Smart City Manager: grand écart entre liberté d’action et rouages à huiler?

Hors-cadre
Par · 03/08/2017

Après Céline Vanderborght, smart city manager pour la Région de Bruxelles-Capitale, nous donnons la parole à d’autres responsables smart city – de villes, cette fois (Namur, Bruxelles) mais aussi à Nathalie Crutzen, directrice du Smart City Institute. Comment voient-ils leur rôle, leur marge de manoeuvre? Quel poids ont-ils? Comment seront-ils évalués?

Quand on leur demande quelles sont, à leurs yeux, les compétences, les qualités que doit avoir – ou acquérir – un(e) “smart city manager”, les réponses de nos interlocuteurs, tous intimement familiarisés avec le “métier” de Smart City manage, sont à la fois assez semblables et relativement diffuses – ou polymorphes, selon le point de vue.

La raison en est notamment que “ce métier est trop récent”, comme le souligne Nathalie Crutzen, directrice du Smart City Institute. “Il n’y a pas de “profil-type” pour un ou une Smart City manager. Ce qui compte avant tout, c’est d’avoir une bonne compréhension du contexte et des évolutions technologiques. “Un Smart City manager doit avoir une compréhension générale, savoir ce que recouvre réellement le concept de smart city, les implications… Selon les spécificités de son territoire, il se focalisera sur la mobilité, la gouvernance… Il faut éviter, à cet égard, de tout vouloir faire en même temps.

Un Smart City manager ne doit pas être un informaticien, un technicien, mais il doit avoir une certaine sensibilité, un certain niveau d’informations en matière de nouvelles technologies. Il doit  notamment être à l’aise avec des sujets tels que les open data, le big data

Au-delà, ce qui importe avant tout, c’est d’avoir une vision transversale des projets et de savoir gérer une équipe, de faire preuve de qualités de leadership, de susciter l’adhésion, de faire accepter les changements de mentalité.”

“Nous ne sommes pas des geeks”

L’un des points sur lequel se rencontrent nos interlocuteurs, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’être un “techie” pur et dur même si tous et toutes ont certaines affinités, voire inclinaisons pour les technologies – chose d’ailleurs indispensable, souligne Nicolas Himmer.

A la Ville de Bruxelles, par exemple, Filis Zümbültas a une petite expérience du monde de l’IT mais plutôt côté analyse métier. Avant d’atterrir à la Ville de Bruxelles, elle a en effet travaillé pendant 2 ans comme consultante SAP. “Mais je n’ai pas étudié l’IT”, souligne-t-elle. Le point commun entre son ancien job et le nouveau? “Faire le lien avec les besoins du client, avoir une vue sur les projets.” Son profil, elle le définit donc comme davantage fonctionnel que technique “même si c’est bon d’avoir cette expérience… mais on peut toujours s’entourer de personnes ayant ces compétences techniques.”

Filis Zümbültas (Ville de Bruxelles): “Il faut avant tout avoir l’esprit d’initiative, proposer de nouvelles idées, dans un environnement qui n’est pas toujours des plus modernes, penser “out of the box”.

Quelles sont à ses yeux les compétences indispensables d’un(e) Smart City Manager? Accrochez-vous car la liste est longue et variée. “Il s’agit d’être motivée par les nouvelles technologies, de rester au courant des derniers développements. Mais il faut avant tout avoir l’esprit d’initiative. Il faut en effet proposer de nouvelles idées, surtout au sein d’une administration qui n’est pas toujours des plus modernes. Le but est de faire progresser les choses, de proposer des services de qualité aux citoyens. Il faut donc pouvoir penser “out of the box”.

Parmi les compétences essentielles figurent aussi les compétences interpersonnelles: évangéliser les nouvelles technologies en interne mais en y allant doucement, en n’oubliant jamais qu’on est dans une notion de changement. Le travail se fait en équipe parce que les projets sont souvent très transversaux. Il revient dès lors au Smart City manager de mettre tous les nez, les stratégies des différents départements, dans la même direction, de trouver des synergies, des projets communs. Avec, en plus, un sens des priorités parce qu’il n’est pas possible de mener tous les projets de front.

L’animation se fait aussi avec des personnes externes, qui opèrent dans d’autres villes, afin de pouvoir échanger des bonnes pratiques, comprendre ce qui se fait et ce qui marche ailleurs.

La fonction de Smart City Manager, c’est beaucoup d’écoute et de communication, être orienté solution – le projet doit avant tout répondre à un besoin, à quelque chose à améliorer.

