L’improvisation comme technique de gestion de projet

Hors-cadre
Par · 11/01/2013

S’il est bien quelque chose qui, a priori, ne s’accommode pas de la moindre improvisation, c’est la description des besoins d’un client ou d’une société en guise de préparation d’un projet IT. Les experts s’accordent en effet à penser que l’étape de collecte des exigences est la plus cruciale du cycle de développement: une erreur ou une omission à ce moment-là est bien plus lourde de conséquences qu’une erreur dans le reste du cycle, par exemple lors de la phase la programmation.

Toute improvisation, donc, semble être condamnable. Et pourtant… Le très sérieux centre PReCISE (Research Center in Information System Engineering) de l’Université de Namur, spécialisé notamment en ingénierie des exigences (requirements), s’intéresse de près, depuis quelque temps, aux préceptes de l’improvisation telle qu’elle est pratiquée au théâtre. Objectif: modifier la manière dont les projets informatiques se préparent.

Explication: “lorsqu’une équipe de développement parvient à utiliser l’interaction entre les protagonistes comme source de nouvelles idées, elle met la créativité collaborative au service de la conception”, déclare Martin Mahaux, chercheur à l’UNamur (équipe du professeur Patrick Heymans).

Les techniques d’improvisation, selon lui, mettent en effet en oeuvre une série de mécanismes et un esprit de perception des problèmes à résoudre qui s’appliquent bien au défi d’un projet IT.

Dialogue de sourds

Avant de devenir chercheur au sein du centre, Martin Mahaux a officié pendant 5 ans comme consultant informatique dans le secteur IT. “Ce que j’ai remarqué, alors, c’est que même si les gens travaillent en équipe, ils ne s’écoutent pas. On parle beaucoup mais on ne s’écoute pas, on ne construit pas une histoire. Dès cet instant, j’ai été convaincu que les techniques de l’improvisation pouvaient être un instrument.”

Le secret de l’improvisation, ses ressorts, résident dans l’écoute de l’autre, dans la combinaison des idées. Ils reposent sur une progression de l’“histoire” par bonds et rebonds successifs, sur l’enrichissement collectif d’une idée brute de départ. “Une formation en improvisation permet d’évoluer et de mettre en oeuvre ce qu’on appelle l’innovation participative, ou encore la créativité collaborative. L’improvisation contient les mécanismes qui permettent à tout le monde de se mettre au diapason et de “co-construire”. Elle impose que chacun accepte que sa vision des choses soit bousculée par celle de son voisin et que tous s’en servent pour progresser dans la réflexion.”

Transposé au contexte d’un projet IT et/ou d’un développement, le principe consiste à réunir autour d’une table tous les protagonistes d’un projet (informaticien, chef de projet, business analyst, utilisateurs finaux, référent métier…). Protagonistes qui seront tous placés sur un pied d’égalité. Sans hiérarchie, sans préséance, sans jugement initial sur la valeur d’une idée. “Pas question de considérer par exemple qu’un technicien est juste là pour écouter, se taire et exécuter l’idée du business analyst…”.

Martin Mahaux: “L’improvisation est une machine à fabriquer une histoire ensemble.”

“Habituellement, un business analyst se charge seul de construire un scénario, un use case, après avoir consulté les parties prenantes plus ou moins individuellement. Grâce aux techniques d’improvisation collective, le scénario s’invente en groupe. La définition du cahier des charges d’une application informatique devient un exercice de design participatif centré sur l’expérience utilisateur.”

Les “acteurs” réfléchissent quelques instants au projet à mettre en oeuvre dans une situation particulière et se lancent dans l’exercice d’improvisation, en imaginant que l’application existe déjà, entre leurs mains. selon un schéma itératif.Après l’improvisation, une période de débriefing, avec commentaires par les observateurs et participants, permet d’utiliser le scénario fraîchement inventé pour définir les expériences utilisateurs désirables et indésirables, ainsi que les fonctionnalités du futur système. Selon un schéma itératif, on rejoue ensuite le scénario avec des ingrédients adaptés.” Autant de fois que l’on veut.

