Emmanuël Houdart (Wallon de l’Année): “L’avenir de la Belgique est en train de se jouer sur le terrain de la création de contenus et de code”

Interview
Par · 02/03/2018

En septembre 2015, Emmanuël Houdart inaugurait la Maison des Maths, à Quaregnon (près de Mons). Un lieu où les jeunes, de tous âges, sont accueillis pour leur donner le goût et leur expliquer le vrai sens des maths. Pas par la théorie mais par la manipulation concrète, physique, des concepts, par l’expérimentation.

Le succès a dépassé toutes les espérances – et les budgets cueillis à gauche et à droite. Aujourd’hui, Emmanuël Houdart veut transposer l’initiative à la sensibilisation au code et à l’algorithmique.

Sa nomination comme Wallon de l’Année 2017 était l’occasion rêvée d’aborder ces sujets avec lui, sa manière de voir l’importance du code dans notre société et vie actuelles et sa vision de l’enseignement en la matière.

Régional-IT: Commençons par une petite présentation. Qui est Emmanuël Houdart? Quel a été votre parcours?

Emmanuël Houdart: J’ai deux passions: l’enseignement et les mathématiques. J’ai commencé ma carrière de prof de math en 1999. Très rapidement, je ressens que les mathématiques ne sont pas vraiment la matière préférée des élèves [Ndlr: il enseigne au secondaire] ou, tout au moins, qu’ils ne la perçoivent pas comme moi je l’imagine.

Dès 2003, je fonde l’asbl Entr’Aide dans le but de fournir une aide structurelle, pendant l’année scolaire, pour aider les élèves du secondaire qui ont des difficultés en mathématiques et ce, de manière structurée, sur le long terme – tous les mercredis après-midi, tout au long d’un trimestre.

J’avais imaginé constituer un petit groupe de 5 ou 6 étudiants. Je n’avais jamais imaginé l’ampleur que cela allait prendre. En juin 2004, on accompagnait déjà une soixantaine d’élèves, ce qui m’a obligé à embrigader des amis, intervenant comme moi de manière bénévole.

En 2010, l’asbl comptait près de 100 volontaires et supportait plus de 1.000 élèves. Des collaborations étaient nées avec une trentaine d’écoles, en Wallonie et à Bruxelles, qui accueillaient des ateliers le samedi matin.

Jusqu’à cette date, tout en gérant l’asbl et ses activités, je continuais mon travail d’enseignant. Ce n’est qu’en 2010 que j’ai décidé de me consacrer entièrement à l’asbl.

Quels principes appliquiez-vous pour accompagner ces élèves en difficultés et comment êtes-vous passé de cette asbl Entr’Aide à la Maison des Maths?

Ce petit coq, trophée décerné au Wallon de l’Année, servira de déclencheur pour une aide publique structurelle?

Au fil des ans, divers outils ont été créés pour améliorer la didactique. Au fil des séances, j’ai été conforté dans l’idée que quand on propose à l’élève une parenthèse par rapport à son cours, qu’on lui explique par exemple le pourquoi des dérivées, l’historique, à quoi ça sert, ses yeux s’éclairent, il devient passionné. Le problème, c’est que lorsqu’il retourne en classe, il retombe dans l’approche classique et la parenthèse n’a pas d’impact. L’interro de maths reste toujours aussi catastrophique.

C’est de là qu’est née l’idée de la Maison des Maths. En effet, ce qui manque en réalité, c’est un volet complémentaire, où on explique le pourquoi, l’origine, le sens, l’utilité des mathématiques. Quelque chose qui n’est pas de la remédiation et qui n’est pas lié au programme scolaire.

Pour les sciences, on ne saurait plus imaginer d’école secondaire sans un labo de sciences,  de chimie. J’espère que dans dix ans, on ne trouvera plus d’école secondaire sans labo de maths.

Il est en effet extrêmement important d’expérimenter les mathématiques, de manipuler.

Emmanuël Houdart: “Aujourd’hui, le cours de maths, c’est la présentation de résultats finaux, l’application de procédés et d’exercices répétitifs. Or, il devrait être toute la pensée qui amène à ce résultat final.”

On parle beaucoup aujourd’hui de la méthode de Singapour. Que dit-elle? Il faut passer à de l’expérimentation, manipuler, passer d’abord par la phase concrète avant de pouvoir abstraire les mathématiques. En fait, notre acronyme MdM – Maison des Maths -, c’est aussi un leitmotiv: Manipuler. Découvrir. Modéliser.

