Le monde médical est-il trop frileux en matière d’exploitation de ses données?

Hors-cadre
Par · 23/10/2017

La 7ème édition du séminaire Patient numérique (1), qui se tenait fin de semaine dernière, avait pris pour thème la “médecine augmentée”.

Lors du débat qui réunissait Jean-Noël Missa (professeur en histoire et philosophie à l’ULB), Hughes Bersini (co-directeur du laboratoire d’Intelligence artificielle Iridia de l’ULB) et le prof. Philippe Kolh (CHU Liège), plusieurs sujets à la fois sensibles et “chauds” (revenus à la une de l’actualité, ces derniers temps) ont été abordés. Notamment celui de la vie privée, de la communication de données patient et du GDPR (réglement européen sur la protection des données personnelles).

Question transversale: Le monde médical est-il trop frileux en matière d’exploitation de ses données?

Voici ce qu’en pensent les trois débatteurs…

A propos de la protection de la vie privée, de la manière d’éviter des utilisations indésirables des données médicales, mais aussi de l’impact et de l’utilité du Réglement européen sur la protection des données personnelles (GDPR)

Pour Hughes Bersini, il ne fait aucun doute qu’en matière de mise à disposition des données, “ce sont les GAFA – et on pourrait leur ajouter IBM ou Alibaba – qui mènent le train… Il y a un retard de l’appareil juridique sur la réalité technologique. Il faut repenser les choses différemment.

Aujourd’hui, la problématique de la vie privée, de la surveillance, doit être complètement repensée. Le comportement des nouvelles générations vis-à-vis de la vie privée est totalement différent de celui que nous avions. Il y a aujourd’hui une autre façon de penser la vie privée qui doit être mise en place.

Ce n’est pas tant la mise à disposition des données privées qui, à mon avis, pose problème, c’est l’usage qu’on en fait. Il n’y a pas de mauvaises données, il y a de mauvais usages. Il faut donc repenser les usages.

J’ai été à l’origine de la spin-off Gene Plaza, qui met à disposition tous les génomes à des fins de diagnostic. Ces génomes, pour l’instant, sont anonymes. Est-ce un problème si on peut les associer à une personne déterminée? Ce n’est pas possible actuellement.

Si ce génome tombe entre les mains d’un assureur qui pourra ainsi prédire un futur cancer, est-ce si grave?

Je pense qu’il faut vraiment réfléchir sur l’utilisation qui est faite des données et ne pas tout bloquer. Il faut du pragmatisme. Il faut interdire les mauvais usages mais certainement pas la mise à disposition des données parce que les statistiques en ont besoin, parce que de nombreuses applications, l’intelligence artificielle en ont besoin. Le big data en a besoin pour s’en nourrir. Tout cela marche d’autant mieux que toutes ces données sont disponibles, désanonymisées jusqu’à un certain point. Quand on parle de médecine personnalisée, cela veut bien dire que c’est une médecine qui vous est adressée à vous personnellement et non à votre voisin. Il faut donc personnaliser le traitement, la donnée doit être désanonymisée. Cela pose énormément de soucis.

Aujourd’hui, on est trop frileux en matière de données et le GDPR est, à mon avis, aussi beaucoup trop frileux. Les Américains et les Coréens ont une position très différente à l’égard de la vie privée et j’ai tendance, dans ce type de cas, à être plutôt de leur côté…”

Quel est l’avis d’un professionnel de la santé comme le professeur Philippe Kolh, directeur stratégique et directeur du SIME (service des informations médico-économiques) du CHU de Liège? “Je rejoins tout-à-fait ce qui vient d’être dit. Je pense que, dans beaucoup de cas, les gens réagissent de manière émotionnelle et illogique.

On l’a vu tout récemment lorsque la presse a fait état de ces “ventes” de données anonymisées par les hôpitaux. Je ne dis pas que c’est une bonne chose mais les conséquences sont tout-à-fait mineures. On parle de RHM (résumé hospitalier minimum) agrégé, de DRG (diagnosis related groups) agrégé, de patterns de prescription de médicaments… En quoi serait-ce dangereux de savoir que tels médecins ont prescrit tel type d’antibiotique dans tel hôpital? C’est un rien paranoïaque.

Comparons cela à la quantité d’informations plus ou moins pertinentes, plus ou moins émotionnelles, plus ou moins filtrées que les gens mettent sur Facebook et qu’ils sont ensuite étonnés de voir utilisées par leur employeur…

Ceci étant dit, il faut être prudent avec les données. Il est essentiel que les données médicales ne puissent absolument pas être divulguées non anonymisées, de quelque manière que ce soit. Il faut avoir confiance dans la manière dont les hôpitaux, les prestataires de soins, disposent des données mais je pense que le GDPR, même si je n’en connais pas encore tous les détails, va sans doute trop loin…”

A propos du retard que semble avoir systématiquement la législation, voire tout simplement la prise de conscience de la société civile et les autorités compétentes, par rapport aux avancées technologiques

Comme le disait le professeur Philippe Kolh, “les règles éthiques ont en général deux étapes de retard par rapport à ce que la technologie propose et encore commence-t-on parfois seulement à se poser des questions lorsque les médias en parlent, quand c’est évidemment trop tard…”

Pour Hughes Bersini, il y a clairement une “course-poursuite” qui s’est engagée entre, d’une part, la technologie et le juriste.

“La technologie est en train de l’emporter, quasiment à tout point de vue. Le légal a un retard à l’allumage. Aujourd’hui, les grands acteurs de la technologie n’ont que faire des freins légaux. Ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour noyer le poisson. Les grands acteurs, ce sont les GAFA.

Le monde académique et juridique est un peu pris de vitesse.

Ma position de principe, c’est que nous devons organiser le contrôle mais nous ne pouvons pas le faire sans eux. Il faut donc trouver une sorte de modus vivendi. Le tout est de trouver le moyen d’y parvenir. On le sait, ce n’est pas facile d’interagir avec les GAFA, vu la puissance qu’ils ont acquise.

Il s’agit de leur dire: on a besoin d’eux mais on n’a pas nécessairement besoin de leur façon de voir le monde parce qu’ils vont un peu trop loin. C’est vrai dans le domaine de la médecine mais aussi dans toute une série d’autres applications de leurs technologies.

Il faut donc, en effet, que le politique et le juridique reprennent la main sur ces technologies mais cela ne se fera pas sans une conciliation.”

Aux yeux de Jean-Noël Missa, l’un des problèmes vient de la manière dont on perçoit et conçoit la médecine. Jusqu’à présent, elle a été vue comme à finalité purement thérapeutique. Aujourd’hui, on se dirige vers une médecine “d’augmentation” pour laquelle on ne dispose pas de mécanismes de régulation pertinents. La perspective du transhumanisme rend-elle nécessaire la création d’une nouvelle déontologie? Il se dit “sceptique par rapport à ce type de régulation. Il existe certes des commissions au sein desquelles des gens réfléchissent, au niveau inter-étatique. Mais quelle est influence de ces réflexions et de ces comités sur l’évolution de notre société libérale? Une régulation sauvage est en train de se faire.

Ce qui est important, à mes yeux, c’est de maintenir un accompagnement symbolique de ces développements techno-scientifiques et il faut le faire en parlant.”

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(1) Le “Patient Numérique” est une initiative publique-privée reposant en grande partie sur une volonté d’échanges et de mutualisation de bonnes pratiques entre institutions hospitalières francophones. Il organise régulièrement des ateliers autour de différents thèmes touchant à l’informatisation des hôpitaux. [ Retour au texte ]