Développements logiciels et confinement: pas forcément de bons amis…

Pratique
Par · 08/05/2020

Beaucoup de personnes se sont retrouvées en télétravail forcé, ces dernières semaines. Parmi elles… les développeurs de logiciels et d’applis. Un groupe de chercheurs de l’université de Delft aux Pays-Bas a décidé de s’intéresser plus spécifiquement à leur cas afin de déterminer quel impact le confinement et l’isolation ont eu sur eux et leur travail. 

Compte tenu de l’image très (trop) répandue du “nerd” reclus, travaillant dans un garage, un grenier ou un espace clos, on pourrait croire que rien de bien grave ne peut leur advenir en cette période de lockdown. Détrompez-vous.

Intitulé de l’étude: “Pandemic Programming: How Covid-19 affects software developers and how their organizations can help”. Objectif: évaluer et décrire leur ressenti ainsi que leur productivité en période de confinement.

Méthodologie

La petite enquête de l’équipe de la TU Delft a été effectuée via questionnaire, entre le 27 mars et le 14 avril 2020. Quelque 2.225 développeurs, dans 53 pays, y ont répondu. Parmi eux, quelque 77 développeurs belges.
Composition démographique: 81% d’hommes, 94% de développeurs employés à plein temps, 27% vivant avec des enfants de moins de 12 ans, 8% souffrant de handicap, moyenne d’âge: 30-34 ans. Expérience moyenne: 9,3 ans. 58% des participants à l’étude n’avaient pas encore travailler à partir de chez eux auparavant.
Fonctions des personnes participants: 80% de développeurs, les 20% restants étant notamment des chefs de projet, des analystes QA…

Les résultats de l’étude (voir méthodologie ci-contre) démontrent que nombre d’effets “secondaires” du confinement, que l’on retrouve chez le confiné lambda, s’appliquent également à ce profil de professionnels.

Principaux constats?
– une perte de productivité
– un lien direct entre productivité et bien-être
– un impact positif en cas d’environnement de travail correctement aménagé
– un ressenti sensiblement plus négatif chez les développeurs avec enfants, souffrant de handicap ou de sexe féminin.

L’éloignement, puissance 10

En période de confinement, le ressenti (en termes de bien-être) est donc lié directement au taux de “productivité” affiché, deux indicateurs qui s’avèrent être en baisse pendant la période de lockdown.

Même chez les développeurs habitués à travailler à distance, en solo, la période actuelle semble avoir un effet sensible. Le mode “télétravail” d’hier se transforme en effet en un isolement plus lourd à supporter, en raison de facteurs supplémentaires tels que crainte de la contamination, rupture de liens, impréparation… Après un mois de confinement, certains développeurs qui avaient déjà opéré à distance par le passé, disent ressentir pour la première fois de leur vie un début de burnout.

Le psychisme des développeurs affiche en fait un petit aspect multi-facettes tout aussi réel que chez n’importe quel individu. Les chercheurs ont ainsi pu constater que “si un meilleur aménagement de l’espace de travail au domicile semble aider, les résultats montrent également qu’un manque de préparation aux catastrophes et la peur liée à la pandémie ont un effet négatif.”

Le “manque de préparation” tient à la brutalité du changement imposé aux habitudes, à l’obligation de travailler dans un espace qui n’a pas été aménagé avec soin, au fait de se retrouver dans une situation loin d’être nickel (bruit, promiscuité, sources de distraction, obligations familiales – parfois d’ordre sanitaire…).

Quelques recommandations

L’un des buts de l’étude était par ailleurs de formuler une série de recommandations à l’attention des employeurs ou des éditeurs de logiciels qui confient les développements à ces confinés. Les conseils semblent couler de source: “s’inquiéter des conditions de travail, de la disponibilité d’équipements adaptés mais aussi de ressources pour former les développeurs ; procurer une aide pour un aménagement ergonomique de l’espace de travail à domicile ; ne pas espérer ou exiger un taux de productivité identique à celui qui prévalait en conditions d’avant-crise ; ne pas prendre de décisions RH basées sur le taux de productivité en situation de confinement – que ce soit pour se séparer d’un développeur peu “performant” ou, au contraire, pour accorder une promotion, en raison de l’impact négatif sur la productivité que cela causerait à un niveau plus global”.

Reprenons certains de ces éléments plus en détail.

Ne pas exiger un taux de productivité “as usual”. Le conseil, basique, est au contraire d’encourager les employeurs à mettre en oeuvre des schémas différenciés mais aussi de flexibiliser les attentes et objectifs attendus.