Pour Nicolas Himmer (Ville de Namur), “il faut avant tout être un bon communicateur, en premier lieu afin de pouvoir parler du concept-même de “smart city” tant en interne qu’en externe, pour convaincre, amener des idées, constituer des réseaux. Il faut avoir une force de conviction afin de pouvoir démonter des idées faciles, toutes faites, pour amener les gens en dehors de leur zone de confort.”

“La fonction de Smart City Manager, c’est beaucoup d’écoute et de communication, être orienté solution – le projet doit avant tout répondre à un besoin, à quelque chose à améliorer.”

Autres compétences essentielles à ses yeux: être déterminé, bien formé aux concepts économiques, en ce compris aux nouveaux modèles (économie collaborative, circulaire…), ainsi qu’aux concepts de développement durable (écologie, économie sociale…). Sans oublier, bien entendu, une bonne maîtrise des technologies – “parce qu’on ne fera pas de smart cities sans elles” – et une bonne connaissance des institutions, des rouages administratifs et politiques.

Chaînon servile ou électron libre?

Dans quelle structure, à quel niveau de décision de la hiérarchie d’une municipalité, un(e) Smart City manager doit-il (doit-elle), s’insérer ?

Pour Nathalie Crutzen, “le poste de Smart City manager ne doit pas être un département en plus ou qui vient compléter l’existant. Sa structure peut être une cellule, mais pas un département. Il doit occuper une position où il puisse jouer le rôle de relais stratégique ou, à tout le moins, apporter son aide au responsable de la stratégie de la ville. Quoi qu’il en soit, sa position doit relever directement de la direction stratégique afin de pouvoir discuter avec plusieurs départements.”

A la Ville de Bruxelles, pour l’instant, il n’est pas encore question d’équipe, moins encore de cellule ou de département. Filis Zümbültas évolue plutôt dans un rôle de coordinatrice et d’animatrice d’un groupe de travail. “Le but est avant tout de collaborer avec des personnes d’autres départements – onze au total – qui sont concernés par le concept de Smart City: urbanisme, instruction publique, démographie… Ce sont eux qui connaissent le mieux les problématiques concernées – mobilité, construction, énergie… Un groupe de travail interne se réunit tous les 2 ou 3 mois pour parler des différents projets Smart City en cours, pour échanger et développer les idées.”

Nicolas Himmer (Ville de Namur): “J’aimerais en arriver à un moment donné à inverser le mécanisme, en arriver à ce que les informations remontent vers le haut afin d’amener de l’innovation qui corresponde réellement aux besoins des agents.”

A Namur, Nicolas Himmer joue aussi beaucoup comme électron libre – mais connecté. “La difficulté dans le travail qui est le mien est d’être seul. Je suis en quelque sorte une cellule à moi tout seul, une “bulle flottante” dans un univers très hiérarchisé et silotique. En effet, l’Administration travaille beaucoup en colonnes, avec de nombreux rouages très huilés. Il est dès lors difficile de travailler dans la transversalité.”

Si l’on suit son raisonnement, le Smart City Manager est en quelque sorte un rouage libre mais qui doit veiller à s’insérer à un endroit crucial afin de pouvoir actionner tous les autres rouages. Dans son exercice de sensibilisation et d’information interne, Nicolas Himmer a donc veillé à rencontrer tous les chefs de départements et tous les échevins.

Ses premiers interlocuteurs et “cibles” furent les cadres, avant de tenter de progresser vers les échelons inférieurs – l’efficacité de l’exercice dépendant du degré d’ouverture à l’innovation témoigné par chaque département et service.

“Mon espoir est que l’information [fournie aux cadres] soit propagée. J’aimerais en arriver à un moment donné à inverser le mécanisme, en arriver à ce que les informations remontent vers le haut afin d’amener de l’innovation qui corresponde réellement aux besoins des agents, qui sont en contact avec les besoins du terrain. La vraie “smart administration” viendra de là mais on en est encore loin, en raison d’une culture que je considère comme encore très paternaliste de la part des chefs de département.”

Décideur ou conseiller?

Quel poids a ou doit avoir un Smart City manager dans les décisions prises par les responsables municipaux dans le cadre de leurs projets et, idéalement, de leur stratégie de “ville intelligente”?

A Bruxelles, par exemple, “tout doit passer au collège des bourgmestre et échevins. Je ne prend pas de décision moi-même, en termes de priorités, mais je soumets des propositions”, explique Filis Zümbültas.

Personnellement, à la Ville de Bruxelles, elle relève de la direction Développement et Organisation qui dépend de l’échevin Mohamed Ouriaghli, en charge notamment de l’informatique et du logement.

“Pour l’instant, les fonctions opérationnelles l’emportent encore sur le stratégique mais le but, à terme, est de renforcer le stratégique, d’être davantage à l’écoute du citoyen [et de ses besoins].”

