Scale-ups: “répondre présent quand le momentum est là…”

Hors-cadre
Par · 04/05/2022

Lors de la soirée soulignant son sixième anniversaire, le fonds d’investissement public W.IN.G avait donné la parole à deux de ses “alumni” – deux start-ups wallonnes ayant bénéficié de son intervention financière et s’étant entre-temps hissées jusqu’au statut de scale-up. Elles avaient été invitées à parler de leur parcours de financement, des choix qu’elles avaient faits, au fil du temps, pour telle ou telle méthode et démarche de financement.

Ces deux sociétés – i-Care et Aerospacelab – se caractérisent par une belle expansion commerciale, en ce compris à l’international, et ont également réussi de solides tours de table, ces derniers temps, auprès d’investisseurs privés… Mais au-delà de ces quelques traits communs, la manière dont elles ont mené leur barque au fil du temps varie sensiblement. En raison, essentiellement, des spécificités du secteur dans lequel elles sont actives et de la situation de ce marché.

Diesel ou turbo?

i-Care est la plus ancienne des deux puisque créée en 2004. Et cet élément est déterminant pour expliquer les choix faits au départ. Là où, de plus en plus, on voit les start-ups chercher des financements importants dès leurs débuts, multipliant pour certaines les tours de table, la société montoise s’est montrée particulièrement frugale pendant de longues années.

Positionnée, dès le départ, sur le terrain de la maintenance prédictive industrielle (surveillance d’équipements via capteurs IoT, analyse de paramètres sur base d’algorithmes…), la société s’est rapidement rendue compte que le marché (local en tout cas) n’était pas preneur à l’époque de son lancement. Du genre: la bonne idée, le bon positionnement, la bonne solution mais trop tôt. L’industrie devait encore faire sa mue vers l’automatisation, le numérique et le prédictif.

Résultat: la société s’est contentée d’un départ en mode mineur, sans gros besoins financiers, sans tenter de convaincre à grands coups de com’ et de marketing. Les destinataires seraient demeurés sourds. Et, en ne pouvant démontrer un appétit du côté d’une clientèle (potentielle), “aucun investisseur ne nous aurait accompagné à l’époque”, souligne Fabrice Brion, fondateur et directeur de la société.

Le secteur – espace, satellite, analyse de données – mais aussi la date de naissance d’Aerospacelab (2017) l’ont placée dans une toute autre position, explique son fondateur et patron Benoît Deper. “Nous avions un gros besoin de fonds dès le départ”. Le seul développement d’un prototype de satellite peut exiger plusieurs millions d’euros… La start-up misait par ailleurs sur un modèle vertical intégré: production de micro-satellites (observation de la terre, solutions d’imagerie, analyse de données, offre de services thématisée… Un positionnement gourmand.

La société de Louvain-la-Neuve s’est donc mise, dès le départ, en quête de fonds relativement importants (en-deçà du million d’euros). Ce qui ne veut pas dire qu’elle ait trouvé oreille attentive à ce stade précoce… Sa quête demeura veine pendant de longs mois, avant qu’elle ne finisse par convaincre quelques business angels… flamands.

Ses premiers investisseurs privés à risque, la société les a trouvés en France en 2018 (fonds privé XAnge). En 2019, Aerospacelab convainquait la SRIW de monter à bord.

La société continue d’avoir de gros besoins en investissement. A la mi-2021, elle avait déjà engrangé 17 millions. Six mois plus tard, elle réussissait une nouvelle levée de fonds. Pactole: 40 millions. “Nous ne sommes pas encore rentables”, souligne Benoît Deper. “Raison pour laquelle nous procédons à de nouvelles levées de fonds. Nous investissons massivement pour nous assurer une place incontournable sur le marché”. Un marché spatial et satellitaire qui est particulièrement gourmand et concurrentiel…

Et le modèle intégré (matériels, logiciels, services) qu’a choisi Aerospacelab rend l’exercice encore plus onéreux. Mais, en point de mire, il y a cette ambition de devenir “le moteur de recherche de ce qui se passe sur Terre, en termes d’activités humaines en tous genres”.

Pas réactifs, les fonds publics?