“Systématiquement, des idées nouvelles surgissent. Je le constate chaque fois que je pilote un atelier d’improvisation qui a par exemple pour thème le développement d’une appli de co-voiturage. A chaque séance, des choses sortent, de nouvelles idées de fonctionnalités apparaissent alors que je travaille avec cet exemple depuis plus de deux ans.”

“Co-construire”, ça s’apprend

Martin Mahaux met toutefois en garde: la technique d’improvisation à des fins de conception participative ne se suffit pas à elle-même. “Seule, elle manque notamment de synthétisme. Il faut soigneusement documenter les résultats. Toutes les idées doivent être notées, leurs implications analysées.”

Martin Mahaux: “L’agilité et le développement agile sont à l’IT ce que l’improvisation est au théâtre. Le scénario n’est pas écrit à l’avance,. Il se construit sur le moment, de manière participative et itérative.”

Les avantages de la méthode? “L’improvisation soude une équipe, facilite la discussion en termes de besoins et de techniques entre toutes les parties prenantes. Génère un feedback immédiat. Et cela crée des idées.”

Les techniques et pratiques d’improvisation deviennent donc un instrument de prototypage participatif, lui-même ancré sur des scénarios itératifs tels qu’ils caractérisent les méthodes de développement Agile. Ce qui n’exclut nullement la pratique de l’improvisation dans des méthodes de développement plus traditionnelles (rédaction préalable d’un cahier de charges et développement en cascade, par exemple). “Les méthodes agiles sont plus propices étant donné qu’elles font surtout appel à des user stories et beaucoup moins à des cahiers de charge.”

Quel que soit le contexte, un apprentissage de la méthode s’impose. Tant pour le business analyst que pour toutes les personnes appelées à “jouer le jeu”.

Le business analyst jouera le rôle de ‘facilitateur’ de discussion. “Il doit nécessairement maîtriser les règles et ficelles de l’improvisation. Il doit avoir le sens de la facilitation, amener les gens à se comprendre mutuellement. Il doit pouvoir résoudre des conflits par la créativité plutôt que par l’autorité ou la préséance hiérarchique. Il doit animer la discussion entre des participants (responsable de la sécurité IT, directeur marketing, technicien, représentant des utilisateurs…) qui ont un objectif commun mais des sous-objectifs qui divergent et qui emploient des langages différents. Il sera également chargé du travail de documentation et de synthèse.”

Conditions requises? “Avoir l’esprit ouvert, créer et accepter une atmosphère de confiance, de non jugement.” Le premier à devoir se former sera le business analyst qui devra animer le groupe. “De manager de groupe, il doit devenir facilitateur de discussion, apprendre les méthodes qui permettent de créer ensemble.” Il doit aussi apprendre à sélectionner- et à accepter- les bonnes personnes afin de créer un groupe pluri-forme. “La richesse vient de la diversité. Au sein du groupe, personne ne doit tirer la couverture à lui.”

Martin Mahaux: “Devenir facilitateur de discussion, orchestrer la créativité participative ne va pas de soi. Il est plus simple d’être seul devant une feuille de papier et de jouer au dictateur.”

Une condition sine qua non de réussite est que tous les participants évoluent dans le même esprit d’écoute et de co-création égalitaire. “Sinon, l’exercice ne sera qu’une emplâtre sur une jambe de bois.” Dans un monde idéal – ou dans un contexte qui s’y prête (tel une toute jeune organisation où n’interagissent qu’un minimum de personnes) -, “il ne devrait plus être nécessaire d’avoir un facilitateur dans la mesure où chacun est spontanément prêt à co-créer. Le ‘facilitateur’ devient alors simplement documentateur.”

Mais comment former toute personne appelée à participer à ce genre d’atelier de co-création spontané à l’esprit de l’impro? Selon Martin Mahaux, une formation de base pour en comprendre les mécanismes et susciter le déclic devrait suffire. “En trois heures de coaching, il est possible de montrer quels sont les comportements souhaitables.” Mais l’apprentissage, l’appropriation, demeure un travail de longue haleine. “Le changement doit intervenir dans les profondeurs de chaque personne. En improvisation, on s’entraîne toute sa vie. Le processus est sans fin dans la mesure où il s’agit d’entretenir les automatismes, les capacités.”