Filis Zümbültas (Ville de Bruxelles): “Pour l’instant, les fonctions opérationnelles l’emportent encore sur le stratégique mais le but, à terme, est de renforcer le stratégique, d’être davantage à l’écoute du citoyen.”

A Namur, Nicolas Himmer affirme pour sa part clairement… ne pas vouloir de pouvoir de décision. “Mon rôle est en effet d’être une force de proposition et de conseil, de rendre le pouvoir de décision au politique qui la perd trop souvent face à l’Administration. Ma seule responsabilité est de mener la mission qui m’incombe à terme, à savoir définir une stratégie Smart City. Un travail qui se fait au long cours et n’est jamais réellement terminé.

J’espère aussi, à terme, pouvoir participer à l’élaboration d’un tableau de critères de performances et de décisions ainsi qu’à la phase de réalisation et d’évaluation.”

Un nouveau monde

Qu’ils aient ou non rempli précédemment des fonctions dans l’aire publique, les Smart City managers que nous avons sollicités ont découvert “sur le tas” non seulement le chantier qui les attend mais aussi un univers qui fonctionne selon des règles et des procédures bien particulières. Loin souvent des réalités et contraintes qu’implique le concept de “smart city”.

Quelles sont dès lors, selon eux, les premières choses auxquelles un(e) Smart City manager doit veiller et mettre en place ?

Pour Filis Zümbültas, la première chose à faire est de constituer un groupe de travail, de faire en sorte d’avoir les bonnes personnes autour de la table. “Il est important d’avoir des “ambassadeurs” Smart City au sein de l’Administration afin qu’un maximum de personnes se sentent impliquées et motivées.

Lorsque l’on débarque à ce poste, surtout en venant de l’extérieur et du privé comme c’était mon cas, il faut également commencer par faire un état des lieux: quels sont les services, les compétences, les forces, faiblesses et opportunités? sur quoi peut-on capitaliser?”

Troisième conseil: se mettre en quête des bonnes pratiques mises en oeuvre ailleurs, découvrir comment les autres s’y prennent.

Pour sa part, la première bataille qu’a dû livrer Nicolas Himmer, en arrivant à la Ville de Namur, est de recadrer le concept de “smart” city. Avant son arrivée, il y avait trop une tendance, dans le chef des responsables municipaux, bourgmestre en tête, de coller une étiquette “smart” sur tout projet un tant soit peu modernisateur et transformationnel…

Nicolas Himmer (Ville de Namur): “Il faut impulser une gestion plus agile qui ne soit plus inscrite dans une tradition de gestion linéaire où on passe par l’étape 1 avant de faire la numéro 2, 3 et 4.”

L’un des chantiers majeurs auxquels doit s’attendre à s’attaquer un smart city manager est… la gestion du changement. Dans les mentalités, la manière de travailler de concert sur un projet trans-département, de le gérer en mode “agile”. “Il faut rééduquer les gens”, souligne Nicolas Himmer. “Il faut impulser une gestion plus agile qui ne soit plus inscrite dans une tradition de gestion linéaire où on passe par l’étape 1 avant de faire la numéro 2, 3 et 4.

Bien entendu, l’une des missions-phare du manager ou coordinateur Smart Cities sera de définir ou de participer à définir une réelle stratégie et pas “une somme de petits ou grands projets.”

Sources d’inspiration

Dans quelles ressources un Smart City manager peut-il puiser pour assumer son rôle? Forums de discussion, “clubs” ou associations, documents de référence, outils, personnes-ressources…?Comment peut-il acquérir les compétences ou connaissances qui lui font défaut ?

“La première piste est celle de l’auto-formation, d’être curieux, pour s’auto-alimenter”, souligne Nathalie Crutzen, directrice du Smart City Institute.

Encore faut-il bien sélectionner les sources ou les canaux d’informations. “On risque d’être rapidement noyé sous la masse d’informations plus ou moins pertinentes. Les conférences, internationales, notamment peuvent être une bonne source de témoignages concrets. Le réseautage aussi est utile”.

Filis Zümbültas range dans cette catégorie la Master Class organisée par la VUB. “C’est un peu comme notre groupe de travail interne mais avec de nombreux intervenants qui viennent de différentes villes et des chercheurs. On discute d’un thème précis, avec des interactions qui servent de brainstorming.”

Autre source à ne pas oublier: “les collègues dans les différents départements”, ajoute Filis Zümbültas. “Il faut faire remonter des choses qui leur semblent intéressantes. Il est donc important d’avoir un réseau informel d’informations.”