Evaluer la “productivité” d’un développeur, mais comment? Toute évaluation risque d’être biaisée et de ne pas correspondre à la qualité ou pertinence du travail presté. Un vieux débat…

L’un des éléments que l’étude met en exergue est le fait que les critères souvent appliqués, en ce compris par de grands noms du secteur IT, ne sont pas forcément pertinents pour mesurer efficacement et objectivement la “productivité” d’un développeur de logiciel.

“La productivité est la somme de travail effectué par unité de temps. Il est aisé de mesurer le temps mais quantifier le travail accompli par un développeur de logiciels ne l’est pas. Certaines chercheurs militent en faveur de métriques qui soient spécifiques aux objectifs poursuivis [Ndlr: l’étude évoque ici les recherches de Caitlin Sadowski et Ciera Jaspan, auteur de l’ouvrage “Rethinking productivity in software engineering”, publié en 2019].
D’autres rejettent toute idée de mesure de productivité, notamment parce que les individus ont tendance à se comporter de telle sorte à satisfaire aux critères d’évaluation utilisés.

Par ailleurs, des mesures de productivité élémentaires tel que le décompte du nombre de lignes de code modifiées dans un laps de temps donné pèchent par manque de validité conceptuelle. L’importance et la valeur ajoutée d’un “commit” n’est pas forcément en rapport avec sa taille. De même, certains développeurs préfèrent des solutions denses d’une seule ligne [de code] tandis que d’autres structureront leur apport en plusieurs lignes. Comparer ces deux solutions en comptant le nombre de lignes de code ne fait que produire des résultats biaisés. Pourtant, de grandes sociétés, en ce compris Microsoft, continuent de recourir à des métriques controversées tandis que les développeurs continuent de les utiliser pour surveiller leurs propres performances…

[…] Aucun consensus général ne se dégage sur la manière de mesurer la productivité des développeurs ou leurs prestations passées.”

Les interrelations entre différents critères sur la “productivité” des développeurs de logiciels en situation de confinement – Source: TU Delft

Apporter un soutien personnalisé. “Aucune action ne semble faire l’unanimité pour toutes les situations”, constant les auteurs de l’étude. “Les entreprises devraient prendre contact avec leurs employés afin de déterminer au mieux leurs besoins.

Et cela ne se limite pas, loin s’en faut, à l’apport d’équipements adaptés et suffisants. Cela inclut aussi une communication et un support moral, “en ce compris la confirmation que l’employeur comprendra qu’il y ait une diminution de la productivité”.

Ou encore la mise en oeuvre des mesures nécessaires pour garantir un environnement de travail sécurisé, pour veiler à ce que les procédures de travail puissent s’effectuer selon un schéma le plus proche possible de ce qui était en place auparavant (un conseil qui s’applique évidemment à tout type de travail et de rôle dans une entreprise mais qui vaut donc aussi pour les développeurs logiciels).

 

“The best way to improve productivity is to help employees maintain their emotional wellbeing. However, no single action appears beneficial to everyone, so organizations should talk to their employees to determine what they need.”

 

Autre élément du soutien à apporter par les employeurs ou par les donneurs d’ordre: des conseils pour éviter la solitude autant que faire se peut, en recommandant des séances de chat vidéo par exemple ou en procurant des conseils pour le soutien scolaire des enfants ou pour quelques activités physiques.

L’étude a sondé les participants sur les mesures d’aide (proposées ou que pourrait proposer l’employeur ou le commanditaire) qui seraient perçues comme utiles dans l’actuelle période de confinement. Du genre: remboursement des frais de connexion, achat d’équipement par l’employeur, documentation des processus, évaluation des codes ou solutions développées par les pairs, garantie de salaire… Voir le tableau ci-dessous.

Les résultats révèlent, pour certaines des aides proposées, une claire inadéquation entre ce qui est proposé et ce qui est considéré comme réellement utile. Trois exemples:
– la tenue de réunions régulières de l’équipe (via vidéo) est une mesure très répandue (elle est signalée dans plus de 88% des cas) mais n’est perçue comme utile que par 28% des répondants
– l’encouragement à suivre des formations est une chose à laquelle seulement 24% des employeurs pensent alors que 49% des développeurs interrogés estiment que c’est là quelque chose à laquelle ils adhèreraient volontiers
– de manière sans doute plus anecdotique, 4% des entreprises organisent un service d’envoi de nourriture aux confinés alors que 44% d’entre eux déclarent qu’ils apprécieraient le geste.

 

Source: TU Delft.

 

Etude à consulter ou télécharger ici.
(remarque importante: l’étude n’a pas encore fait l’objet d’un processus d’évaluation par des pairs)