Isabelle Salmon (Erasme) – 2ème partie: “l’idée de mise en réseau est essentielle”

Interview
Par · 20/11/2015

Deuxième partie de notre entretien avec Isabelle Salmon, membre du Comité des Sages et chef de la pathologie à l’Hôpital Erasme. Elle y aborde notamment le thème de la mutualisation des expertises et celui du rôle que peut jouer la Région pour impulser et structurer efforts et initiatives en matière d’e-santé.

Relire la première partie de cette interview ici

Quels sont, selon vous, les domaines d’opportunités pour les acteurs et les économies régionales – bruxelloise ou wallonne – en matière d’e-santé, sur quels domaines pourrait se concentrer la recherche de positionnement différencié, de valeur ajoutée, de spécialisation dite intelligente?

Isabelle Salmon: Je prend l’exemple du projet des biobanques (collecte et échange d’échantillons corporels humains à visée de recherche) – largement supporté par les régions wallonne et bruxelloise, en association avec l’UCL, l’ULB et l’ULg, pour créer un réseau. Les expertises existaient dans les trois universités et quelques autres centres.

Isabelle Salmon: “La législation doit évoluer. Elle n’est pas adaptée au transfert d’images à des fins de diagnostic. En effet, qui est responsable du diagnostic? Le premier qui a envoyé l’image, celui qui l’a reçue…?”

Cette idée de mise en réseau est essentielle. Ce qui est en jeu ici, c’est la mise en réseau des données patient, des expertises diagnostiques, de la formation aux nouveaux métiers. Le faire, chacun de son côté, serait délirant. Ce qu’on a fait hier pour les biobanques doit être fait, demain, en télédiagnostic. C’est un projet porteur pour tout le monde, pour les sociétés qui touchent au (bio-)médical, pour l’économie, pour les patients. L’évidence-même du projet permet d’avoir des résultats rapides.

L’une des propositions que j’ai émises [dans le cadre du Comité des Sages] est de réaliser le cadastre des expertises. Nombre de briques lego existent. Reste à les mettre en ensemble. Et à cet égard, seules les Régions sont en mesure de rassembler les compétences, de mettre en présence la société qui a développé un produit et qui est prête à mettre son énergie financière au service de son application à d’autres domaines, avec le corps médical qui veut avancer, avec le politique qui doit faire évoluer la législation…

En matière d’e-health, les initiatives demeurent actuellement locales, parfois certes à plus grande échelle, mais répondent en fait aux besoins spécifiques de chacun. Elles voient le jour parce qu’on ne peut pas attendre. Mais cela reste local. La Région a le pouvoir financier, politique, pour mettre en place, regrouper, des projets. Quand on voit le nombre d’hôpitaux qui existent en Wallonie, à Bruxelles, il y a suffisamment d’expertise et de know-how pour mettre tout cela en oeuvre au niveau régional.

A cet égard, l’idée d’une “grappe” a été formulée par le Conseil du Numérique, pour une mise en réseau des acteurs. Vous y êtes donc favorable?

Tout-à-fait. Jusqu’à présent, je le répète, on a travaillé en local mais parce qu’on ne peut pas attendre.

La mise en réseau, notamment pour l’échange des données, est en train de se mettre en place mais il demeure de nombreux réseaux en Belgique. Si les Régions ne décident pas de structurer les projets et de créer des plates-formes très attractives, on va se retrouver avec toute une série d’initiatives locales qu’il faudra ensuite interfacer. Il n’y a rien de plus compliqué…

Par contre, si on peut avoir une plate-forme de diagnostic, d’expertise thérapeutique, des plates-formes uniques déclinées potentiellement dans toute une série de domaines.

Le diagnostic, d’ici 10 ans, va quitter les murs des hôpitaux. Les médecins qui travaillent aujourd’hui sur des lames travailleront demain sur des images, sans plus dépendre du site qui les accueillera…

Quelle attitude prendre vis-à-vis de la multiplication des applis, dispositifs qui viennent de l’étranger, sans qu’un cadre réglementaire soit prêt, notamment dans la perspective de la collecte et de la qualité des données? Y a-t-il là un rôle à jouer soit par le monde médical, soit par le niveau politique – belge ou régional?

On en a beaucoup parlé. Le but de ces discussions [Ndlr: dans le cadre du Comité des Sages] n’était pas de formuler des propositions concrètes mais plutôt d’envisager les problèmes. C’est vrai qu’on n’a aucun contrôle sur la nature des applications, sur la manière dont les patients vont les utiliser. Il ne faut pas sous-estimer les volumes de téléchargement. Or, on n’a pas d’informations sur ceux qui les téléchargent… contrairement aux sociétés qui les créent.

“On ne peut pas passer d’une médecine un peu froide, paternaliste, à une situation où le patient serait seul face à la maladie.” Du genre: vous avez votre smartphone, vos applis, vos données, débrouillez-vous.

Une première chose importante est donc d’avoir un cadastre de ce qui est téléchargé. Il faudrait, au niveau juridique, établir des normes  pour qu’on ne puisse pas mettre sur Internet n’importe quelle appli – tout comme on ne peut pas mettre n’importe quel médicament sur le marché – sans qu’il y ait un parcours normatif.

