Prayon: incruster l’innovation mais en la supervisant

Hors-cadre
Par · 24/05/2017

Quand un industriel cherche à dénicher de nouvelles idées pour doper sa “transformation numérique” ou pour résoudre une énigme à laquelle ses ingénieurs et techniciens ne trouvent pas de réponse “conventionnelle”, il lui arrive de faire appel à un consultant externe. Plus rarement de se tourner vers une start-up.

Prayon a récemment tenté une expérience pour le moins originale. A l’origine, il y eut la volonté de cette société spécialisée dans la production de phosphates destinés à l’alimentation, à l’horticulture et aux applications industrielles (réfractaires, batteries…) de mieux exploiter les données collectées tout au long de la chaîne de production afin de prédire la qualité du produit final. Partant du principe qu’il y a toujours plus d’idées dans plusieurs têtes que dans une seule, la société a fait appel à trois start-ups spécialisées dans l’analyse big data.

Le choix de ces 3 sociétés était loin d’être innocent: chacune a en effet une approche, une expertise et une démarche spécifiques. Le but était donc de les faire travailler en parallèle, sur une même problématique, de confronter et, si possible, de combiner les résultats.

Le contexte

En 2016, Prayon rachetait à Umicore ses parts dans la co-entreprise beLife, qui avait été créée par les deux sociétés afin de “démontrer la faisabilité de la production à l’échelle industrielle de matériaux cathodiques lithium-fer-phosphate (LFP) et de qualifier ces matériaux auprès de quelques-uns des principaux fabricants mondiaux de batteries rechargeables Li-ion.”

C’est là une activité potentiellement stratégique pour les acteurs locaux, confrontés à une concurrence qui vient essentiellement de Chine où se concentre une bonne partie de la production LFP.

beLife était confrontée à un problème de qualité dans son processus de production de composants destinées à des batteries Blue Solutions (groupe Bolloré).

La phase de test-pilote préalable, sur des lots limités (7 kilos), avait été une réussite mais passer à l’échelle industrielle avec des lots plus importants (100 kilos) s’avérait impossible en raison d’une grande instabilité. “Le processus n’était pas reproductible”, explique Marc Senterre, directeur IT de Prayon. “Les paramètres demeuraient les mêmes mais nous ne parvenions pas à identifier celui qui était à la source du problème.”

En faisant appel aux trois sociétés choisies, Prayon espérait faire émerger des informations significatives dans la masse indistincte de données collectées au fil du processus de production afin de mettre le doigt sur les raisons de l’instabilité.

Méthode de travail

Chaque start-up fut libre d’appliquer la méthode, la démarche, les techniques d’analyse qu’elle préférait. A chacune, au bout de l’exercice, de formuler des recommandations sur les raisons identifiées (ou supposées) du problème.

Deux start-ups finalement ont participé à cet exercice inédit (la “mission” dépassait quelque peu le cadre de la troisième).

Méthode choisie? Des sprints successifs (trois d’une semaine et deux de deux semaines) et une approche orientée processus et “contexte agnostique”.

De sprint en sprint, elles ont ainsi dû identifier les relations d’influence entre les divers paramètres, démontrer (en modifiant les algorithmes) l’impact d’un paramètre sur un autre, identifier la granularité de chaque impact… Avec, en final, un rapport présentant leurs conclusions et recommandations. Reste aujourd’hui à Prayon à implémenter ces recommandations et à vérifier, en situation de production, si le problème est réellement résolu.

Marc Senterre (Prayon): “Nous avons beaucoup appris sur nos processus, sur l’usine… Les divers intervenants se sont parlés comme jamais auparavant et se sont posés les bonnes questions.”

Mais d’ores et déjà, l’exercice est jugé probant. Les problèmes, parfois liés aux processus de fabrication ou aux équipements utilisés, ont été identifiés. Et, ajoute Marc Senterre, “nous avons beaucoup appris sur nos processus, sur l’usine… Les gens [techniciens, ingénieurs] se sont posés les bonnes questions.

Cette expérience a eu l’avantage de mettre en oeuvre un processus très collaboratif. Les gens, de profils divers – jusqu’à l’opérateur – se sont parlés comme jamais auparavant. Ce fut un véritable bouillon de culture. Ils ont accepté l’idée — parce que la démonstration en a été fait — qu’il était possible de partir des données pour améliorer les processus.”

L’une des clés de cette prise de conscience et de l’acceptation ultime fut le profil du chef de projet. Un externe “qui a une bonne connaissance de la chimie [Ndlr: il est ingénieur chimiste], une culture IT et un esprit de synthèse. C’est une personne expérimentée, qui connaît bien l’industrie, quelqu’un d’engagé et dont la personnalité passait par ailleurs bien auprès des deux sociétés travaillant sur les données.” Ce dernier point, estime Marc Senterre, n’a rien d’un détail: “les données, c’est bien, mais il faut aussi travailler la dimension humaine…”

Autre élément qui a favorisé le succès de l’expérience: l’implication de la direction, nécessaire “pour faire sauter les blocages”. Nécessaire aussi dans la mesure où l’exercice impliquait une gestion du changement et une ouverture à des idées innovantes.

Et si c’était à refaire?

Pour les responsables de Prayon, ce “hackathon” interne un peu spécial a également été révélateur de la manière dont travaillent et raisonnent des start-ups.

Les faire travailler en parallèle fut une bonne chose, chacune utilisant ses méthodes de prédilection (statistiques descriptives, machine learning…),. Cela a en effet permis de faire émerger des constats qui se sont recoupés. Toutefois, le travail de synthèse, d’extraction du “meilleur des deux mondes” aurait peut-être gagné en valeur si les deux start-ups avaient eu l’occasion, à un certain moment, de mettre leurs compétences en commun. A condition toutefois qu’elles y aient consenti. Ce qui n’est pas forcément une évidence, en dépit de l’esprit très collaboratif que l’on prête parfois à cette nouvelle génération d’entrepreneurs.

