Jacques Platieau (IBM), à propos du futur Plan du Numérique: “il faut oser un changement plus radical”

Interview
Par · 29/10/2015

Jacques Platieau, directeur général d’IBM Belgique-Luxembourg fut – et reste encore jusqu’à dissolution du groupe – l’un des membres du Conseil du Numérique wallon. Même si, pour des questions d’agenda, il reconnaît ne pas avoir été un assidu des réunions qu’a tenues le Conseil pour préparer son rapport au Ministre Marcourt. Une absence qu’il a voulu compenser en suivant le mieux possible les travaux et en demeurant attentif aux suites qui leur seront données par les décideurs gouvernementaux.

Nous l’avons rencontré pour parler du contenu du rapport du Conseil du Numérique, de la suite qu’il en espère et de la manière dont IBM, parmi d’autres acteurs privés, pourrait “embrayer”, participer à l’une ou l’autre initiative de transformation de la Région en “territoire numérique”.

Comment avez-vous perçu cet exercice de préparation et de définition d’un Plan du Numérique pour la Wallonie?

Jacques Platieau: C’était nécessaire. C’est ultra nécessaire pour une région, ou un pays, de réfléchir et d’investir, avec des moyens très importants, pour accélérer le passage vers la numérisation. Il y avait déjà eu de nombreuses bonnes intentions mais jusque là, sans concrétisation. Le précédent plan [Ndlr: le MasterPlan TIC imaginé en 2012] préparé par le ministre Marcourt n’a pas été concrétisé. L’espoir, cette fois, avec la formule choisie, est d’être concret, de pouvoir sécuriser la transformation des discussions en actions.

Avant d’en venir à cette future étape, une question concernant la composition du Conseil du Numérique. Les membres en avaient-ils été bien choisis? Auriez-vous désiré y voir figurer d’autre têtes? 

Le Conseil du Numérique a réuni toutes les compétences qui devait s’y trouver. Avec peut-être, il est vrai, quelques absences et aussi quelques redondances dans les compétences présentes…

Mais Pierre Rion, avec l’autorité naturelle qui est la sienne, en raison de son expérience et du fait qu’il soit au-dessus de la mêlée, a pu imprimer du drive, du rythme dans les travaux. Il a également su s’entourer des complémentarités nécessaires en termes de compétences.

Jacques Platieau (IBM): “L’étape la plus facile a été franchie. Reste maintenant à concrétiser les discussions et le rapport en actions.”

L’exercice n’était pas facile, tant le numérique touche à tous les aspects et horizons. Le problème est que PME et grandes entreprises, par exemple, n’ont pas les mêmes besoins, les mêmes perceptions. Mettre trop d’accent sur l’une ou l’autre de ces catégories [dans la composition du Conseil du Numérique] aurait posé un problème. Pierre Rion a su créer un amalgame équilibré…

Le rapport, tel que remis au Ministre Marcourt, répond-il à vos attentes? Auriez-vous souhaité y lire d’autres choses?

Il aurait sans doute été possible d’aller plus loin sur certains sujets. Mais comme tout exercice du genre, le rapport est le fruit d’un consensus, qui devait refléter l’intérêt du plus grand nombre.

Pouvez-vous donner des exemples?

Dans le domaine de l’administration, le rapport reste trop vague en termes de services à déployer grâce au numérique pour les citoyens. On aurait par exemple pu mettre sur la table la notion de service end-to-end. Il s’agit en effet de savoir ce qu’on veut faire. L’administration doit retravailler ses processus, tout au long de la chaîne. Mais c’est évidemment compliqué car qui dit transformation numérique, dit investissement. Or le contexte n’est pas favorable…

Autre exemple: la nécessité de joindre l’action aux bonnes paroles. Dire qu’il faut aider les entreprises à se numériser est une chose. Mais il faudrait préciser. Quand on parle de transformation, il faut être précis. Mais bien entendu, la chose est difficile [dans le cadre d’un rapport ou de recommandations] dans la mesure où chaque segment industriel devra s’adapter différemment de son voisin.

Cet aspect des choses implique aussi qu’il faille nécessairement limiter les choix. Ce qui est préférable à tout saupoudrage. Mon espoir, à ce sujet, est qu’il n’y ait pas de récupération politique et donc de saupoudrage pour faire plaisir à un maximum de cibles…

Autre exemple de sujet où on n’est pas allé suffisamment loin à mon avis: le support aux start-ups numériques. Or, elles sont un élément essentiel de la vitalité de l’économie locale.

