Olivier de Wasseige (UWE): plaidoyer pour une politique numérique rationnelle

Interview
Par · 13/10/2017

Après une carrière dans le monde de l’IT et de l’INternet, Olivier de Wasseige est devenu administrateur-délégué de l’Union Wallonne des Entreprises. Le secteur du numérique trouve donc en lui un ambassadeur qui compte bien porter certains messages tant vers le monde des entreprises – de toutes tailles – que vers les autorités publiques.

Nous l’avons rencontré pour parler bilan, priorités et actions futures. Dans le domaine du Plan numérique, des start-ups, de la transformation numérique, de l’enseignement…

Régional-IT: Quel regard portez-vous sur les actions du précédent gouvernement wallon, notamment sur le Plan numérique? Et qu’attendez-vous du nouveau gouvernement?

Olivier de Wasseige (UWE): Sur le numérique, le gouvernement précédent a bien avancé. On a rarement eu un plan aussi concret, qui est sorti relativement facilement rapidement et de manière consensuelle, avec des métriques et des objectifs clairs.

Jean-Claude Marcourt a fait un bon boulot en lançant le Conseil du Numérique. Pierre Rion a fait un bon boulot en l’activant.

Ce qui en est sorti est hyper-concret. Ce modèle participatif a donné naissance, ensuite, au Conseil des PME et au Conseil de l’Industrie… Et Jean-Claude Marcourt ne s’est pas contenté d’avoir un beau plan en 50 mesures. Il a commencé à en mettre en place certaines avec un ensemble d’organes de contrôle. De ce point de vue-là, rien à dire.

Et je pense que la volonté du ministre Pierre-Yves Jeholet n’est certainement pas de tout casser.

N’y a-t-il pas, par contre, dans le chef du nouveau ministre, une apparente volonté de réorienter certains dossiers ou investissements, de concentrer davantage les moyens sur certains points? Est-ce quelque chose que l’UWE préconiserait également?

Je n’ai pas encore vu d’information très précise sur ce qui pourrait être réorienté. Il [Pierre-Yves Jeholet] ne semble pas remettre en cause tout le pan d’animation économique autour de Digital Wallonia et de l’AdN.

Au-delà de cela, faut-il définir des priorités plutôt que d’éclater l’action? Cela ne me choquerait pas, pour autant que ce soit cohérent et que cela rencontre ce que demandent les entreprises.

Par rapport à ce qui a été décidé et fait à ce jour sous l’ancien gouvernement et à l’action de la nouvelle majorité, quelles sont les priorités selon vous?

Si l’on se place d’un point de vue entreprises, ce qui nous importe, ce sont les grands plans qui auront un impact pour le développement économique à long terme.

Dès lors, ce qu’on demande maintenant au gouvernement, c’est avant tout de travailler sur tout ce qui est équipements et infrastructures, à commencer par le très haut débit dans les parcs et les zones d’activité économique.

La cartographie a été réalisée par l’AdN. Un budget a été alloué [par l’ancien gouvernement]. Dépensons-le. N’attendons pas 10 ans pour le dépenser. C’est un point fondamental pour nous.

Ensuite le très haut débit et le WiFi dans les écoles. En quoi cela concerne-t-il les entreprises? C’est un de mes combats. L’enseignement en général, et en particulier l’enseignement avec un bon numérique, comme outil ou comme matière, c’est fondamental.

Olivier de Wasseige (UWE): “Ce qu’on demande maintenant au gouvernement, c’est avant tout de travailler sur tout ce qui est équipements et infrastructures.”

Nous demandons la mise en oeuvre de la mesure 40 du Plan numérique: les outils numériques dans les écoles. Un plan d’équipement de 500 écoles [par an] existe. Que ce soit fait rapidement… C’est là aussi un point critique.

 

Dans un autre registre, toutes les mesures qui concernent la transformation numérique restent capitales pour nous. Toutes les mesures de soutien ou de sensibilisation ou d’accompagnement sont extrêmement importantes. Des mesures de soutien existent, via des programmes qui marchent bien: Industrie 4.0, Commerce connecté, aides de premier niveau tels que les Chèques entreprise… Tout cela, pour nous, sont des points extrêmement importants.

On a un retard dans le domaine du numérique, on le sait. Sans doute plus dans les PME que dans les grandes entreprises. Il s’agit d’avoir une stratégie, les budgets, des gens formés et de faire comprendre que le changement est nécessaire, diminuer la résistance au changement. Cela reste des points-clé.