Or, Marc Senterre a plutôt parfois constaté une certaine réticence. D’une part, une grande frilosité, dans le chef de l’une des deux start-ups, à partager ses résultats avec l’autre. Par ailleurs, chacune s’en tenait en outre à son approche. “Difficile de les faire changer. Mais cela avait pour avantage que je savais à laquelle m’adresser pour telle ou telle chose”, indique Marc Senterre.

Il notait, d’autre part, une tendance de la part des deux sociétés concernées à agir dans un esprit “qui est plutôt celui d’une société classique”. Elles abandonnent trop vite, selon lui, le mode innovation pure pour penser selon des sillons qui déboucheront sur un résultat propre à leur assurer leur gagne-pain. “Comme si l’esprit d’entrepreneur les avait déjà abandonnées.”

Ce symptôme, à ses yeux, vient de l’intense pression de rentabilité qui s’exerce sur elles. “Aux Etats-Unis, par exemple, les start-ups parviennent plus facilement à lever de l’argent en masse. Cela leur donne de la liberté pour demeurer en mode innovation [pas forcément rentable à court terme] mais aussi pour être très présentes sur le terrain, pour valider l’efficacité de leurs idées auprès des acteurs commerciaux ou industriels. Chez nous, les start-ups doivent gagner de l’argent plus rapidement. Si elles ratent quelque chose, c’est la catastrophe. Ce n’est pas propice à l’esprit d’innovation.”

Marc Senterre: “Trop souvent, les start-ups sont trop hors-sol, pas assez connectées à la réalité.”

Autre bémol: les deux sociétés avaient un peu trop tendance à “opérer en abstraction totale” par rapport à la réalité industrielle qui était pourtant le contexte de Prayon. Le souci, ici, venait du fait que les statisticiens ou autres data analysts se sont parfois un peu trop cru ingénieurs chimistes sans en avoir réellement les compétences.

Résultat: des “recommandations” infaisables parce que les dosages d’acide ou le réglage des machines ne pouvaient tout simplement pas se faire comme ils l’imaginaient. “Trop souvent, les start-ups sont trop hors-sol, pas assez connectées à la réalité.”

Autre travers dans lequel ils sont tombés: ne pas avoir le réflexe de demander conseil auprès des gens de terrain pour se confronter à cette réalité. “Il est dès lors essentiel de pouvoir s’appuyer sur la puissance des ingénieurs de terrain, de connecter les gens, de guider les spécialistes data afin de rester cohérents…”

P35

Prayon va reproduire l’expérience, toujours en faisant appel à des start-ups, mais selon une méthode davantage balisée et structurée.

Le contexte, lui aussi, sera quelque peu différent – et plus ambitieux – puisqu’il s’agira d’industrialiser la création d’un “data lake” (1) en vue de générer un environnement unique que les entreprises du groupe Prayon (et, à terme, potentiellement tout acteur industriel, du moins non concurrent direct) pourrait utiliser pour construire une usine de nouvelle génération et optimiser une partie de ses processus de production dans une perspective de transformation numérique.

Autrement dit, rendre reproductible l’exploitation analytique de données et une certaine dose d’intelligence artificielle pour optimiser le fonctionnement d’une usine. Cet “outil” d’un genre nouveau serait commercialisé sous la forme de conseils par Prayon Technologies, société du groupe spécialisée dans la consultance auprès de sociétés qui construisent des usines.

Le projet de recherche (baptisé P35) a été déposé auprès de la DGO6 et sera mené, pendant une période de 2 ans, en collaboration avec le Cetic.

Tout au long du projet, appel sera fait à des start-ups qui, selon les phases successives, seront spécialisées ou auront des compétences en architecture et structuration de données, création et évolution d’algorithmes, IoT (contrôle industriel)… Un partenaire technologique sera également sélectionné afin de procurer une plate-forme d’hébergement et de gestion (données et algorithmes complexes).

(1) Un “data lake” – ou “lac de données” – est une sorte de réservoir global de données qui recueille toutes les informations présentes ou générées par une entreprise, quelles que soient leur nature et origine(s), sans schéma précis préétabli, et les rend aisément exploitables, quel que soit le type de besoin.

__________________________________

Les petits conseils de Marc Senterre

“Dans tout projet qui repose ou dépend des données et de leur analyse, il faut être agile, très rapide, jouer les ninjas et non les samouraï – parce qu’il n’y a plus de règles.”

“Informations et analyse ont la capacité de modifier le processus de décision. Il ne faut surtout pas hésiter à mélanger différents types de données pour faire émerger de nouvelles visions et perceptions, des choses jusque là insoupçonnées. Ne pas hésiter à prendre des chemins de traverse…”

Dans le même état d’esprit: “pensez aux usages secondaires. Même si vous ne savez pas quoi en faire immédiatement, gardez vos données afin de les exploiter dans un autre objectif, une autre finalité que celle recherchée à l’origine.”

Ne pas attendre indéfiniment le “bon moment” pour se lancer dans un projet de développement en espérant le “jackpot” en termes de valorisation des données. Marc Senterre choisit une analogie inhabituelle… “Un oeuf de dinosaure a été vendu 45.000 dollars chez Sotheby’s mais il aura fallu attendre pour cela plusieurs milliers d’années… Cela n’en vaut pas la peine! Prenez l’oeuf de la poule maintenant…!”