Pour ce qui est de formations, elle estime que celles que donnent par exemple le Smart City Institute de HEC Liège peuvent être utiles “principalement pour un nouveau coordinateur Smart City qui débute. Elles permettent de découvrir la gestion de projets, la manière de générer la participation citoyenne, comment travailler en transversal, gérer le changement… Et puis, le simple fait de suivre de telles formations permet de côtoyer les autres participants. C’est toujours intéressant de garder le contact pour échanger des bonnes pratiques dans un esprit constructif.”

Le Smart City Institute propose notamment des formations en pratiques de management, en gestion du changement, en mesure de performances ou des sessions plus thématiques (mobilité…). “Le but est de donner les clés aux futurs responsables Smart City, pour les municipalités mais aussi pour les entreprises. Des rencontres sont organisées avec des experts, venus de tous les horizons (IT, urbanisme, énergie, ressources humaines, gouvernance…). La richesse des formations vient de la communauté qu’on mobilise”, déclare Nathalie Crutzen.

Les formations se donnent en 10 demi-journées, suivies de 3 journées de “mise au vert”. Lisez: de travail sur projets!

Autre source de formations, plus techniques: l’Eurometropolitan e-Campus de Tournai.

Mais le paysage des formations, en matière de Smart City, est encore morcelé, incomplet. En tant que “référent” (voir définition en fin d’article) pour la Région wallonne en matière de Smart City/Smart Region, le Smart City Institute effectuera à court terme un petit travail de “clarification du paysage des formations, afin de dresser la carte des différentes formations existantes.” Utile pour savoir qui fait quoi, qui propose quel cursus ou sources d’informations, qui opère selon telle ou telle méthode… Car le flou subsiste encore: réelles formations, échanges collaboratifs, paroles d’“experts”, séances de sensibilisation, ateliers théoriques ou pratiques… Les participants n’en retireront évidemment pas la même chose.

Nathalie Crutzen (Smart City Institute): “La richesse des formations qu’on propose vient de la communauté qu’on mobilise.”

Autre question: comment des responsables Smart City peuvent-ils juger de la validité et de la pertinence des formations qui commencent à se multiplier, proposées par divers organismes, tant en Belgique qu’à l’étranger? Pas encore de “label”, en la matière. La jungle menace-t-elle? Une professionnalisation sera-t-elle nécessaire? La question n’a pas encore été réellement débattue ou analysée. Nathalie Crutzen, par exemple, dit ne pas encore avoir d’avis tranché sur la question.

Nicolas Himmer, pour sa part, dit espérer qu’on n’en arrivera pas à des cursus pré-formatés. “Une formation toute faite, fournie dans une boîte, n’aura pas pour effet de rendre une ville “smart”. Chacune, en effet, a ses spécificités. Il n’y a pas de recette standard. Je privilégie personnellement avant tout la formation en autodidacte, où chacun va chercher chez les autres ce qui peut lui convenir et voir comment l’adapter à sa propre situation. Il ne faut pas trop institutionnaliser le concept? La smart city est un foisonnement et le restera.”

Nicolas Himmer (Ville de Namur): “Il ne faut pas trop institutionnaliser le concept? La smart city est un foisonnement et le restera.”

Objectifs et résultats

Dernier point, qui ne manquera pas de prendre de l’importance au fil du temps: comment juger de l’efficacité de l’action d’un(e) Smart City manager ? Comment évaluer la pertinence, l’efficacité, l’impact des projets Smart City ?

“C’est la hiérarchie [du Smart City manager] qui fixe des objectifs annuels qui doivent être atteints”, estimait Céline Vanderborght dans l’interview qu’elle nous a accordée (relire notre article d’hier)

Qu’en est-il à la Ville de Bruxelles? “Il n’y a pas encore d’évaluation du programme Smart City à proprement parler”, déclare Filis Zümbültas. “Mais il est question d’intégrer l’analyse des projets dans le cadre du plan d’actions Agenda 21 [développement durable]. Chaque année, tous les référents procèdent à une évaluation de ce plan. Les fiches d’évaluation sont rendues publiques.”

L’évaluation de la plate-forme de participation citoyenne pourrait par exemple être faite au moyens d’indicateurs du genre nombre de personnes inscrites, pourcentage d’actifs, nombre de réactions suscitées, répartition hommes/femmes ou par zone géographique…

Tout cela relève d’une politique de gouvernance – un chantier encore largement en friche…

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(1) La notion de “référent Smart Region” implique un rôle en termes d’accompagnement, d’opérationnalisation et, dans certains cas, d’évaluation d’actions menées au niveau de la Smart Région. Définition puisée sur le portail Digital Wallonia.