Juan Bossicard (ABE): “Les synergies sont encore trop timides” (1ère partie)

Interview
Par · 26/09/2013

La cellule ICT (4 personnes) de l’ABE (Agence Bruxelloise pour l’Entreprise) remplit un certain nombre de rôles en matière d’animation économique- depuis le conseil de base jusqu’à l’accompagnement à l’internationalisation des entreprises.

Juan Bossicard (ABE): “Nous voulons éviter de faire uniquement de l’animation de starters parce que cela ne permettrait pas d’avancer.”

Nous avons rencontré Juan Bossicard, ICT Business Unit Manager, pour aborder toute une série de problématiques. Dans cette première partie d’interview, il parle notamment de l’opportunité- ou non- pour Bruxelles de jouer la carte de la “spécialisation intelligente”, de transferts et de collaboration entre universités et industrie, de coordination de la “chaîne de valeurs” des différents acteurs locaux…

Cette première partie d’interview est réservée à nos abonnés Premium.

Deuxième partie (les activités du cluster Software in Brussels) est en accès libre…

Quel est le rôle majeur de l’ABE auprès des différents acteurs du secteur ICT à Bruxelles, qu’il s’agisse de sociétés, jeunes ou moins jeunes, d’organismes publics et/ou de recherche, ou d’autres intervenants, institutionnels ou privés?

Juan Bossicard: “Notre rôle consiste essentiellement à aider les entreprises à diversifier leur modèle économique, à mieux comprendre leur créneau, à étayer leur démarche à l’internationalisation… Voilà le le genre de conversation qu’on tente d’établir avec les entreprises en leur faisant comprendre qu’on est de leur côté, qu’on peut les aider à surmonter leurs difficultés, qu’elles peuvent laisser tomber le masque. Nous ne sommes pas des investisseurs mais des gens qui sont là pour aider. Au pire, pour être leur confident. Au mieux, pour faire une différence dans leur business. Par contre, on ne prendra jamais de décision à leur place, ou une participation dans leur business. Et nous sommes neutres: notre seul intérêt est que ces sociétés fonctionnent bien.”

Aider les entrepreneurs innovants mais en ne se focalisant pas sur l’animation de starters pour maximiser l’impact concret.

Comment voyez-vous le rôle de l’ABE, de votre équipe, dans l’écosystème de l’aide aux entreprises locales?

Il faut avant tout penser en termes de charte de valeurs de l’entreprenariat. En s’adaptant au stade de chacun: entre une personne qui a une idée, quelqu’un qui a réussi à monter une équipe, qui a un plan business, ou encore quelqu’un qui a créé une entreprise, qui a son premier client, il y a de sensibles différences. L’Agence a comme volonté d’aider les entrepreneurs innovants. Nous voulons éviter de faire de l’animation de starters parce qu’on s’y perd. Ayant une équipe limitée, ce serait passer nos journées à brainstormer, à faire des plans sur la comète. On n’avancerait pas.

En Région bruxelloise, quels sont les acteurs dans la chaîne de valeurs?

Il y a tout d’abord le BetaGroup qui agit au niveau de l’animation. Le BetaGroup, c’est la communauté, le coworking… L’ICAB joue un rôle important dans la région. Nous allons d’ailleurs à l’avenir organiser nos séances d’informations pour start-ups [Ndlr: des séances mensuelles] à l’ICAB afin de bien positionner le lieu, d’être au milieu de la communauté du BetaGroup et pour positionner tous les acteurs qui sont en amont de la chaîne.

Soit dit en passant la régularité de ces séances d’informations est importante. Le numéro 1819 draine beaucoup de demandes [Ndlr: le “1819” est un “guichet unique” d’informations qui collecte toutes les questions des entrepreneurs, y répondant en direct ou les relayant vers quelque 80 partenaires régionaux, fédéraux ou locaux]. La tâche de ce service est d’aider tout le monde, de filtrer et d’accompagner les gens à travers les divers niveaux d’évolution d’un projet.

Nous avons en fait intérêt à partager le plus rapidement possible la chaîne de valeur avec deux populations spécifiques: à la fois, les personnes qui ont une idée mais qui n’ont pas encore démarré le travail et celles qui ont déjà initié quelque chose, afin qu’elles la comprennent et la maîtrisent et afin de mobiliser les aides possibles.”

Au même niveau que le BetaGroup et l’ICAB, je place Startup.be, en tant qu’interface et source d’information.

Ce groupe d’intervenants sert à générer des idées, des informations, des vocations.