Au-delà de la transformation des processus, la transformation numérique c’est aussi le front-office [la relation avec le client], c’est l’exportation. Nos PME ne sont pas encore très exportatrices, ne se font pas assez connaître [en vue de l’exportation] par Internet. Des progrès restent à faire dans tout ce qui est référencement, Web marketing, vente sur Internet…

Olivier de Wasseige (UWE): “50% de tous les sites de vente .be sont détenus par des entreprises étrangères. On est en train de passer à côté de quelque chose dans le domaine du commerce électronique.”

Quand on sait que 50% de tous les sites de vente .be sont détenus par des entreprises étrangères, qu’une proportion toute aussi importante des adwords qui sont achetés sur google.be sont payés par des entreprises étrangères, on ne peut qu’en conclure qu’on est en train de passer à côté de quelque chose dans le domaine du commerce électronique, notamment à l’export.

En matière d’incitation à la transformation numérique, en dépit des différents programmes qui ont été initiés, on ne constate pas de réel décollage ou impact, en tout cas du côté des PME… Qu’a-t-on loupé et que devrait-on faire?

En matière d’industrie 4.0, on ne s’est pas trop loupé. On sait qu’on a du retard – le benchmarking du cabinet Roland Berger, dans le cadre du Plan numérique, l’a démontré. On est encore loin de l’Allemagne par exemple. Mais on avance et les industriels ont compris l’importance d’une transformation constante.

Sur le volet PME, par contre, je suis d’accord avec le constat. Le fait est qu’on a toujours les mêmes problèmes en Wallonie, notamment la taille des PME. C’est plus difficile de faire rentrer le numérique dans une PME de 4 ou 5 personnes – et c’est le cas de quelque 95% des entreprises wallonnes. Ces PME n’ont donc pas les ressources nécessaires pour consacrer x pour-cent de leur force de travail à la transformation numérique.

On ne peut pas dire qu’on n’ait pas eu d’incitants en termes de subsides – e-marketing, Rentic, e-business… Aujourd’hui encore, la réforme des aides de premier niveau est généreuse en termes d’aides à la transformation numérique: chèques transformation, chèques accompagnement, audit numérique, e-marketing (dans le volet excellence opérationnelle)… Sans oublier les aides à la recherche, y compris pour les PME, pour les logiciels innovants par exemple, auprès de la DGO6.

La Flandre n’a pas eu ces aides…

Il faut également se rendre compte que le subside doit être la cerise sur le gâteau. Il peut être un accélérateur mais, si quelque chose est vital pour votre entreprise, il ne faut pas dire “je ne le fais pas parce qu’il n’y a pas de subside.”

Olivier de Wasseige (UWE): “On ne peut pas dire qu’on n’ait pas eu d’incitants en termes de subsides. Mais le subside doit rester une cerise sur le gâteau.”

La situation ne s’explique donc certainement pas par manque d’aides. A-t-on pêché par manque de sensibilisation? Je n’en ai pas l’impression.

Plusieurs points nous pénalisent certainement en Wallonie: la taille du marché local, notre capacité – ou volonté – à exporter, notamment par la connaissance des langues. Sur 100% d’exportations wallonnes, 24% vont vers la France, 16% vers les Pays-Bas et seulement 8% vers l’Allemagne. Est-ce normal d’exporter trois fois moins en Allemagne qu’en France?

Les coûts logistiques, le travail de nuit, etc. sont certes des freins mais n’expliquent pas tout!

Quid de la transformation numérique de l’administration?

C’est le troisième point important, à nos yeux, en matière de numérique: l’e-gov. Nous estimons nécessaire de mettre très rapidement en place tous les flux informatiques qui permettront la dématérialisation des formalités et le guichet unique.

Tous n’ont pas encore été implémentés, même les principaux. Notamment toutes les interconnexions entre l’administration et les autres organismes régionaux ou para-régionaux (Forem, Allocations familiales…). Il y a encore trop de silos informatiques. Sinon, le guichet unique et la dématérialisation de toutes formalités seront impossibles.

Vous accordez une importance toute particulière à l’enseignement du numérique. Comment en définissez-vous le champ?

Le formation à une culture du numérique est quelque chose de fondamental. Au-delà d’une formation à la programmation, c’est une culture générale numérique qu’il faut absolument enseigner à l’université – sur les architectures informatiques, l’impact du numérique sur les processus des entreprises… Il faut également faire évoluer les formations vers des métiers d’avenir. Je suis heureux de constater que plusieurs universités francophones ont commencé à mettre en place des masters ou des majeurs (pour ingénieurs civils) en sciences des données – big data, intelligence artificielle…

Dans ce domaine, on est certes, en Belgique et en Europe, en retard sur les Etats-Unis ou la Chine, mais il n’est pas trop tard pour bien faire.