Sans aller jusqu’à cette ascèse, il recommande, pour la vie réelle en entreprise, de consacrer une séance d’impro par trimestre. “Après tout, cela peut remplacer avantageusement une séance de team building dans un bowling…”

Thèse de doctorat

C’est donc au titre de “facilitateur de discussion entre les parties prenantes d’un projet” que les techniques d’improvisation ont fait leur apparition comme objet de recherche au sein du centre PReCISE, en particulier pour le laboratoire de Requirements Engineering (ingénierie des exigences).

Construire un scénario, un use case, par improvisation itérative…

“Nous avons déjà validé, théoriquement, l’adéquation de l’improvisation comme instrument d’innovation participative. Reste à faire le saut vers l’entreprise et le secteur ICT. La mécanique fonctionne, avec ou sans pré-brainstorming, avec ou sans définition préalable de “personae” [autrement dit, de rôle social typé joué par un participant]. Que ce soit au tout début d’un projet, quand aucune idée n’est encore sur la table, ou en cours de processus, pour le valider.” Mais il s’agit désormais de le prouver et de le démontrer. Et ce sera là l’objectif de la thèse que prépare Martin Mahaux.

Les travaux de Martin Mahaux viseront à valider les techniques d’impro comme méthode de conception, à préciser et affiner certains aspects (organisation du brainstorming, méthodes de documentation…).  Une autre piste qui sera exploré: des applications dans le domaine du développement de logiciels durables.

A noter que certains principes d’impro ont déjà été testés, en grandeur nature, dans le cadre de projets IT, par des entreprises telles que Euroclear ou SWIFT.

L’impro à l’univ’

L’impro a aussi fait son apparition dans les cours de requirements engineering donnés à l’Université de Namur par Patrick Heymans et Martin Mahaux.

Depuis deux ans, ce cours d’ingénierie des exigences (45 jeures) y est donné, avec pour but d’inculquer aux étudiants en informatique des aptitudes de compréhension des besoins et désidératas des utilisateurs et de la finalité réelle d’un projet. De quoi rédiger utilement un cahier des charges et concevoir un projet dont les résultats (IT) répondent réellement à l’attente (business).

La plus grande partie du cours est consacrée- en groupe et avec de vrais intervenants- à la réalisation du cahier des charges d’une application qui puisse résoudre un problème actuel (par exemple, la mobilité aux Facultés). En la matière, l’apprentissage du team building repose sur la découverte des techniques de l’improvisation. Deux séances de 3 heures chacune permettent tout d’abord aux étudiants de faire quelques exercices “à blanc”, sans conception à la clé. La deuxième séance y inclut une certaine dose de travail de conception (projet).

“Nous utilisons les ressources de l’impro essentiellement pour du team building parce que le fonctionnement d’une équipe et la manière dont les gens coopèrent influencent énormément les résultats”, souligne Martin Mahaux. “Toutefois, il se peut que nous les utilisions davantage pour du design dans une phase ultérieure.”

A Namur, le cours d’ingénierie des exigences a une autre particularité (essentielle pour le scénario d’impro): il mêle les étudiants de deux cursus- informatique et gestion (option: management de l’information). “Ce n’est pas la première fois qu’ils ont un cours en commun mais, ici, ils doivent vraiment se rencontrer pour créer quelque chose.” Dans leur feedback, les étudiants pointent systématiquement cette particularité comme l’un des grands points fort du cours. “Les étudiants ne s’y trompent pas, car cela leur offre une réelle préparation aux défis et à la réalité du terrain”, souligne Martin Mahaux.


Cherche candidats

Martin Mahaux recherche des personnes et sociétés qui seraient intéressées à s’essayer à l’improvisation à des fins de team building, de conception ou de formation. Selon les cas et les besoins, il peut prêter ses compétences comme animateur ou comme personne détachée au sein de leurs équipes, pour former leurs business analysts, organiser des ateliers de formation ou des exercices d’innovation participative inspirée des principes de l’improvisation. En contrepartie, l’hôte devra se prêter au jeu de la validation scientifique, en répondant à des enquêtes pour permettre d’évaluer la méthode et de publier certains résultats. N’hésitez pas à le contacter pour toute question ! Martin.Mahaux@fundp.ac.be ou par téléphone au 081/72 52 75. bit.ly/martinmahaux