Charles Fracchia: “une plate-forme open pour ouvrir la voie aux sciences ouvertes”

Portrait
Par · 20/05/2016

C’est en quelque sorte l’intrus de la sélection. Il n’est pas Belge – du moins pas encore mais a demandé sa naturalisation. Né en France, à Paris, Charles Fracchia a toutefois passé toute son enfance, dès l’âge de 6 mois, en Belgique, né d’un père italien et d’une mère franco-espagnole… D’emblée, il se définit davantage comme “Européen” et plus encore un “hybride”. Tant en termes d’ascendance qu’en termes de pôles d’intérêt et de compétences qu’il allait coaliser au fil de ses études et de ses projets professionnels.

De formation et par vocation, Charles Fracchia est un biologiste mais qui s’est très tôt intéressé à l’électronique, plongé dans l’informatique et l’ingénierie électronique “comme hobby au départ et ensuite pour enrichir mes compétences”. Notamment dans le cadre de la préparation de son master au MIT.

Chez lui, biologie, électronique et informatique sont indissociablement liés. Son terrain est celui de la bio-ingénierie numérique, des interfaces bio-électroniques – “depuis les systèmes d’origami ADN jusqu’aux systèmes intelligents, qui enrichissent le contexte, et les dispositifs de surveillance physiologique.”

Comment a-t-il atterri au prestigieux MIT Media Lab de Boston? Par le biais d’une bourse de doctorat d’IBM Research, ce qui lui a permis d’intégrer l’équipe du professeur George Church de la Harvard Medical School et de décrocher cette bourse pour poursuivre une thèse en co-tutelle entre le MIT Medialab (groupe Molecular Machines du professeur Joe Jacobson) et le Wyss Institute de la Harvard Medical School (professeur George Church).

Charles Fracchia: ”Au MIT Media Lab, on fait de la recherche sur des idées sur lesquelles personne d’autre, ailleurs, ne travaille. Le résultat, c’est qu’il est très difficile de faire la différence entre quelque chose d’inutile et quelque chose qui est extrêmement innovateur.”

Le Media Lab, pour lui, était le meilleur endroit possible, celui “qui me convenait le mieux, qui me permettait de mélanger les trois disciplines [biologie, électronique et informatique].

Au Media Lab, on fait de la recherche véritablement unique, en équipes multidisciplinaires – entre architecture, biologie, informatique, mathématiques, algorithmes, big data…”

Une “pause” qui se prolonge

Le PhD de Charles Fracchia au MIT est encore en cours. En fait, il a choisi de faire ce qu’il appelle une pause dans un parcours qui devait en principe durer 4 ans. Raison? Le lancement de sa société BioBright, “parce que je voulais développer de manière commerciale les idées que j’avais eues et les recherches que j’avais faites chez IBM, à Harvard et ensuite au MIT de telle façon que d’autres personnes, les biologistes à travers le monde, puissent les exploiter.”

Charles Fracchia: “Le passage au stade de la société est une étape d’exécution, pour disséminer les idées.”

Ce qui ne gâte rien, évidemment, c’est que Charles Fracchia et son équipe (ils sont 7 actuellement) disposent des moyens financiers leur permettant de développer leur projet et leurs produits. Un financement qui vient essentiellement d’investisseurs dits “providentiels” (angel investors) – des privés, des fondations… Tous sont américains mais “les trois-quarts sont des américains naturalisés”. A noter aussi une bourse de recherche octroyée par le Département américaine de la Défense qui procure un petit matelas non négligeable. Le tout permet “de poursuivre les recherches en toute indépendance”.

Et Charles Fracchia souligne toute l’importance de l’indépendance que lui procure, selon lui, le profil de ses investisseurs. Pas de venture capitalists à l’horizon – et il dit avoir refusé des propositions – parce que “leurs intérêts ne sont pas alignés sur ceux d’une société qui veut concevoir une infrastructure qui vise l’ouverture, qui vise à devenir quasiment publique. Ce genre de projet opère dans une perspective de retour sur investissement à 10 ou 15 ans alors qu’un venture capitalist veut son retour à un horizon de 4 ou 5 ans.

Nos angel investors ne demandent rien en retour. C’est quasi un investissement philanthropique de leur part…”

A terme toutefois, lorsqu’il s’agira d’avoir un “réel impact à grande échelle dans le secteur de la santé”, l’appel à des venture capitalists deviendra nécessaire mais probablement pour les besoins d’une division, voire d’une “société-jumelle”. “Il faudra alors lever quelque chose du genre d’un million de dollars afin de personnaliser l’infrastructure en vue d’une utilisation dans le secteur médical. Il y aura alors beaucoup de travail. Il faudra employer une centaine de personnes, connaissant spécifiquement le secteur de la santé, avec un CEO expérimenté…” Quitte à ce que Charles Fracchia prenne la casquette de CTO ou se contente de siéger au conseil d’administration…

Prêts pour la commercialisation

BioBright conçoit des matériels et logiciels open source permettant d’“augmenter” les labos, de les rendre “intelligents”, de fournir des solutions interfaçant l’être humain avec les instruments et les données qui influencent l’expérience, de favoriser une présentation des données sous une forme directement exploitable, “adaptée au contexte, pour que les scientifiques puissent comprendre ce qui se passe dans le cadre de leur expérience.” Pour plus de détails, lire cet autre article consacré à BioBright et à sa solution.