En termes de métiers en pénurie, faut-il concentrer la formation et les orientations professionnelles vers ces métiers ainsi que les métiers d’avenir que vous évoquez, comme semble vouloir le préconiser le nouveau gouvernement?

Aujourd’hui, pour moi, il y a deux objectifs: former aux métiers en forte demande et en pénurie et former pour réinsérer.

Ce que nous demandons, c’est l’adéquation des référentiels métier avec les besoins exprimés par les entreprises. Mais il faut également aller plus loin sur les métiers en devenir. En la matière, le Forem, les syndicats eux aussi doivent avoir une démarche prospective. Idem pour l’enseignement.

Le Pacte d’Excellence indique par exemple qu’on va installer, en 2018, un Observatoire des Métiers avec une mission de prospective sur les métiers, leur évolution, et les formations. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait plus tôt?

Il faut un juste milieu entre métiers en pénurie et métiers d’avenir. Cela ne sert à rien de ne travailler que sur les métiers qui seront là dans 10 ans alors qu’on a des pénuries dans certains métiers du secteur ICT aujourd’hui…

Olivier de Wasseige (UWE): “L’idée est de former pour au moins donner l’envie, à ceux qui le veulent, d’aller plus loin en programmation. Mais il ne faut pas le faire au détriment des matières de base.”

Autre réflexion: il y a deux écoles. D’une part, ceux qui préconisent d’apprendre à tout le monde à coder et, de l’autre, ceux qui disent que demain, on ne codera plus puisque les robots auront pris le relais. Là aussi, il y a un juste milieu. A titre personnel, je ne suis pas partisan d’apprendre à tout le monde à coder. Je suis plus en faveur d’un apprentissage de base généralisé sur les concepts de l’informatique, du numérique, des architectures informatiques, sur la place de l’informatique dans la société…

L’idée est de former pour au moins donner l’envie, à ceux qui le veulent, d’aller plus loin en programmation. Le but est d’avoir un déclencheur. Mais il ne faut pas le faire au détriment des matières de base. Maths, français et les langues étrangères, notamment, restent capitales même dans le secteur IT. Après tout, la plupart des métiers liés au numérique sont des métiers où on a besoin de comprendre les besoins du client. C’est pour cela que je plaide pour une sensibilisation à l’impact de l’informatique sur les entreprises, sur la stratégie digitale…

A quoi servirait que tout le monde soient des hyper-techniciens en informatique si c’est pour ne pas comprendre l’impact de la comptabilité, ou celle d’un ERP dans une entreprise, et ne pas avoir une vue business…? A nouveau, il faut un juste équilibre.

Vu le rythme d’évolution des technologies et des besoins en compétences métier, l’école est-elle encore le meilleur lieu de formation, du moins dans la forme où elle existe actuellement? Est-elle capable de suivre le rythme de cette évolution ou faut-il prévoir d’autres lieux de formation?

Je pense qu’il y a un changement radical dans la manière d’enseigner. Il faut se servir beaucoup plus de pédagogie inversée, en allant puiser dans des MOOC et autres plates-formes les tendances. L’évolution est en effet beaucoup trop rapide pour pouvoir changer les programmes au fur et à mesure. On évolue plus vite en intelligence artificielle qu’en français !

La seule solution sera de laisser une certaine liberté aux professeurs d’aller vers d’autres formes de pédagogie, plus ouvertes.

Olivier de Wasseige (UWE): “La seule solution sera de laisser une certaine liberté aux professeurs d’aller vers d’autres formes de pédagogie, plus ouvertes.”

D’une manière générale, seuls 6 des 55 référentiels métier qui ont été identifiés à ce jour (avec compétences et impacts) ont été traduits en changement dans les programmes de l’enseignement. Six en 2016-2017. Dix sont prévus pour 2018-2019. Votre question tape donc sur le bon clou. On ne va déjà pas assez vite pour réagir par rapport aux référentiels qui ont été identifiés. Si on met autant de temps pour les adapter en fonction de l’évolution des technologies, le retard sera au carré…

On a donc besoin d’une forte adaptation dans ce domaine.

Ceci étant dit, le rôle de l’enseignement est de se concentrer sur des choses fondamentales. Bien sûr, les technologies évoluent mais la formation spécialisée peut se faire à l’université, dans les centres de compétences, par la formation continue en entreprise…

 

Vous défendez également une vision différente pour ce qui est de l’écosystème des start-ups dans le domaine du numérique. A plusieurs reprises, vous avez regretté un manque de moyens pour l’tape de la croissance…

Ce que nous demandons, c’est qu’il y ait une rationalisation des structures d’accompagnement de l’animation économique, en général, mais aussi de tout ce qui tourne autour des start-ups. Des incubateurs qui naissent partout, dans chaque province, à l’initiative des Invests, mais tous se font la guerre et où chaque start-up fait son shopping…

Il faudrait faire en sorte que ces incubateurs ne se fassent pas concurrence, qu’ils se spécialisent éventuellement.

