Open data: les pouvoirs locaux doivent penser “service public de la donnée”

Hors-cadre
Par · 09/10/2018

La gestion pertinente des données que détiennent ou que peuvent exploiter les administrations et autorités publiques peut leur ouvrir de nouveaux horizons, renforcer leur pertinence et crédibilité, donner lieu à des services attendus par la population. Encore faut-il que les acteurs publics, en ce compris les pouvoirs locaux, en prennent conscience et n’aient pas l’impression de ne pas avoir en mains les éléments et les leviers nécessaires.

“Intérêt général”, “service public de la donnée” sont deux concepts qu’ils peuvent ou doivent s’approprier. Notamment face aux acteurs commerciaux, GAFA et autres, dont les intérêts répondent bien entendu à d’autres finalités et règles (ou absence de règles).

C’était là l’un des sujets abordés lors de la récente conférence Smart City Wallonia par Fabien Cauchi, fondateur de la start-up française Metapolis qui a déjà eu l’occasion de conseiller quelques pouvoirs locaux belges.

Rendre les rênes aux pouvoirs locaux

En 2015, Fabien Cauchi lançait, à Bordeaux, la start-up Metapolis qui se positionne comme accompagnatrice de la transformation des collectivités (villes, communes, régions…) en smart & open cities en les sensibilisant, conseillant et formant aux pratiques de partage et de mutualisation – que ce soit au niveau des processus, des compétences ou des données.

Fabien Cauchi (Metapolis): “Tendre vers de meilleurs services publics, plus qualitatifs et efficients, en tirant parti des nouvelles technologies mais sans se retrouver asservis, dépendants de ces technologies et pas selon l’angle prôné par les géants du numérique.”

L’un de ses premiers clients fut la Ville de Tournai, à qui il a prodigué des conseils pour l’enrichissement de la relation-interaction avec le “citoyen-usager.” Bruxelles, aussi, a fait appel à ses services, dans le cadre d’un atelier smart city.

Pour Fabien Cauchi, l’enjeu de la transformation numérique des acteurs publics locaux ne se limite pas à la nécessaire amélioration de la qualité et de la pertinence des services publics – même si c’est déjà là quelque chose qu’on pourrait qualifier de très gros morceau.

L’enjeu prend une dimension encore plus importante si l’on se place dans un optique: “si nous ne le faisons qui le fera?”. Non pas pour se dire que si les pouvoirs locaux et/ou les acteurs locaux (start-ups, sociétés issues du tissu économique) ne se saisissent pas de la problématique, on se retrouvera dans un triste désert. Bien au contraire, une série d’acteurs sont en embuscade ou ont déjà pris pied sur ce marché – car, pour eux, il s’agit bel et bien d’un marché, par ailleurs très juteux.

“Google et Amazon arrivent”, prévient Fabien Cauchi. “Après qu’IBM ou encore Cisco se soient déjà positionnés sur le terrain des smart cities…”

Les clés de la cité

Qu’advient-il si on les laisse faire, si on leur donne, en quelque sorte, les clés de la cité?

Les pouvoirs publics, particulièrement en Amérique du Nord, commencent à se tourner vers les “nouveaux disrupteurs” (Uber, Google…) pour assumer divers services parce qu’ils trouvent le chantier trop difficile.

Toronto, par exemple, a passé un accord avec Google pour réaménager un quartier urbain (voir encadré ci-contre pour quelques détails). La société va se charger de déployer des constructions et aménagements plus intelligents et une multitude de capteurs collectant des tonnes de données – qui n’appartiendront plus dès lors au domaine public, du moins plus selon le principe et les finalités habituels.

La convention entre Google et la ville de Toronto a été passée via la filiale Sidewalk Labs de Google. L’objet: transformation d’une friche industrielle portuaire de 5 hectares en quartier connecté durable – en partie réservé à des logements pour les collaborateurs de Google.
Budget total: un milliard de dollars, la ville n’en prenant que 40 millions à son compte. Les travaux pourraient débuter en 2020.