Avant de modéliser, de créer la compétence que le cours de maths doit amener, il faut manipuler pour découvrir. A la Maison des Maths, par exemple, on pèse le théorème de Pythagore.

Emmanuël Houdart: “On est très mauvais dans les tests Pisa. parce que les questions demandent d’établir un raisonnement, d’amener une pensée mathématique. Ce qu’on n’a jamais appris.
Je suis convaincu qu’une bonne partie des échecs en maths sont dû à un manque de motivation en raison d’un manque de sens.”

Quels sont aujourd’hui les élèves qui réussissent en maths? Ceux qui savent déjà abstraire. Mais on élimine ou en dégoute des mathématiques toute une série de gens qui ont pourtant des compétences mathématiques valables parce qu’on ne passe pas par la première case – celle de la manipulation.

Le cour de maths devrait être un cours de recherche. Mais c’est une facette qu’on a totalement zappée.

Cela explique aussi qu’on soit très mauvais dans les tests Pisa. Les questions demandent d’établir un raisonnement, d’amener une pensée mathématique. Ce qu’on n’a jamais appris.

On a vidé le cours de maths de sa substance mathématique, comme le dit Paul Lockhart, éminent mathématicien américain.

On dit aussi que les filles s’intéressent moins aux mathématiques. Elles peuvent tout aussi bien que les garçons résoudre ces séquences mathématiques mais l’une des raisons de leur désintérêt vient du fait qu’elles n’en comprennent pas la finalité, le sens. Les filles sont plus demandeuses de l’intérêt des choses.

Si on en revenait au pourquoi et à l’essence, on pourrait avoir davantage de public féminin dans les études STEM [sciences, technologies, engineering, mathématiques].

Comment comptez-vous transposer ou étendre au domaine de l’algorithmique et de l’apprentissage du code ce que vous avez expérimenté et démontré pour les mathématiques avec la Maison des Maths?

Cédric Villani (1), mathématicien français reconnu mondialement et désormais engagé en politique, élu député, est au coeur de l’actualité française. 21 réformes ont été proposées pour amener le goût des mathématiques. Parmi elle, figurent deux heures de code obligatoires dans le programme.

C’est l’un des plus brillants mathématiciens qui défend l’importance du code dans les écoles. On est en train de vivre une révolution numérique et on ne se rend pas compte du manque crucial qu’il va y avoir, dans 5 ou 10 ans, par rapport au big data, à l’importance d’avoir une pensée algorithmique.

Or, ce que sont les mathématiques et que, malheureusement, elles ne sont pas aujourd’hui à l’école, c’est un instrument pour établir une pensée algorithmique.

Emmanuël Houdart: “L’enjeu, ce n’est pas d’apprendre à se servir d’une tablette. C’est d’apprendre à coder ! De passer de consommateur de contenus à créateur. C’est sur ce terrain qu’est en train de se jouer l’avenir de la Belgique.”

En matière de code, la Maison des Mathématiques avait déjà fait quelques animations – notamment de la programmation de robots via tablette (1).

Nous franchissons aujourd’hui une nouvelle étape: faire des animations Code dans les écoles. Il faut en effet initier, très vite et très tôt. C’est la raison d’être du projet La Maison du Code, selon la même philosophie que la Maison des Maths.

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(1) Des animations avaient également été organisées au Pass à l’occasion de la semaine “Physique, logique, numérique”. Notamment un atelier qui utilise des sections de code préétablies afin de faire évoluer un personnage prénommé Byte dans un univers 3D et coloré. De quoi lancer les plus jeunes à la découverte ludique des principes de base du codage informatique sur base du langage Swift Playgrounds.

Comment sera organisée et fonctionnera la Maison du Code?

Elle procurera un apprentissage non formel et opèrera de la même manière que la Maison des Maths. Les écoles nous contactent, s’inscrivent et viennent passer une journée d’excursion scolaire. En raison du manque d’espace, l’objectif sera d’aller dans les écoles faire des animations autour du code, d’aller sensibiliser.

Les personnes les plus à même de faire des formations au code au sein des écoles seraient, selon moi, les professeurs de mathématiques, parce que c’est la branche que se rapproche le plus. Mais ne demandez pas à un enseignant matheux ce qu’est le code. Sauf s’ils ont un intérêt particulier, la plupart sont démunis. Et c’est ça le grand problème: personne ne se rend compte de l’importance capitale.