Notre demande plus particulière est de travailler sur l’accélération. On doit absolument aller vers des accélérateurs dans le domaine du numérique, comme il en existe à Londres, à Amsterdam ou dans la Silicon Valley. Il y a suffisamment de benchmarks pour s’en inspirer et ne pas réinventer la roue.

Un autre point qui me semble fondamental, tiré de mon expérience au VentureLab (HEC Liège), c’est la problématique du recrutement d’informaticiens dans les start-ups, tant celles qui sont purement numériques que celles qui ont besoin du numérique. Il est très difficile de les recruter. Si les fondateurs, eux-mêmes, ne sont pas informaticiens, le problème devient sérieux: elles ne peuvent faire développer leurs solutions au prix du marché…

Elles n’ont en outre pas le même pouvoir d’attraction salariale, sans compter qu’il y a toujours le facteur risque pour un informaticien à quitter son emploi pour une start-up qui n’existera peut-être plus 6 mois plus tard… On peut imaginer l’incentiver au capital mais quel poids cela a-t-il dans une boîte qui n’a pas encore fait un euro de chiffre d’affaires ?!

Olivier de Wasseige (UWE): “S’orienter, comme à Bruxelles, vers des startup studios qui mettent une force de développement informatique à disposition des start-ups, en échange d’une participation plus grande au capital.”

Ce qu’on doit faire, dans ce domaine, en Wallonie, c’est ce qui se fait à Bruxelles, c’est-à-dire les startup studios qui mettent à disposition une force de développement informatique, voire de management, et qui prennent une participation plus grande au capital. Cela fournirait un encadrement bien nécessaire… Les startup studios qui existent à Bruxelles sont de beaux exemples. C’est là un point important parce que cette pénurie de compétences informatiques et numériques peut être un élément bloquant pour nombre de projets de start-up.

Il faut également travailler sur les étudiants-entrepreneurs, comme le font le VentureLab à Liège ou le Yncubator de Louvain-la-Neuve. C’est de la formation en alternance en entrepreneuriat.

Vous parlez d’une nécessaire rationalisation en termes de structures d’accompagnement de start-ups. Le problème vient-il du nombre, de mauvaises méthodes, d’un manque de spécialisation?

Il y a un problème évident de nombre et un problème du fait que chacune se considère comme une entité autonome qui tente de chasser tous azimuts, c’est-à-dire tous territoires, et tout type d’entreprise.

Ce serait beaucoup plus intelligent de le faire de manière coordonnée, en gardant des points de contact locaux, régionaux – ce qui est important pour l’account management. On rentrerait donc dans un incubateur par sa porte d’entrée de Mons, de Liège, de Louvain-la-Neuve… Mais la notion d’incubation doit être matricielle. Tel incubateur serait davantage spécialisé dans des problématiques big data ; si le projet est orienté Internet des Objets, adressez-vous à tel autre…

Aujourd’hui, ils prennent tous tout! Chacun a des experts en tout.

De ce point de vue-là, serait-il utile pour la Wallonie de se spécialiser, en termes de thématiques, comme le fait Bruxelles dans une certaine mesure?

Cela peut être une approche mais les start-ups doivent pouvoir se développer sur un marché local. Si elles sont toutes sur le même marché, elles finiront par se marcher sur les pieds. Je pense donc que c’est plus difficile.

Mais il y a là malgré tout un point intéressant. Peut-être peut-on avoir une spécialisation large liée au potentiel de marché qui existe ici, avant de partir à l’international, et notamment au potentiel de financement dont on dispose.

A cet égard, je pense que les modes et capacités de financement qu’on a en Belgique font qu’on est plus orienté B2B que B2C. En B2C, on est dans des coûts d’acquisition de clients et de volumétrie qui font qu’on a besoin de beaucoup plus de financement. En B2B, on évolue sur un marché et avec des modes de financement qui sont plus proches des modes de réflexion des investisseurs, des fonds d’investissement de nos contrées.

Ce n’est pas franchement ce qu’on a fait jusqu’à présent…

Ce n’est qu’une intuition de ma part, pas une affirmation scientifique, choisir, c’est renoncer… Mais je pencherais donc plutôt vers une spécialisation des différents incubateurs pour ne pas placer tous ses oeufs dans le même panier. Si on dit qu’on met tout en IoT et que tout le monde commence à se marcher sur les pieds en IoT avant d’aller à l’étranger, et qu’il n’y a personne dans d’autres domaines, c’est plus risqué.