Caractéristiques majeures de ce futur quartier: constructions modulables, avec matériaux bio; pas de voitures individuelles, transports limités aux voitures autonomes, vélos et transports en commun (avec allocation variable des espaces selon les heures de la journée); ramassage automatisé, via conduits souterrains, des déchets; vaste déploiement de caméras et de capteurs pour surveiller et optimiser divers services urbains (gestion des déchets, de l’eau, surveillance de la qualité de l’air…); livraisons (courrier, produits) via un réseau souterrain où circuleront des engins robotisés – avec possibilité de livraison par drone, aérien, cette fois…

D’autres municipalités font appel à de nouveaux acteurs pour des missions de mobilité. “Subventionner un réseau de transport est considéré comme trop onéreux par les collectivités publiques. Résultat, elles se tournent vers ces nouveaux opérateurs et… subventionnent Uber ou Google qui, en finale, remplaceront les réseaux publics de transport”, témoigne Fabien Cauchi.

“On abandonne certains pans de la politique publique, on laisse les clés à des opérateurs”.

Certes, reconnaît-il, cette pratique a toujours existé (réseau privatisé de transport, assainissement de l’eau…). Mais la nouvelle vague est potentiellement plus problématique. En effet, à la fin de leur mission, dans la mesure où l’on évolue dans le champ numérique et celui de la dématérialisation, ces acteurs risquent de partir avec le magot, en quelque sorte… 

“Les données se retrouvent dans un cloud mondial. La capacité qu’a un territoire de prendre le contrôle de ces données, alors qu’il a délégué, de son plein gré ou sous la contrainte, des compétences numériques, cette capacité à en reprendre le contrôle est extrêmement faible lorsque le contrat sera arrivé à terme ou le jour où l’opérateur ne voudra plus jouer le jeu…”

Défendre sa résilience

“Il doit y avoir une réelle réflexion sur les infrastructures, les services, les données, sur la capacité des territoires à être résilients, à une époque qui devient de plus en plus numérique. Cette résistance passe par toute une série de choses: une certaine compréhension de l’enjeu de la donnée, une maîtrise de ce qu’est la donnée du territoire, et l’utilisation de standards ouverts. Les acteurs publics doivent comprendre les opportunités et les enjeux.”

Fabien Cauchi (Metapolis): “Notre but est d’accompagner les collectivités afin qu’elles soient plus indépendantes. Nous leur proposons des outils et méthodologies alignées sur la philosophie open source. Tous nos développements sont mis d’office en open source. Idem pour les résultats de nos mission – lorsque le client l’accepte.”

“Les algorithmes des plates-formes mondiales qui opèrent des services publics (par exemple, la mobilité urbaine, avec Waze) permettent d’interagir avec l’espace urbain, avec les politiques publiques. L’un des problèmes qui se pose est que ces algorithmes ne sont pas connus”. Ce sont, on le sait, des boîtes noires. Qui, par ailleurs, peut déterminer la “loyauté” des plates-formes commerciales globales par rapport aux besoins et intérêts des acteurs publics mais aussi des citoyens?

Il faudrait dès lors pouvoir comprendre comment ces algorithmes, ces plates-formes fonctionnent. 

Fabien Cauchi (Metapolis): “Si on veut faire en sorte que la ville intelligente soit toujours au service de l’intérêt général et du service public, il faut aussi une approche ouverte sur les algorithmes [des plates-formes mondiales, notamment].”

“Cette problématique des algorithmes ouverts, ou tout au moins de la compréhension des algorithmes, est un véritable enjeu. En effet, si on veut faire en sorte que la ville intelligente soit toujours au service de l’intérêt général et du service public, il faut aussi une approche ouverte sur les algorithmes.

Il faut ouvrir les choses: l’innovation, le code, les logiciels, afin de pouvoir les décompiler, comprendre comment ils fonctionnent… Publier 200 jeux de données sur un portail open data ne sert à rien s’il n’y a pas de capacité à réviser les données, si on les laisse statiques pendant deux ans…”

Il faut, parallèlement, faire progresser les compétences. Celles de la cité, des pouvoirs locaux mais aussi celles du citoyen “qui doit être engagé, capable de participer, avoir accès à l’information…” L’un des moyens, selon Fabien Cuachi? Le fablab, “un moyen de donner au citoyen les outils qui lui permettront de s’approprier les technologies, de comprendre les données et les technologies, de voir ce qu’on peut en faire pour imaginer de nouveaux systèmes. La population doit monter en compétences.”

