Isabelle Salmon (Erasme): apprendre à négocier le “virage serré du numérique”

Interview
Par · 19/11/2015

En parallèle aux travaux du Conseil du Numérique, un “Comité des Sages“, composé de 8 profils académiques issus de l’Académie Royale des Sciences de Belgique, a formulé une série de recommandations, notamment dans le domaine de la santé et de l’enseignement, en vue du lancement du futur Plan wallon du numérique. Parmi ses membres figurait Isabelle Salmon, chef de la pathologie à l’Hôpital Erasme et de l’unité de recherche Diapath (Digital Image Analysis in Pathology) de l’ULB à Gosselies.

Le premier constat qu’elle pose est celui du retard pris par le milieu hospitalier et celui des soins de santé face à la transformation numérique. Nombre de chantiers entamés, notamment pour l’échange de données, sont encore loin d’être terminés et plusieurs chapitres ont été trop délaissés jusqu’à présent.

Découvrez ci-dessous, in extenso, l’interview qu’elle nous a accordée. Une interview, réservée à nos abonnés Sélect et Premium, dans laquelle elle aborde notamment les sujets de la mise en commun de projets et de compétences, la nécessité de nouveaux métiers nécessités par la généralisation du numérique dans le secteur des soins de santé, les risques de carence dans l’accompagnement du patient, mal préparé à son nouveau rôle d’“acteur” de son trajet de soins, ou encore le rôle de “grand ensemblier” que pourrait ou devrait jouer la Région.

En préambule à l’entretien, Isabelle Salmon reconnaît que le monde de la santé, en Belgique, est encore loin de s’être suffisamment ouvert aux opportunités que porte le numérique.

“Le milieu hospitalier a un certain retard et fait preuve d’une certaine réticence face à la transformation fondamentale des soins de santé qu’induit le numérique, sans doute lié au mode de fonctionnement des hôpitaux, à la grande diversité. C’est peut-être compréhensible quand on pense à la grande diversité d’applications qu’on peut télécharger sur les mobiles. On comprend que les médecins, le corps médical, le personnel de la santé au sens large, se posent des questions. S’il n’y a pas un encadrement étroit des patients, il y aura à coup sûr des dérapages.”`

Dans ce constat transparaissent plusieurs des arguments qu’elle exposera au fil des questions posées. Voyez plutôt…

Sur quels aspects ayant trait à l’e-santé les travaux du Comité des Sages se sont-ils concentrés?

Isabelle Salmon: Il y a tout d’abord le mobile health qui est, à mon avis, ce qui touchera le plus le patients et qui intéresse dans doute moins le politique pour le moment. Il y a par ailleurs deux choses qui me semblent importantes.

(1) Kind Messages for Electronic Healthcare Record, réseau d’échange standardisé de données entre institutions de soins de santé.

D’une part, le dossier patient unique numérisé, le fait de pouvoir avoir accès à tous les antécédents d’un même patient, peu importe l’endroit où il se trouve ou soit traité. Le projet est déjà bien avancé. Il concerne le réseau Kmehr (1), autrement dit, la mise à disposition des données patient à travers toute la Belgique, avec l’avantage majeur de ne plus devoir répéter des examens qui ont déjà été faits.

Même si ce projet est déjà engagé, il reste des choses à faire: la rapidité d’accès aux données, la standardisation des données, et ce qu’on va mettre dans ces données. La constitution de ce qu’on appelle les minimal data sets nécessitera encore une série d’ajustements majeurs.

Isabelle Salmon: “Personne ne doute de la nécessité du dossier patient unique. Le seul domaine qui pourrait nous rendre un peu tiède en la matière est la sécurité des données. La confidentialité est nécessaire à toute relation patient-médecin. Mais la crainte subsiste de voir des données tomber dans de mauvaises mains…”

D’autre part, la chaîne diagnostique mériterait qu’on en fasse une priorité. Si l’on prend l’exemple du cancer, son diagnostic exige de plus en plus d’expertise. On a besoin d’expertises de plus en plus pointues de la part des radiologues et des anatomopathologistes qui sont les deux chevilles ouvrières du diagnostic du cancer. Or, leur nombre diminue en Belgique et ceux qui restent doivent être de plus en plus spécialisés. La meilleure manière de régler le problème de cette demande, c’est de mettre en réseau les ressources humaines présentes, en faisant circuler les clichés pathologiques via les réseaux. Les experts se réunissent virtuellement via des plates-formes de télédiagnostic ou de pathologie numérique, pour donner un avis rapide.