Qu’est-ce que le rapport aurait dû proposer?

Le rapport propose quelques idées, qu’il s’agit en tout premier lieu de concrétiser. Par exemple, la spécialisation des incubateurs, le fait de faciliter l’accès des PME aux marchés publics, le soutien des meilleures sociétés à l’exportation… Tous des points sur lesquels nous sommes d’accord [en tant qu’IBM]. Nous sommes prêts à participer à des mesures et projets pour les concrétiser.

Ce que nous constatons, c’est que la Belgique souffre encore d’un retard, en termes de maturité, de mindset, d’esprit entrepreneurial par rapport aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni.

Il faut notamment dégager des moyens financiers pour permettre que se mette en place du coaching, en ce compris en matière financière, et de la mise à disposition [par les acteurs privés] d’outils de développement…

Le Conseil du Numérique a-t-il abordé la question du rôle que des sociétés privées, telles qu’IBM, pourrait jouer dans la dynamisation de l’économie wallonne? Et, de votre côté, attendez-vous certaines choses, certains engagements, un cadre clair pour pouvoir vous engager?

Ayant été absent de plusieurs réunions, je ne saurais vous dire si l’implication des sociétés privées a été abordée. Pour ce qui est de la deuxième partie de la question, il faut en effet définir un cadre. A condition de pouvoir apporter les moyens (financiers) nécessaires. A partir de ce moment-là, il sera plus facile pour nous de proposer une réponse appropriée. Et nous sommes prêts à le faire.

Nous l’avons d’ailleurs déjà fait, par le passé, via l’initiative FuturoCité, dans laquelle nous injectons des moyens à la fois humains et technologiques.

Comment ce cadre devrait-il être défini, quels éléments devraient obligatoirement y figurer pour qu’un acteur comme IBM puisse s’engager?

Il faut dépasser le stade des grands principes pour définir des éléments pragmatiques. Il faut avoir une vision claire sur les priorités et les étapes. On attend donc de voir des plans plus précis, quasi des cahiers de charges, qui expriment ce que les autorités gouvernementales attendent comme soutien des sociétés privées, à condition bien entendu qu’il y ait un potentiel de return pour elles.

Nous attendons aussi qu’un financement soit prévu. Mais il l’est, cette fois, dans le projet de Plan…

Vous parliez de l’écueil du saupoudrage. Si le Plan prend cette direction, cela constituerait-il un obstacle à l’engagement d’IBM?

S’il n’y a pas de ligne directrice, s’il y a saupoudrage, ce sera en effet difficile de justifier une présence, un financement de notre part, puisque cela met à mal le return

Jacques Platieau (IBM): “On attend donc de voir des plans plus précis, quasi des cahiers de charges, qui expriment ce que les autorités gouvernementales attendent comme soutien des sociétés privées.”

Quels sont les secteurs qui, selon vous, devraient être prioritaires, qui sont les plus porteurs pour l’avenir économique (numérique) de la Wallonie?

C’est une bonne chose que de se rattacher aux priorités définies via les Pôles de Compétitivité. Ce sont souvent des domaines-clé auxquels il s’agit de réfléchir. Et nous disposons de solutions avancées exploitables par plusieurs de ces domaines, par exemple les solutions “Cognitive Sciences” dans les sciences du vivant… [Pôle BioWin] C’est là un domaine-clé pour la Wallonie.

Il a bien d’autres domaines qui sont actuellement engagés dans une importante phase de transformation. Je pense par exemple aux assurances même si on peut se demander si c’est le rôle des pouvoirs publics de s’y engager.

D’autres exemples? Je cite à nouveau l’importance de l’Administration — qui est sans doute la face la plus visible pour le citoyen —, les start-ups, la sécurité… Tous domaines qu’on aimerait voir se développer en Wallonie. Idem pour le big data qui ne peut rester un slogan. Il a un rôle majeur à jouer pour aider les PME et les start-ups, notamment, à se développer.

Si tous ces domaines pouvaient être développés, ce ne serait déjà pas mal…

Vous parliez d’un problème de maturité, de mindset. Qu’est-ce qui bloque chez nous, comparé par exemple aux Pays-Bas?

