Sébastien Deletaille (Real Impact Analytics): “l’analytique pour stimuler le développement des pays émergents”

Portrait
Par · 15/05/2015

Quatrième portrait dans notre mini-série sur les lauréats du concours ““Innovators under 35” organisé par le MIT Technology Review.


Quand l’analytique du big data mis au service des opérateurs télécoms débouche sur un projet sociétal, dont l’ambition est de contribuer à prévenir les crises humanitaires, que les causes en soient économiques (pauvreté), climatiques (sécheresse), naturelles (désastres) ou autres.

Voilà ce qui occupe désormais une partie importante de l’emploi du temps de Sébastien Deletaille, fondateur fin 2009 de la société bruxelloise Real Analytics Impact. Ce projet “Data for Good” a motivé sa désignation comme lauréat du concours ““Innovators under 35” organisé par le MIT Technology Review. Comment en est-il arrivé là?

Envie d’autre chose

Avant d’en venir à son parcours professionnel, arrêtons-nous un instant sur ce qui a pu susciter l’étincelle. Tout début de parcours professionnel mis à part, y avait-il chez lui ou dans son entourage les ferments de l’entrepreneuriat, de l’envie de bousculer les choses grâce, notamment, à la technologie?

“J’ai la chance d’avoir des parents entrepreneurs. La pomme n’est donc pas tombée très loin de l’arbre. J’ai aussi eu la chance de participer à des programmes comme les Mini-Entreprises qui ont énormément influencé mon attrait pour l’entrepreneuriat.”

Il a travaillé un peu plus de deux ans pour McKinsey et ne le regrette en rien mais dit avoir ressenti, très tôt, le besoin de “réaliser sa nature entrepreneuriale ailleurs.”

Aujourd’hui, il partage son temps entre Bruxelles, Johannesbourg et Sao Paulo où est implantée sa société Real Impact Analysis. Les activités sont devenues planétaires, orientées essentiellement vers les marchés émergents. La société est en effet spécialisée dans l’analytique de données (volumiques), en priorité pour des applications dans les secteurs télécoms et bancaire.

D’où cette question que nous lui avons posée: Y a-t-il eu là prédestination, choix volontaire ou hasard? Est-ce le résultat logique et pragmatique, en sachant qu’il y avait là une opportunité dont les grands acteurs de l’analytique se désintéressent?

Sébastien Deletaille (Real Impact Analytics): “Tout le monde, tous les jours, a des opportunités. Le tout est de bien travailler dans l’exécution, dans la manière d’entretenir cette opportunité, à la faire grandir.”

“Le choix des pays émergents est simplement dû au fait que j’avais noué des contacts, en travaillant chez McKinsey. Les clients me faisaient confiance. Ce fut tout à fait le fruit du hasard mais il a fallu ensuite transformer ce hasard en opportunité, garder un avantage. Mais c’est là que nous avons un crédit à faire valoir. Tout le monde, tous les jours, a des opportunités. Par contre, là où on a plutôt bien travaillé, c’est dans l’exécution, dans l’aptitude à entretenir cette opportunité, à la faire grandir.”

Comment a-t-il acquis des compétences en matière d’innovation et de technologie, lui dont la formation le prédestinait a priori davantage à des fonctions (purement) managériales?

“J’avais plutôt une fibre technique. J’avais fait les maths fortes à l’école et, à l’université, j’ai été assistant en physique. [Ndlr: avec 3 condisciples, il a créé un manuel décrivant les difficultés du cours de Physique II— circuits électriques, transistors, décomposition du signal…; le quatuor a en outre organisé des cours hebdomadaires pour donner un coup de pouce aux étudiants qui en avaient besoin].

J’ai toujours aimé le côté quantitatif. Mon passage chez McKinsey et ma spécialisation à Solvay en stratégie marketing et organisation ont fortement comblé mon apprentissage managérial. Je ne suis sans doute pas le plus pointu en technologie mais je suis par contre très bon quand il s’agit de traduire les besoins business en techno…

Quand on grandit, on finit par combler nos lacunes personnelles par les gens qu’on recrute. Personnellement, je n’ai pas les capacités de faire de l’architecture d’environnement IT mais on recrute des profils appropriés… Plus on est complémentaire, plus l’équipe a de chances de réussir. Nous recrutons essentiellement – que ce soit à Bruxelles, à Johannesbourg ou à Sao Paulo -, des ingénieurs civils, des gens qui ont une spécialisation informatique ou maths appliquées, ainsi que des ingénieurs commerciaux.”

La bonne pioche

En 2007, au sortir de ses études à Solvay (il y décroche un master Ingénieur de gestion), il rejoint le cabinet de consulting McKinsey en qualité de business analyst. Ce qui l’amène à travailler sur divers projets, à travers le monde. C’est là qu’il établit ses premiers contacts avec quelques opérateurs télécoms dans des pays émergents et identifie des besoins non assouvis.

“Je me suis alors rendu compte de l’énorme opportunité que représentait l’analytique télécom. Les opérateurs africains, comme dans beaucoup de géographies, ont d’énormes quantités de données et n’en font pas grand chose.”