Emmanuël Houdart: “Les plus démunis sont peut-être les enseignants eux-mêmes qui, face au code, n’ont aucune idée de l’importance et de ce que pourrait être un cours de code. L’enseignement est en décalage complet.”

Quelles tranches d’âge viserez-vous?

J’oserais dire quasiment le même public que celui qu’on accueille à la Maison des Maths, c’est-à-dire à partir de la deuxième maternelle jusqu’au secondaire. Mais avec des méthodes bien sûr différentes.

Dès la deuxième maternelle, on peut sensibiliser au code. On peut certes faire du code avec une tablette mais en maternelle, le but est de faire du code sans l’outil informatique. Le code, ce n’est pas s’installer devant un écran. C’est avoir un mode de pensée structurant. Et cela, il faut le semer très tôt. Ensuite, on monte en puissance.

Où en est le projet? En phase de démarrage, de recherche de nouvelles ressources, tant financières qu’humaines?

On est en train de stabiliser la Maison des Maths. Et ma nomination comme Wallon de l’Année aura sans doute un effet positif.

On a par ailleurs reçu un soutien – un subside – du Digital Belgium Skills Fund. C’est grâce à lui que nous avons pu lancer l’idée.

Le principe [du fonds] est d’octroyer des fonds sur trois ans, mais il faut obtenir le soutien d’année en année. L’animation autour du code a été notre argument pour la deuxième année. Nous attendons en ce moment le feu vert. Ce qui permettrait à l’initiative de démarrer rapidement.

Nous sommes prêts. Nous avons les idées, le matériel. Il nous manque juste les ressources humaines afin de ne pas détourner des personnes de leur rôle à la Maison des Maths.

Il n’est pas exclu que l’on puisse déjà donner quelques animations après les vacances de Pâques, de manière sporadique, à titre d’essai. Avec un planning régulier à partir de la rentrée de septembre.

Vous parlez d’un soutien de la part du Digital Belgium Skills Fund. Qu’en est-il du côté de la Fédération Wallonie-Bruxelles? Voici quelques mois, la ministre Marie-Martine Schyns (enseignement obligatoire) vous a plutôt opposé un fin de non-recevoir pour ce qui est d’une aide à la Maison des Maths… Les choses ont-elles évolué depuis?

Le problème, la grande force et, en même temps, la grande faiblesse de la Maison des Maths et, dès lors, de la Maison du Code, c’est que le projet a été lancé sans qu’on ne nous ait rien demandé.

Quand un projet vient de têtes pensantes au niveau des autorités publiques, les budgets se libèrent sans que le résultat soit forcément au rendez-vous parce qu’on n’a pas demandé à des gens de terrain ce qu’il convient de faire.

Par contre, quand on est dans une démarche bottom up, les choses sont très difficiles, même quand l’idée est bonne, parce qu’on ne rentre dans aucune case.

La Fédération ne peut pas nous affecter des enseignants parce qu’on n’est pas une école, avec différents cours, des diplômes… La question est la suivante: à la lumière du Pacte d’Excellence, est-ce que nous ne sommes pas une école “moderne”? Est-ce que la rénovation de l’enseignement ne passe pas par des structures telles que la nôtre?

Emmanuël Houdart: “Quand on n’est pas dans les cases et qu’on veut développer un projet novateur, c’est parfois très compliqué.”

C’est vrai que j’ai peut-être un peu forcé la main en mettant tout en place au lieu d’en parler pendant deux ans et d’ensuite réaliser une étude pendant trois ans… Et, au moment où tout était en place, où le public reconnaissait l’importance, on s’est tourné vers les autorités parce que nous avions besoin de budgets pour y faire face. Il était devenu nécessaire d’en passer par une croissance structurelle, avec un support public.

Jusque là, les aides sont venues de manière épisodique, avec du démarchage ponctuel, en ce compris auprès d’entreprises privées [Ndlr: parmi les acteurs privés ayant apporté un soutien, parfois purement ponctuel, parfois plus appuyé à la Maison des Maths, on peut citer Agoria, Google ou encore Total]

Emmanuël Houdart: “Sans la confiance que nous a octroyée le data center de Google à Baudour, nous n’aurions pas pu démarrer la Maison des Maths. Et ils nous ont réitéré leur confiance pour la Maison du Code…”

Mais il n’y avait aucun budget public parce qu’on ne rentre dans aucune case… Et le changement de gouvernement en juin a compliqué encore plus la donne.

