relayées et concrétisées à Bruxelles par Interface3) visent à favoriser une (ré-)insertion de “profils” moins favorisés ou en décrochage: femmes, personnes peu qualifiées, jeunes en déshérence, immigré(e)s…

En 2016, les deux premières cohortes d’apprenants étaient quasi-égalitairement panachées, avec un peu plus de femmes que d’hommes (61%-39%). Un “rapport de forces” atypique dans le monde des formations professionnelles IT. Mais cette majorité “spontanée” de filles et femmes s’explique par le fait que, de tout temps, Interface3 a sciemment visé en priorité un public de femmes.

A partir de 2018, l’équipe d’Interface3 a toutefois réussi à convaincre son partenaire français de l’opportunité d’organiser deux cycles de formation orientante entièrement réservés à des participantes féminines. “Ces formations mono-genre constituent désormais la moitié des modules Inco [orientation pouvant mener à des formations qualifiantes] que nous proposons”.

Un autre module d’orientation demeure par contre mixte. A savoir celui que finance le Cefora pour des apprenant(e)s de moins de 30 ans (module qui a gardé son nom d’origine: Start&Code).