Etape suivante: des acteurs tels que le Startup Weekend, idéal pour former des équipes, tester des idées, ou le Microsoft Innovation Center (MIC), pour ceux qui ont un projet et veulent le faire avancer.

Quand les gens sortent du Boostcamp [du MIC], ils viennent chez nous et nous les aidons à créer leur entreprise, à trouver un lieu, une aide de préactivité, de la consultance, définir des missions, projets, les présenter à des experts. Pour fidéliser ces entreprises, nous les invitons à rejoindre le cluster Software in Brussels, où ils seront au courant de toutes nos formations et activités.

Nous sommes aussi l’interface naturelle vers deux autres organisations. D’une part, InnovIris pour la recherche et le développement et le BIE (Brussels Invest & Export) pour l’internationalisation. Sans oublier éventuellement la SRIB, pour des prises de participation, le fond St’art, Internet Attitude, BeAngels…”

Eviter l’effet “baxter”

“Un effet que je veux éviter est celui de l’assistanat entrepreneurial. C’est-à-dire des gens ou des entreprises qui ne vivent que de subsides. Je ne crois pas que ce soit un phénomène très répandu mais qui, au pire, peut donner l’illusion du succès aux entrepreneurs parce qu’ils parviennent à survivre quelques mois alors qu’ils n’ont jamais fait leur validation. C’est parfois un effet pervers des projets de spin-offs qui émanent des milieux académiques, de chercheurs qui sortent de leurs labos pour devenir des entrepreneurs et qui ne sont pas toujours armés pour le faire. Il est dès lors primordial d’aider rapidement les équipes à confronter leur produit au marché et à identifier leurs clients potentiels.”

Surabondance et complémentarités

On a parfois – surtout ces derniers temps – une impression de surabondance, de foisonnement d’acteurs et d’initiatives qui rendent le paysage plus flous, moins “lisible” pour une jeune pousse, un porteur de projet ou même une entreprise plus aguerrie.

La “chaîne de valeurs” qu’esquisse Juan Bossicard ne comporte-t-elle des maillons mal ajustés, voire redondants?

A ses yeux, l’essentiel est de bien (ou mieux) définir les rôles et points forts de chacun. Exemple, en matière d’aide à l’internationalisation. “Il y a de grosses complémentarités avec BIE [Brussels Invest & Export]. L’ABE conçoit par exemple la participation à des salons ou à des activités internationales davantage comme un élément de continuité par rapport aux activités de clustering, en mettant davantage en avant la maturité de certains acteurs, en les aidant à bien préparer un salon, à bien communiquer… Il nous arrive donc parfois d’être restrictifs, en décourageant certaines sociétés qui ne sont pas encore prêtes ou pour qui tel ou tel salon n’est pas forcément le meilleur endroit.”

Ne pas jouer avec son bonheur

Le puzzle ne manquerait donc pas de pièces. Au contraire, estime Juan Bossicard. Mais l’efficacité n’est pas pour autant toujours au rendez-vous. “Un commentaire général qu’on peut faire au sujet de la Belgique, c’est que tout est là. On ne manque pas de moyens, on ne manque pas de compétences, de bonne volonté, de ressources mais les outils sont mal utilisés. Par paresse, on ne va pas assez loin dans la professionnalisation et dans la systématisation des procédés. Pour être compétitif, crédible, il ne suffit pas de faire le strict minimum, surtout dans une phase d’internationalisation.”

Bruxelles, l’invisible?

Le phénomène n’a rien de nouveau mais il est davantage critiqué ces derniers temps: les responsables (politiques et économiques) locaux se plaignent d’une trop grande “discrétion” de Bruxelles dans le concert de l’innovation et de l’entrepreneuriat.

Juan Bossicard (ABE): Arrêter de jouer la fragmentation pour mieux jouer sa carte dans le concert international.

Juan Bossicard est de ceux qui tapent aujourd’hui sur ce clou douloureux: “je suis constamment frustré par des rapports du genre “where the startups are”, “big potentials” etc. On est entouré de Paris, Londres, Amsterdam, Berlin… et Bruxelles n’est nulle part visible sur la carte.

Bruxelles est une petite ville d’un million de personnes. Si on prend l’optique de Bruxelles plus sa périphérie, on englobe Gand, on englobe Namur… Si on met toute l’expertise, toute la proactivité de Bruxelles, Namur, Gand dans une seule région et qu’on communique à ce propos, on est dans le Top 10 mondial.