Les dossiers ont toutefois progressé. Nous sommes sur le point d’avoir un accord à la fois avec la Fédération Wallonie-Bruxelles et avec la Région wallonne.

“En Belgique, l’arsenal est très lourd pour développer un projet.”

Sous quelle forme la Région wallonne pourrait-elle vous soutenir?

Suite à la chute du gouvernement, tous les contacts noués avec le Cabinet Marcourt ont été annihilés. Ils étaient venus sur place et avaient un a priori positif. Mais les dossiers ont donc dû être réintroduits. Heureusement, l’équipe de Pierre-Yves Jeholet a été très sensible à l’idée.

En Belgique, l’arsenal est très lourd pour développer un projet. Ce qui me fait souvent dire “à côté de combien de projets intéressants ne passe-t-on pas?”

Je m’étais donné cinq ans pour structurer le projet. On boucle bientôt la troisième année. Peut-être pourra-t-on dire en 2019 qu’on est sur les rails et qu’on a réussi à s’inscrire dans une case ou plutôt à créer une case spéciale pour la Maison des Maths. Et si on est dans une case, ce sera plus facile d’obtenir des budgets…

Quels seraient les effectifs nécessaires?

Voici ce que nous voudrions. En Fédération Wallonie-Bruxelles, il y a 100.000 enseignants. Peut-on dire à une fraction d’entre eux d’aller à la Maison des Maths ou du Code puisque le public est un public scolaire? Cela ne représente pas un coût supplémentaire. Il s’agit simplement d’accepter que des enseignants soient affectés à notre projet. C’est une goutte d’eau par rapport à la masse des enseignants.

Dans quelle mesure les enseignants eux-mêmes seront-ils les destinataires de vos activités de sensibilisation puisque, comme vous le disiez, ils sont démunis face au code et à ses implications?

Il est évident qu’en organisant des animations dans les écoles, nous allons d’office sensibiliser les professeurs. Mais c’est vrai que nous pourrions avoir une force d’action nettement plus importante si on proposait des formations pour les enseignants.

Tout dépendra des moyens qu’on veut nous donner. Des études de McKinsey indiquent que lorsque l’on veut impulser quelque chose de nouveau, il faut mobiliser au minimum 5% des ressources pour avoir une force de frappe importante. Nous avons 100.000 enseignants. Il faudrait donc mobiliser 5.000 enseignants.

Rêvons! Si la Fédération, soudain, nous libère 100 enseignants, ce serait formidable… On pourrait alors avoir des animations spéciales pour enseignants et insuffler ainsi quelque chose de nouveau.

Pour l’instant, si nous recevons le feu vert du Digital Belgium Skills Fund, nous espérons pouvoir augmenter l’équipe de cinq animateurs que l’on pourrait dédier à la Maison du Code. C’est déjà pas mal mais il est impossible de faire tout ce que nous voudrions faire.

Comment vous situez-vous, avec la Maison du Code, par rapport à d’autres initiatives telles que CoderDojo Belgium, qui se lance en Wallonie LIEN https://www.regional-it.be/2017/11/17/coderdojo-wallonie-demarrage-janvier-2018/, et Kodo Wallonie?

Nous ne sommes en effet pas les seuls à vouloir donner le goût du code. Ce qui nous distingue, c’est le professionnalisme des animations. C’est un point crucial. C’est un vrai métier. Nos animateurs se forment en permanence.

Kodo Wallonie nous fait du bien [de par leur action] mais leurs animations se font le samedi matin. Nous, nous pénétrons au sein-même des écoles. Avec une équipe dédiée, et non des volontaires qui ne peuvent le faire que lorsqu’ils en ont le temps – ce qui est déjà très louable mais avec les risques d’irrégularité que cela implique et, parfois, avec un niveau de qualité non garanti.

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Cédric Villani est un mathématicien et homme politique français. Désormais député (pour La République en Marche), il a remporté en 2010 la médaille Fields.

Spécialiste de l’analyse mathématique, il travaille sur des problèmes issus de la physique statistique (équation de Boltzmann, amortissement Landau), de l’optimisation (problème du transport optimal de Monge) et de la géométrie riemannienne (théorie synthétique de la courbure de Ricci).

Voir son CV complet sur Wikipedia.

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