Deuxième chose, il faut former le personnel médical à tous ces outils m-health.

Passage du rapport d’Isabelle Salmon au Conseil du Numérique: “Les freins au développement de la mHealth dans l’Union Européenne sont principalement d’ordre économique, réglementaire, structurel et technologique: modèle économique inadapté, absence de réglementation cohérente en matière de protection des données personnelles ainsi que d’accréditation des dispositifs médicaux, manque de normes d’interopérabilité permettant le développement de solutions compatibles entre elles, ce qui restreint actuellement le développement des applications.

“Le mobile a ceci de positif qu’il va permettre de toucher un plus grand nombre de patients. Il y a sur terre plus de téléphones mobiles que de… brosses à dents.”

Il faudra aussi assurer un cadrage. Bien sûr, les jeunes font tout sur leur smartphone. Mais jouer sur Internet, dialoguer sur Facebook est une chose; gérer sa santé en est une autre. Il faudra cadrer. Ce cadrage, il faudra le réfléchir. Parce qu’on ne va pas cadrer de la même manière le m-health de type bien-être, la prévention, que le m-health du diagnostic précoce.

Comme d’habitude, c’est la pression technologique qui va amener le corps médical à changer et il y aura de la casse. Peut-être davantage dans des pays où les soins de santé sont moins bien développés ou moins à portée de main… Ces pays risquent de subir les maladies infantiles de toutes ces technologies.

Dans le contexte de ces plates-formes dont vous parliez, qui auront un but de mutualisation des compétences, comment voyez-vous le monde médical, hospitalier, se mettre d’accord pour parler d’une même voix, se coordonner avec les initiatives qui viendraient du privé ou du public?

Pour avoir moi-même pris en charge, avec deux collègues de l’UCL et de l’ULg, la mise en place des biobanques, je dirais que c’est en effet compliqué. La santé financière des hôpitaux n’est pas bonne, le coût des soins de santé augmente. Il y a de la concurrence entre hôpitaux…

Mon grand rêve serait une plate-forme où chacun puisse s’y retrouver financièrement, intellectuellement et philosophiquement. Je travaille actuellement à la mise en place d’une plate-forme de diagnostic pour le Chirec qui sera la même que celle de l’hôpital académique de l’ULB. Il faut arrêter ces combats [hôpital] public-privé d’arrière-garde…

Dès l’instant où on met en oeuvre ce principe de réseau, il faut être équitable dans la manière dont on va le gérer, il faut éviter qu’il y ait des parents pauvres, un impact sur le développement des hôpitaux. Et là, la Région a un rôle à jouer.

Isabelle Salmon: “La Région a un rôle de grand ensemblier à jouer, parce qu’elle a les moyens financiers pour mettre les gens ensemble.”

Au-delà de cela, en matière de collaboration avec le privé, pourquoi ne pas profiter des plates-formes mises en place par la Région pour permettre aux start-ups qui ont besoin d’encore faire évoluer leurs solutions de faire ce finetuning, permettre à toutes ces sociétés de se positionner correctement? Le partenariat public-privé est la clé de la réussite de toute cette mise en réseau. Il reste énormément de solutions à développer: sécurisation des données, traçabilité, capture des images, mise à disposition, haute disponibilité 24x7…

La Région a un rôle de grand ensemblier à jouer, parce qu’elle a les moyens financiers pour mettre les gens ensemble.

Isabelle Salmon: “La pression technologique va amener le corps médical à changer et il y aura de la casse.”

Votre avis sur le rapport remis par le Conseil du Numérique au ministre Marcourt. Y retrouvez-vous ce qui a été discuté, formulé comme avis par le Comité des Sages?

Globalement, j’ai retrouvé toute la thématique. J’ai lu, dans le texte du rapport, les mesures qui concernaient le médical. Je crois qu’à l’heure actuelle, tout peut encore rentrer dans tout. Les mesures sont suffisamment générales pour que les projets opérationnels qui vont en découler puissent s’y intégrer.

La question est de savoir comment on va passer de ce rapport à l’opérationnel. Les priorités seront-elles bien choisies? Quel rôle jouera la plate-forme eHealth belge [fédérale] et la centaine de projets qui ont été lancés? Comment tout cela va-t-il fonctionner? Comment nos briques de lego seront-elles assemblées? Il y a tellement de choses à faire rentrer dans la construction…

Qu’attendez-vous des ministres Marcourt et Prévot?

Il faudrait des projets qui soient financés, pérennisés. En Belgique, on a souvent tendance à donner un coup de pouce pour un projet sans se soucier de la manière de le pérenniser. Pour cela, il faut que les sociétés soient impliquées. Il ne faut omettre aucun acteur dans le lancement d’un projet. Il faut que la pérennisation soit pensée dès le départ. Les ministres Marcourt et Prévot doivent donc travailler ensemble pour les phases de démarrage des plates-formes et pour la phase de routine. [Ndlr: l’un a le portefeuille de l’économie et des nouvelles technologies; l’autre, des compétences en matière de structures de support des prestations de soins]

Il faut analyser d’emblée l’impact, identifier les domaines où on peut réaliser des économies, et comment réinjecter ces économies dans le système pour supporter les développements…