L’idée de Real Impact Analytics était née. La société, elle, allait voir le jour dès la fin 2009.

Sébastien Deletaille: “Chez McKinsey, il me manquait la fibre entrepreneuriale dans mon travail quotidien chez McKinsey. Les grands cabinets de conseils sont des environnements extrêmement stimulants mais ils ne sont pas entrepreneurial…”

Sa spécialité: l’analyse de gros jeux et volumes de données, essentiellement à destination d’opérateurs télécoms. Autre destinataire majeur: le secteur bancaire.

Originalité — ou positionnement distinctif de la société: les pays émergents, ce qui lui permet de ne pas entrer en concurrence frontale avec les “gros bras” du secteur que peuvent être des sociétés telles que SAS, Accenture ou IBM.

Après quelques années passées à développer des produits et solutions répondant aux besoins  — commerciaux — des opérateurs (une activité que poursuit bien entendu Real Impact Analytics – voir notre article sur la nature et l’évolution de ses activités), la société a pris un tournant vers le sociétal, à la lisière de l’humanitaire dans certains cas. “En travaillant avec des opérateurs telco, nous sommes entrés en contact avec des acteurs travaillant à la Banque Mondiale, à la Fondation Bill & Melinda Gates… Nous les avons rencontrés lors de conférences où ils venaient l’importance de ces données pour des problématiques de développement. Leur question était de savoir s’ils pouvaient tirer parti de notre positionnement, à la croisée entre économies émergentes, telco et analytique, pour adresser les objectifs du millénaire.

Les objectifs du millénaire pour le développement

Petit rappel, 8 objectifs ont été définis par l’ONU:

– réduire l’extrême pauvreté et la faim – assurer l’éducation primaire à tous – promouvoir l’égalité des sexes et l’autonome des femmes – réduire la mortalité infantile – améliorer la santé maternelle – combattre le VIH et le sida, le paludisme et d’autres maladies – assurer un environnement humain durable – construire un partenariat mondial pour le développement

“Ce fut la genèse du projet Data for Good. Nous avons sollicité nos clients, leur demandant s’ils étaient prêts à faire des expériences, financées ou patronnées par plusieurs de ces acteurs. Leurs données sont souvent les plus riches qui existent dans les pays africains. Les données socio-démographiques qui auraient dû être collectées par un institut national des statistiques sont inexistantes ou de piètre qualité. Les données de télécoms, elles, sont collectées de manière systématique et sont riches puisqu’à chaque appel téléphonique ou session data, des logs se créent qui, tout en respectant la vie privée, peuvent permettre de générer des agrégats dont on peut déduire les niveaux socio-économiques des gens, la quantité de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, les personnes financièrement ou socialement exclues… On peut ainsi générer des corrélations, des cartographies, des recommandations, des cartes de mobilité… qui peuvent être utilisées par des acteurs de l’aide au développement.”

A quel stade en est actuellement ce projet Date for Good?

“Nous avons réussi à nous intégrer dans un large écosystème qui comprend des opérateurs télécom, de grandes agences d’aide au développement, des gouvernements, des régulateurs, sans oublier les abonnés.

Au-delà de cette première étape, nous avons pu créer des exemples d’utilisation où cela marche très bien. Nous sommes arrivés à un moment-clé où divers éléments se mettent en place: le concours Innovators under 35, la conférence récente d’Orange sur le Data for Development, l’événement NetMob organisé au MIT en avril… On en arrive à un réel élan mondial qui reconnaît qu’il s’agit désormais de généraliser ce type d’applications Data for Good, aller plus loin que les premiers prototypes.”

 

Dans le positionnement qui est le sien, comment Sébastien Deletaille définit-il l’innovation? Davantage en termes technologiques, sociétaux? Comment veut-il voir l’innovation?

“L’innovation s’applique à tous les niveaux, à tous les types de problématique. Le tout est de déterminer, parmi tous les types d’innovation qui existent sur terre, lesquels sont pertinents pour chacun dans son quotidien, pour des communautés et sociétés, et pour des entreprises.

Data for Good est un exemple d’innovation qui s’applique à la société. L’objectif, le visage que nous donnons à l’innovation sociétale, est de dire: soyons plus intelligents, ensemble, avec les données que nous générons, pour résoudre les problématiques de bien public ou de bien-être.

Je suis toujours plus qu’étonné d’entendre des parlementaires européens dire qu’utiliser ces données, c’est faire de l’espionnage, ou c’est non démocratique… Ils ne se rendent pas compte du potentiel, des problématiques, là où nous pourrions fondamentalement améliorer les choses. Je montre, en Afrique, que c’est possible, que l’on peut mettre en oeuvre un cadre réglementaire, non préjudiciable aux individus ou à la vie privée. Même si Data for Good est une innovation au niveau sociétal, je ne cherche pas à prioriser ce type d’innovation par rapport à d’autres. Par contre, au niveau de l’innovation sociétale, ce que nous proposons [l’analytique de données concrètes] devrait prendre le pas sur d’autres, parce que c’est tellement plus efficace, tellement plus facile à déployer et généraliser. Mon call to action est d’arriver à convaincre les politiciens que ce type d’application et de plate-forme doit être autorisé, dans le contexte d’un cadre réglementaire, et doit être stimulé pour accélérer le développement de notre société.”