Objectif: favoriser autant que possible la répétabilité des expérimentations scientifiques (biomédicales) et ouvrir la voie aux “sciences ouvertes”. Rien de moins…

A terme, Charles Fracchia envisage en effet de mettre l’infrastructure et les outils à la disposition libre de certaines catégories d’utilisateurs.

Pour l’heure, BioBright développe ou intègre panoplie de solutions IT: systèmes open source, logiciels interopérables, capteurs en tous genres, mécanismes de collecte et d’harmonisation des données au sein d’une plate-forme centrale, interfaces naturelles (commande vocale…).

A quel stade de maturation sont les idées et concepts de BioBright? “Ready to go”, pourrait être l’expression utilisée.

Charles Fracchia: “Nous aidons nos clients à intégrer leurs systèmes dans notre infrastructure pour qu’elles soient “BioBright compatible” dès le début, à accéder à des compétences et fonctionnalités qu’elles ne possèdent pas, à accélérer le rythme de leur innovation.”

La société espère boucler l’année sur un revenu dépassant 1,7 million de dollars. “Nos idées sont suffisamment mûres pour être testées par des acteurs qui cherchent à utiliser l’innovation. Notre produit n’est pas incrémental. Il est sensé remplacer la manière dont on fait actuellement de la biologie en laboratoire. C’est un produit qui est lui-même “hybride”, mêlant matériels, logiciels et design de technologie.”

Les clients, dans l’état actuel des choses? BioBright compte des fabricants d’équipements de recherche biologiques, de petites sociétés qui produisent par exemple des kits de recherche…”

Des perspectives d’internationalisation

La société en est encore à un stade précoce mais en tant qu’Européen, aux racines “hybrides”, Charles Fracchia pense déjà, tout naturellement, à une implantation et commercialisation en Europe. Pour des raisons d’alignement sur les besoins du marché ou encore des considérations de vie privée, la création d’une filiale européenne se justifiera sans doute dès l’instant où BioBright envisagera une activité à l’international. “J’aimerais créer des filiales européennes. C’est parfaitement possible. Il y a toutefois une question de mentalité.”

Charles Fracchia: “L’une de mes grandes capacités est d’être – ou d’être devenu – “sélectivement naïf”. Si on connaissait tous les problèmes, tous les petits détails d’un problème, on ne ferait jamais rien.”

Mentalité? Celle des collaborateurs à trouver. En la matière, ce Français-bientôt-Belge s’est largement coloré de la mentalité américaine au fil des ans. Quelle est à ses yeux la “bonne mentalité”?

“En Europe, on est beaucoup plus axé sur la hiérarchie, sur ce qu’il est permis de faire ou non… Une bonne mentalité, pour moi, c’est d’être fearless, ce qui, en anglais, dénote à la fois une absence de peur et un peu de naïveté. L’une de mes grandes capacités est d’être – ou d’être devenu – “sélectivement naïf”. Si on connaissait tous les problèmes, tous les petits détails d’un problème, on ne ferait jamais rien. Aux Etats-Unis, la maxime est de dire “don’t ask permission to do something, just do it”. Ou encore “don’t ask for acceptance but ask for forgiveness”.

Autrement dit, vous avez osé, vous avez “foiré”. Désolé…

“En Europe, si, pour ouvrir des filiales, il faut trouver 15 personnes avec les talents intellectuels, avec cette mentalité-là en l’espace de 6 mois… C’est déjà difficile ici [aux Etats-Unis]! Or, c’est nécessaire pour créer des filiales avec un potentiel de croissance organique. Le talent avant tout. Le capital viendra après, de lui-même…”

Portrait-minute de Charles Fracchia

Etudes: Lycée français de Bruxelles, études universitaires à Londres, à l’Imperial College, où il a travaillé à la conception d’une interface bio-électronique permettant à des bactéries artificiellement modifiées et à des capteurs de “dialoguer”.

Débuts dans la vie active auprès de la start-up américaine Gingko Bioworks, “première société de biologie synthétique”.

Il décroche ensuite une bourse IBM Research et intègre l’équipe du professeur George Church de la Harvard Medical School pour entamer ensuite un master et un PhD en co-tutelle Harvard / MIT Media Lab.

Fin 2014: lancement de la société BioBright.

Il s’est par ailleurs inscrit au concours de Hello Tomorrow, une organisation à but non lucratif créée en 2011 par Xavier Duportet et Arnaud de la Tour, qui a le soutien d’acteurs publics et privés français et qui vise à “accélérer l’innovation technologique et scientifique en fournissant à des start-ups des moyens financiers [prix décrochés lors du concours] et une mise en relation avec des investisseurs et des industriels.”

Il est en outre l’un des co-fondateurs du premier “bio-hackerspace” américain.