Je crois que c’est avant tout un problème de blocage par rapport à l’acceptance du numérique. Il y a des délais dans cette adoption. La plus grande difficulté se situe sans doute du côté de l’esprit d’entreprendre même si l’on constate une nouvelle culture, à cet égard, parmi les nouvelles générations, une nouvelle culture dans laquelle les jeunes ont baigné et qui a pour effet de faire s’estomper les barrières à l’entrepreneuriat.

Mais cela reste très compliqué de démarrer son activité. Aux Pays-Bas, il y a moins de freins avec des conditions plus favorables.

IBM agit comme partenaire dans le cadre d’incubateurs aux Pays-Bas mais aussi en Belgique [avec Cronos, partenaire d’IBM, essentiellement en Flandre, ou avec ING dans le cadre de l’accélérateur FinTech Village]. Des démarches ont-elles été entreprises à destination d’incubateurs francophones?

Nous y avons pensé mais rien n’a encore été fait. Mais on doit le faire…

Quels seraient les déclencheurs pour que vous vous lanciez?

Les déclencheurs sont en place. [Ndlr: sous-entendu, il suffit de les activer]. Le fait est qu’en Belgique, les activités d’IBM sont très bonnes depuis deux ans, dans des domaines traditionnels tels que la sécurité, l’analytique, le cloud… Nous avons été occupés par d’importants projets de transformation numérique pour de grands clients. Le temps nous a manqué pour nous concentrer sur le secteur des start-ups et des accélérateurs. C’est désormais en passe de devenir l’une de nos priorités…

Cela se manifestera sous quelle forme?

Par la mise à disposition d’outils logiciels et de compétences pour accompagner les jeunes pousses.

Poursuivrez-vous votre action dans le cadre de FuturoCité?

FuturoCité est très connoté “smarter cities” [Ndlr: le slogan “smarter planet” a été le porte-drapeau d’IBM depuis 2008. A l’avenir, la société exploitera un nouveau filon, à savoir celui du “cognitive business”]. Nous continuerons sans doute l’initiative FuturoCité mais sous une autre forme.

La prochaine action sera probablement axée start-ups et incubateurs. L’intérêt étant l’utilisation de toutes les fonctionnalités des solutions logicielles d’IBM.

Viserez-vous des secteurs industriels ou des thématiques plus spécifiques?

Il n’y aura pas d’a priori en termes de secteurs. Même si IBM est davantage actif sur certains secteurs en Belgique: banques et assurances, télécoms, secteur public, utilities, médical, distribution, et les médias où nous commençons à être actifs…

 

“Pourquoi pas quelqu’un de la génération Y comme prochain président du Conseil du Numérique wallon? Quelqu’un qui marque une réelle volonté de breakthrough, qui puisse changer la mentalité et le mindset…”

Revenons-en au Conseil du Numérique. La prochaine étape sera l’envoi du Plan du Numérique, concocté par le gouvernement, pour relecture et analyse par le Conseil. Cela sera-t-il une étape purement symbolique ou le Conseil aura-t-il une réelle marge de réaction?

Ce sera une réelle phase interactive, avec des remarques, de la guidance, des questions et l’opportunité de retravailler le contenu, de repréciser certaines choses. Le Plan est en effet quelque chose de vivant, pas quelque chose de figé. Par ailleurs, des choix devront être faits, avec implication de groupes de travail…

Dernière question: quel profil imaginez-vous ou recommanderiez-vous pour le futur président du Conseil du Numérique, dans sa future mouture, plus compacte?

Il faudrait quelqu’un ayant de l’expérience, ayant vécu lui-même la transformation numérique. Quelqu’un qui soit respecté, qui ait aussi de l’influence, l’oreille du gouvernement.

Ou alors, un profil plus risqué: pourquoi pas quelqu’un de la génération Y, ayant certes des compétences managériales, mais qui marque une réelle volonté de breakthrough. La condition sine qua non, en matière de transformation numérique, est en effet de changer la mentalité et le mindset. Il faut donc quelqu’un qui ait la capacité de comprendre que nous sommes face à un phénomène totalement différent. Sans cela, on risque de passer à côté de l’objectif. Il faut oser un changement plus radical. Il faut quelqu’un qui pense différemment, peut-être — pourquoi pas? — un jeune venu de l’étranger, de Californie ou d’ailleurs, pour secouer les choses…