Faire davantage le poids

S’il est vrai, reconnaît Fabien Cauchi, qu’il est difficile de “tenir tête” aux Google de ce monde, la capacité gagne du terrain si l’on partage les moyens et les visions “entre acteurs wallons, entre Belges et Français… Répliquer, s’inspirer et réutiliser les bonnes idées permet à la fois de progresser plus vite et de garder une certaine indépendance.”

Il faut, selon lui, une réelle politique de données, selon le principe de “service public de la donnée”. Cette notion a été évoquée dans le cadre de la “Loi pour une république numérique”, promulguée en France le 7 octobre 2016.

“L’enjeu est de se donner les moyens de mieux soutenir la comparaison avec les GAFA. Ils n’ont en effet pas besoin des open data des pouvoirs locaux. Ils en génèrent beaucoup plus par leurs propres moyens. Mais ce que les acteurs publics locaux doivent réussir, c’est renforcer leur résilience, se donner les moyens de pouvoir exploiter les gisements de données pour créer de nouveaux services et être en capacité de négocier avec les grands acteurs globaux, de récupérer les données qui sont les leurs…”

La négociation pourra alors prendre une forme de donnant-donnant: je vous donne des données publiques, vous me restituez ce que vous avez collecté comme données privées…

Autre élément nécessaire du puzzle: une régulation – nationale ou, si possible, à l’échelle européenne. “Le législateur peut en effet faire valoir l’argument de l’intérêt général. En disant à ces acteurs globaux: “étant donné que vous avez le droit d’opérer sur mon territoire, je peux récupérer les données.” Mais il y a là un cadre réglementaire à définir…”

Comment susciter la mutualisation?

Si les acteurs (publics) locaux ont intérêt à s’unir, comment combattre les frilosités, l’esprit de clocher, la résistance à collaborer pour cause de différences politiques…?

“C’est un fait que ce n’est pas facile de travailler ensemble mais les pouvoirs locaux le font déjà depuis un certain temps par le biais des intercommunales. Certes, la chose est plus difficile dans le champ numérique puisque les villes et communes sont parfois concurrentes entre elles, dans l’espoir d’être la plus attractive [grâce à de nouveaux services “intelligents”] aux yeux des jeunes, des entreprises, des développeurs…

La démarche nécessite donc que l’on remette de l’énergie. On peut aussi partir d’un socle commun. Si une appli mobile peut être perçue comme quelque chose de spécifique qui permet la différenciation, le socle commun peut, lui, se trouver là où il n’y a pas de concurrence entre communes, ou pas d’image à défendre vis-à-vis de l’extérieur.

Il faut travailler en amont, sur les cahiers de charges par exemple et pourquoi pas sur les solutions logicielles…”

L’une des craintes – ou des excuses – que l’on entend souvent au niveau local est de ne pas disposer de suffisamment de données pour en tirer des services et usages “efficients”. Ici encore, souligne Fabien Cauchi, la mutualisation peut être un recours. Il prend en exemple Bordeaux qui, voici plus de deux ans, a choisi de “réaliser une mutualisation au niveau du territoire métropolitain, via la mise à disposition d’une direction générale du numérique et des systèmes d’informations ayant des compétences pour l’ensemble des villes et communes de la région.

Aujourd’hui, ce service mutualisé dispose d’une équipe de 250 personnes et a les capacités de mieux comprendre et agir sur les enjeux (infrastructure, sécurité, services…). “Il y a là une véritable data science au service du territoire. Le pilotage est assuré par le réseau des élus numériques.”

Autre réaction typique des acteurs publics: la peur de perdre le contrôle de ses données si on les partage. “Ceux qui invoquent cet argument sont ceux qui ne savent pas comment les utiliser”. Fabien Cauchi ajoute par ailleurs que l’on confond souvent deux concepts. “Le terme open data est mis à toutes les choses. Côté ouverture et transparence, ce qui est non négociable, c’est la transparence de l’action publique qui doit être analysable, comparable… Les données, elles, doivent être le levier de la transformation, de l’action publique. On ne parle pas en réalité d’open data mais de shared data. Quelles données sont partageables? Il y a là de nouveaux modèles à inventer.”

Ce qui le ramène à sa conviction d’une nécessaire réflexion sur la “politique publique des données”. “Avant d’ouvrir ses données, il faut réfléchir à sa stratégie…”