 

Mais quel est le modèle économique? Certes, il s’agit de projets à large connotation, ou motivation, sociétale voire humanitaire mais comment se définit le “nerf de la guerre”, que ce soit pour Real Impact Analytics ou pour les autres acteurs économiques impliqués? Quels sont les “donneurs d’ordre”? Des acteurs tels que la Fondation Gates? L’ONU? La Banque mondiale? Des ONG? Les gouvernements?

“Tous les acteurs que vous mentionnez font partie de l’écosystème. Bien entendu, les opérateurs télécoms qui peuvent fournir les données ne le feront pas gratuitement, sauf peut-être dans un premier temps pour des raisons d’image et de CSR (responsabilité sociétale). Ce sont des sociétés qui recherchent du profit.

Si on veut rendre Data for Good durable, il faudra résoudre cette première problématique: les détenteurs des données devront bénéficier d’une rémunération, même limitée.

Qui, dès lors, pourrait payer? Les gouvernements? C’est peu probable. En Afrique, les gouvernements n’ont pas énormément d’argent.

Les donateurs comme la Fondation Gates? Est-ce durable et peut-on toujours dépendre de la charité des uns et des autres?

A mon avis, la réponse probable se trouve davantage du côté des grandes institutions telles que le FMI, la Banque mondiale, les Nations Unies, le Programme alimentaire mondial… qui dépensent déjà plusieurs centaines de millions d’euros par an pour collecter des données. La ligne budgétaire existe, les besoins, les donateurs, la pratique de l’achat de données existent… Reste à convaincre ces grandes institutions que les données télécoms sont les plus pertinentes dans lesquelles investir.

Sébastien Deletaille: “La ligne budgétaire existe, les besoins, les donateurs, la pratique de l’achat de données existent… Reste à convaincre ces grandes institutions que les données télécoms sont les plus pertinentes dans lesquelles investir.”

Le rôle de Real Impact Analytics est double: la “plomberie” d’abord, pour se connecter aux données des opérateurs; le développement de méthodes agiles de compréhension des besoins et d’applications utiles, ensuite. Nous leur montrons déjà des prototypes pour déterminer s’ils correspondent à leur travail au quotidien. C’est la valeur que nous espérons apporter dans l’écosystème.”

Un exemple de prototype ou scénario validé?

“Les données télécoms sont par exemple très bonnes pour prédire des lieux où se déclencheront des crises alimentaires.”

Petite démonstration.

“Ces données permettent de déterminer avec précision le niveau socio-économique d’une personne. La fréquence de recharge d’un téléphone est révélatrice. Une personne aisée rechargera davantage pour de grosses sommes à une fréquence plus faible qu’une personne très pauvre qui achètera des recharges à quelques centimes, parfois jusqu’à plusieurs fois par jour. On obtient ainsi une cartographie socio-économique d’un pays. L’évolution à la hausse ou à la baisse de cette proxy permet de prédire si une zone aura ou non des difficultés alimentaires. On combine cela, par exemple, avec le comportement d’achat télécoms des fermiers ou agriculteurs. Si les revenus télécoms venant de cette catégorie d’utilisateurs baisse, c’est sans doute prédictif de mauvaises récoltes, de vols ou de situations qui vont affecter l’offre alimentaire… En se positionnant sous cet angle double, par la proxy télécoms, on peut obtenir des données systématiques, davantage temps réel, sur l’ensemble d’un pays qui permettent de faire davantage de la prévention de crise alimentaire que de la gestion de crise.”

“Faire davantage de la prévention de crise alimentaire que de la gestion de crise.”

De quels types d’“applications” Data for Good parle-t-on en fait? De solutions analytiques génériques, mutualisables, ou de solutions ponctuelles, spécifiques, répondant chacune à une problématique exclusive?

“On essaie de résoudre au maximum des problématiques qui sont prioritaires. Le paramètre “priorité” est plus important que le principe de généralisation. Tant mieux si on peut combiner les deux.”

Quelles sont les prochaines étapes du projet Data for Good?

“Notre volonté est de mettre en oeuvre une plate-forme, un moteur de calcul chez un opérateur télécom spécifique et de choisir dix problématiques prioritaires et généralisables pour lesquelles ont peut, demain, avoir des applications, répliquées chez tous les opérateurs télécoms qui seront volont aires. Cette première phase sera initiée d’ici la fin août, avec Airtel, un opérateur présent en Ouganda [Ndlr: et par ailleurs déjà client de Real Impact Analytics].”

Les accords nécessaires ont déjà été décrochés du côté du gouvernement et de l’opérateur télécom et de l’ONU. Reste à trouver le financement… Dans l’espoir, donc, de dévoiler la solution d’ici la fin de l’été. Le premier développement pourrait [cela reste à confirmer] être financé par la Fondation Gates.

“Il s’agira ensuite de convaincre les grands acteurs, sur base de cette “success country”, de répliquer la solution à travers le monde.”