C’est pourquoi nous avons accueilli très favorablement une initiative telle Startup.be. C’est une bonne chose si une organisation peut jouer les relais, surtout vis-à-vis de l’international, mettre en avant l’expertise, l’excellence, les compétences présentes en région, établir un étendard avec la seule volonté de montrer qu’on a su concentrer des talents et des personnes à haute valeur ajoutée dans un lieu géographique…”

Le recours de la spécialisation?

Pour “mettre Bruxelles sur la carte”, certains imaginent de privilégier une “spécialisation intelligente”. Céline Frémault, ministre de l’Economie pour la Région de Bruxelles-Capitale, y voit par exemple une piste d’avenir pour la Région et son développement économique. Est-ce aux yeux de Juan Bossicard une méthode porteuse ou au contraire cela pose-t-il des problèmes parce qu’on part d’une idée préconçue, en tablant sur des thèmes qui font le “buzz” actuellement?

Sa première réaction est de souligner que le succès de Paris, Londres ou Berlin ne repose pas nécessairement sur une spécialisation dans l’un ou l’autre domaine.

Sa seconde réaction est de dire que certaines compétences ou opportunités locales pourraient en effet servir de terreau mais qu’il faudrait pour cela tisser des liens plus étroits et plus directs entre l’université et l’industrie.

“Si les synergies existent, elles sont très timides et discrètes. Pour que des sociétés se spécialisent, pour que la “spécialisation intelligente” fonctionne, il faut une demande forte, une collaboration avec l’industrie. Il faut laisser tomber toute une série de choses. Et il faut des ponts de commercialisation en disant on facilite la création de spin-offs, on permet aux entrepreneurs de licencier telle ou telle technologie. Les règles du jeu doivent être claires. Ce qui n’est pas le cas actuellement…

Du côté de l’entreprise, la smart specialisation exige que la demande soit concentrée, qu’une demande très spécifique existe dans tel domaine pour que les acteurs économiques, les entrepreneurs investissent dans ce domaine afin de répondre à la demande. A Bruxelles, il n’y a pas un domaine suffisamment demandeur pour cela. Par ailleurs, le modèle économique de la smart specialisation achoppe sur la réalité de la globalisation, de la libre circulation des services et des produits…”

Que penser d’ailleurs de l’existence, en toile de fond de ces déclarations politiques, d’une réelle réflexion et/ou volonté politique?

“La volonté politique, elle est là. Mais elle exige des changements structurels. Pas des moyens additionnels. La question est de savoir si le politique a les moyens de faire les changements structurels nécessaires?

Il faut changer le fonctionnement du transfert de la recherche. Si on ne change pas les habitudes de consommateurs, de ceux qui concentrent un certain besoin, si on ne dirige pas d’une certaine manière les investissements de R&D vers une commercialisation immédiate, cela restera très compliqué.

Mais est-ce le rôle du politique de faire cela? Ou plutôt le rôle de l’industrie?”

Le message qu’il adresse au politique est le suivant: “Commencez par supprimer le plafond du crowdfunding, par diminuer les charges sociales, par simplifier les procédures d’octroi de visa de travail… Il y a tant de choses nécessaires, évidentes à faire, si l’on veut que toute politique liée à une spécialisation soit accélérée. Toutefois, je tiens à nuancer ma réponse. Quelles sont les forces de la Région bruxelloise? Erasme, UCL… On a trois hôpitaux universitaires dans une toute petite région, un système de santé bien établi… Si on parle de concentration de la demande, de l’expertise, on a une belle carte à jouer dans le monde du médical, de la santé, en raison de la position de la Belgique, du vieillissement de la population, de la concentration d’expertise… C’est une évidence dans ce domaine. Idem dans le bancaire avec une forte concentration historique (Mastercard, SWIFT, Ogone…) ou encore avec les industries créatives [l’ABE a d’ailleurs décidé d’initier un nouveau cluster dédié à l’audiovisuel (voir notre article à ce sujet)]. Ce serait bien de parler à ces acteurs et de voir ce qu’on peut faire. Il y a comme cela quelques poches, quelques éléments, on a su trouver des niches. Donc oui, on peut faire de la spécialisation intelligente mais dans des domaines de niche. Pas dans l’e-santé mais dans le suivi à distance de patients qui souffrent d’Alzheimer…”


Dans la deuxième partie de cette interview, Juan Bossicard aborde plus en détails les activités du cluster Software in Brussels et les priorités qui ont été définies pour 2014.