C’est là, à mon avis, un dossier primordial à placer dans les priorités. Vous pouvez faire tout ce que vous voulez pour améliorer la prise en charge thérapeutique des patients, si le diagnostic n’est pas bon, la perspective du professionnel ne sera pas bonne…”

Les défis actuels de la numérisation des soins de santé? “Sa fragmentation, le manque de support organisationnel pour les patients, le manque d’interopérabilité des systèmes, le manque relatif de support et d’apport financier. Gouvernance et normalisation sont des éléments essentiels pour garantir quatre aspects essentiels des soins intégrés: l’interopérabilité des systèmes, la sécurité des patients, la sécurité des données et la protection de la vie privée.”

Comme autres priorités sur lesquelles l’e-santé devrait mettre l’accent, Isabelle Salmon cite les performances réseau, la sécurité, mais aussi l’avènement de nouveaux métiers. Tels que ceux  d’administrateurs de réseaux d’échanges de données ou de coordinateurs, “des gens qui connaissent l’IT et les réseaux mais aussi l’outil métier. C’est-à-dire qui savent ce dont un médecin a besoin pour faire un diagnostic, qui connaissent les normes de qualité pour garantir une traçabilité – pas question de confondre les clichés de deux personnes…

A la vitesse à laquelle toutes ces nouvelles technologies et solutions se développent et avec la pression – réelle – qui s’exerce sur les médecins, par exemple en termes de rapidité en termes de diagnostic et de prise en charge, il faudra pouvoir s’appuyer sur des métiers de support qui n’existent pas encore actuellement.”

Voilà qui nous amène à un autre point prioritaire: le besoin de formation…

Isabelle Salmon (Erasme): “L’encadrement du patient deviendra un métier à part entière. Je ne voudrais pas que l’éducation patient se fasse uniquement par Internet.”

“Compte tenu du développement des outils informatisés et notamment de la télémédecine, les professionnels de santé devront être formés à l’utilisation des solutions innovantes communicantes, à la spécificité des logiciels de traitement des images de plus en plus sophistiqués, ainsi qu’à la manipulation des “big data”. Les patients ne doivent pas être écartés de cet effort car l’implication du patient dans le processus d’évolution de l’outil, qui finalement est développé à son service, améliorera sa confiance dans cette évolution et facilitera son accord de communiquer ses données”, écrivait-elle dans le document remis au Conseil du Numérique.

Quels sont vos recommandations, ou celles du Comité des Sages, en termes d’instruments nouveaux et de compétences que le corps médical ou hospitalier doit s’approprier?

Longtemps, la médecine a été quelque chose de très paternaliste. De plus en plus, on se rend compte que le patient est vraiment partie prenante de son diagnostic et de sa thérapeutique. Il va donc falloir mettre en place une série de métiers qui encadreront le patient parce que le médecin n’aura plus nécessairement le temps de faire tout cela.

Source: Healthology

L’encadrement du patient deviendra donc, à mon avis, un métier à part entière. Il faudra former des personnes qui soient en mesure de mesurer toute une série de constantes, et plus uniquement le taux de glycémie dans le sang.

Ce qui, personnellement, me fait peur, ce sont ces laboratoires de biologie clinique qui permettront au patient de saisir, dans une application, ses données, relevées au départ d’un équipement quelconque. Il devra avoir des connaissances pour interpréter ces multiples paramètres. Je ne voudrais pas que l’éducation patient se fasse uniquement par Internet. La relation personnelle qu’entretient un médecin avec son patient lui permet de voir quelle est sa compréhension de l’information qu’il reçoit…

Je ne voudrais pas personnellement lire, via Internet, que tel marqueur qui a été détecté chez moi est associé, dans 80% des cas, à un cancer…

Il faudra trouver un modus vivendi, aménager, dans l’hôpital ou en dehors de l’hôpital, des lieux d’encadrement, qui préservent le côté humanisant de la médecine. Il faudra prévoir une période de transition. Toute avancée technologique est bonne mais il faut aménager une transition, tant pour les anciennes générations que pour les nouvelles.”

A suivre… Dans la deuxième partie de l’interview, Isabelle Salmon aborde plus spécifiquement le rôle que peut jouer la Région pour impulser et structurer efforts et initiatives en matière d’e-santé, en favorisant la naissance de plates-formes qui mutualisent les ressources et les expertises, en veillant, dès le départ, à la pérennisation des projets, et en faisant se mettre autour d’une même table tous les acteurs concernés – privés, publics et académiques.