Fabrice Brion (i-Care) tient à tordre le coup à une idée reçue: “Pour ses apports en financement, un fonds public tel que W.IN.G se montre plus agile que bien des investisseurs privés que je connais…”

Pour Benoît Deper (Aerospacelab), il peut être intelligent de procéder à un savant mélange entre investisseurs publics et privés. “Leurs intérêts divergent. Le public saupoudre souvent. Le privé, par contre, se montre souvent trop agressif.”

Le public – ce fut le cas auprès de la SRIW – est aussi une bonne pioche quand il s’agit de trouver des moyens financiers quand le passage à vide se fait un peu trop long et que le tour de table suivant est trop loin. Dans son cas, entre l’entrée de la SRIW au capital en 2019 et le nouveau tour de table (auprès de privés) qui est intervenu en fin 2021 (40 millions de plus), la société s’était retrouvée avec un sérieux problème de trésorerie à court terme sur les bras. Son salut, elle l’a trouvé, pour franchir ce cap, sous la forme d’un prêt de la SRIW, “prêt qui, entre-temps, a été remboursé.”

La “patience” d’un investisseur public est aussi une qualité “rare et précieuse” que Fabrice Brion dit apprécier. “Un investisseur public peut être patient quand les revenus n’arrivent pas assez vite et ne se montre pas gourmand quand les choses vont mieux que prévu…” Autre élément déterminant à ses yeux: la présence d’un investisseur public, ayant pignon sur rue, au capital d’une jeune société a aussi le don de rassurer les investisseurs privés qui hésiteront donc moins à ouvrir leur porte-monnaie.

Pas de rentabilité sans croissance

Convaincre des investisseurs privés de la pertinence et de la solidité de l’avenir d’une start-up est toujours un exercice périlleux. Les arguments à mettre sur la table peuvent également varier foncièrement selon l’origine géographique – et donc “culturelle” – de l’interlocuteur. Au-delà de la profondeur des poches que peuvent afficher Belges, Européens et Anglo-Saxons, il est une autre différence majeure dans les critères que privilégiera un fonds privé, soulignait Fabrice Brion. “Pour des investisseurs britanniques, seule compte la croissance. A leurs yeux, la rentabilité ne devient un facteur déterminant qu’une fois que la taille a augmenté.

Source: Techfoliance.

Les investisseurs privés francophones, eux, fonctionnent selon un état d’esprit plus ancien et ne regardent que le facteur rentabilité. Or, la rentabilité n’est jamais qu’un pourcentage de la croissance. Si on pousse sur la croissance, on pousse aussi sur la rentabilité.”

Il prend un exemple chiffré parlant: qu’est-ce qui vaut mieux? Miser sur une rentabilité de 50% sur un chiffre d’affaires de 150.000 euros qui ne progresse pas, ou du 10% de rentabilité sur une société qui, au bout de cinq ans, a progressé pour atteindre 50 millions?

Voilà pourquoi i-Care, après de longues années de bootstrapping et des besoins modestes, après avoir vu le marché enfin adopter goulument ses solutions, s’est engagée dans une phase de croissance. Avec une recherche de gros capitaux. Aujourd’hui, elle recherche 40 millions d’euros pour quintupler son chiffre d’affaires – qui s’établissait l’année dernière aux alentours des 50 millions d’euros. “Il y a dix ans, même si nous avions attiré un million d’euros en capital, nous n’aurons pas fait un centime de plus. Cela aurait simplement équivalu à brûler du cash. Tout est question d’être là quand le momentum y est…”

La perspective de devenir éventuellement la prochaine “licorne” wallonne (après Odoo) ne lui fait pas pour autant bomber le torse: “Les évaluations qui sont faites à notre propos varient énormément. Les investisseurs sont perdus parce qu’ils utilisent de vieilles métriques pour évaluer des sociétés d’un âge nouveau.

Je ne veux pas devenir une licorne pour le simple fait d’en être une. Ce qui importe, c’est le retour sur l’environnement de proximité. Si 30 employés, qui ont participé aux différentes levées de fonds, deviennent millionnaires, cela changera beaucoup l’environnement dans la région de Mons…”