Les nouvelles technologies, créatrices et destructrices d’emplois. Tel était le thème de la conférence annuelle d’Agoria. Au menu, des interrogations quasi-existentielles: comment comprendre et faire face aux nouveaux besoins et “modèles”? comment éviter l’obsolescence programmée des compétences telles qu’on les conçoit actuellement? notre économie et ses acteurs sont-ils prêts pour absorber le choc de la déferlante numérique?
Pour en parler, Agoria avait invité trois orateurs étrangers, un économiste belge et une petite brochette de responsables politiques (nationaux ou régionaux). Morceaux choisis de leur vision des choses…
5 millions d’emplois perdus d’ici 2020 dans les 15 pays les plus industrialisés. Selon un rapport du Forum Future of Jobs du World Economic Forum, 7,5 millions d’emplois devraient être détruits sous l’effet de la robotisation, de l’automatisation et de la “numérisation”. 2,5 autres millions seront entre-temps créés grâce à elles. Mais le bilan reste négatif…
En Belgique, la perte pourrait être de 13 à 15.000 emplois sur 5 ans, estime Geert Gielens, chef économiste et directeur de la recherche chez Belfius.
Premier orateur à prendre la parole, le professeur Andrew McAfee, de la Sloan Management School (MIT, Boston ; co-fondateur de la “MIT Initiative on the Digital Economy” et co-auteur du livre “The Second Machine Age: Work, Progress and Prosperity in a Time of Brilliant Technologies”), se livrait à un petit exercice comparatif entre l’évolution et la nature des activités économiques – emploi compris – au cours des quelques 200 dernières années, depuis la révolution industrielle, et le contexte en pleine mutation de ces 20 dernières années.
Pendant 200 ans, l’ère industrielle a créé des emplois qui ont favorisé un essor économique et l’amélioration du niveau de vie. Ces dernières années, le rythme de la création d’emplois s’est clairement ralenti. La typologie des emplois est par ailleurs en nette transformation.
Si l’ère industrielle a surtout favorisé la création d’emplois pour la classe moyenne, on constate aujourd’hui que les nouveaux emplois visent les franges supérieure et inférieure du spectre: des jobs hautement rémunérés pour hautes compétences (dirigeants, technologues, médecins, avocats…) et d’autres pour le “low end” (métiers manuels, exigeant moins de compétences…).
“Le défi est celui de la qualité de l’emploi, de la dépréciation des salaires moyens”, résumait Andrew McAfee.
En cause: la globalisation, “la nature-même du capitalisme qui a été hijacké par les 1% qui constituent la frange supérieure”, la perversion du système par les banques, et les progrès technologiques. A ses yeux, “l’impact de ces derniers est largement sous-estimé et ne fera que se renforcer demain.”
Danger à l’horizon
La numérisation poursuivra selon lui, à un rythme de plus en plus rapide, son oeuvre de destruction de certains pans d’emplois et, dès lors, d’un espace vital pour l’expression de certaines compétences traditionnelles.
“Les emplois les moins qualifiés ont déjà été automatisés, confiés à la machine, que ce soit sur les lignes de production ou pour des tâches comptables. Ce phénomène va s’accélérer dans la mesure où les nouvelles technologies s’installent plus haut dans la chaîne des valeurs. Les outils technologiques acquièrent des potentiels humains dans des tâches qui, hier, étaient réservées à l’intelligence humaine.”
Il prend comme exemple emblématique le récent tournoi qui a opposé le système Alpha Go (intelligence artificielle) à l’un des meilleurs joueurs de go de la planète. “La machine a battu l’homme parce qu’aucun être humain n’est capable d’expliquer le jeu et la tactique des joueurs de très haut niveau. Personne ne peut expliquer leur stratégie et les règles utilisées.
Il était donc aussi impossible, jusqu’ici, de programmer des machines qui pourraient battre l’homme. Désormais, on peut bâtir des technologies qui peuvent apprendre d’elles-mêmes. C’est tout le champ du machine learning [apprentissage automatique].”
2.500 ans de jeu de go ont été injectés dans la machine pour qu’elle en “comprenne” les règles et anticipe les coups.
“Les technologies gagnent le terrain de la logique floue [fuzzy reasoning] et débarquent dans l’économie plus vite qu’on ne le croyait possible.”
Tout ce que les humains font et qui peut être remplacé par des algorithmes et de l’“intelligence artificielle” court donc le risque de disparaître ou de devoir être repensé pour préserver un rôle pour l’être humain.
Geert Gielens, chef économiste chez Belfius estimait lui aussi que “tout ce qui est basé sur des règles, tous les métiers qui reposent sur des chiffres, sont en jeu. Les seuls emplois à l’abri sont ceux qui font intervenir des interactions entre personnes. Les emplois manuels, en ce compris tout ce qui est encodage, ou qui se trouvent à mi-chemin de l’échelle des valeurs sont visés, contrairement aux métiers qui requièrent du raisonnement.”
De nouveaux espaces
Tous ne sont pas aussi pessimistes au sujet des nouvelles technologies éliminant tous les métiers et rôles dans ce qui est considéré comme le “ventre mou” du marché de l’emploi, à savoir les profils semi-qualifiés.
Même si tout ce qui est “automatisable” le sera sans doute dans une large mesure, pour des raisons d’“efficacité” et de rentabilité, un champ nouveau est rendu possible par ces mêmes technologies. C’est en tout cas ce que soulignait Derek Thompson, autre intervenant invité via vidéoconférence par Agoria. Rédacteur pour le magazine The Atlantic, il couvre plus spécifiquement le monde des affaires et l’économie. Il y a notamment écrit, en 2015, un article intitulé “A World Without Work – Will Technology Make Your Job Redundant?”.
Selon lui, les technologies signent le retour de toute une série de métiers artistiques et artisanaux qui avaient été abandonnés, lors de la révolution industrielle, en raison d’un déplacement massif des travailleurs – de la terre vers l’usine, si on doit simplifier les choses.
“En remplaçant nombre d’emplois, la technologie va créer de l’espace pour un retour des carrières artistiques. Créatifs, producteurs de vidéos etc. n’ont jamais eu la possibilité de créer et de distribuer leurs créations aussi rapidement et à peu de frais.
Derek Thompson (The Atlantic): “La technologie facilite la percée sur le marché du long tail [lisez: les micro-activités]”
De même, le mouvement des makers est rendu possible par un accès aisé et démocratique à des équipements mis à disposition pour un modeste tarif mensuel.”
C’est le retour, selon lui, de l’individualité, de la touche humaine, qui fait mentir ce qu’on nous prédisait encore voici peu. A savoir la “macdonalisation” de l’économie, où plus rien ne serait différencié.
Geert Gielens, de Belfius, voulait lui aussi insister sur le côté rassurant de la médaille: les technologies créent également des emplois. Comme en atteste l’émergence récente de l’“économie des applications”. Mais en ajoutant qu’il était très difficile de prédire quels types de nouveaux jobs seront créés demain.
La parade?
Faut-il résister à la déferlante en prenant des mesures protectionnistes – pour les emplois et les compétences existants – en érigeant des règles qui empêcheraient par exemple aux voitures autonomes de circuler dans nos rues?
Andrew McAfee estime que ce serait une erreur de vouloir stopper ou ralentir le progrès technologique, arguant qu’il est porteur de vie meilleure.
Les autorités publiques n’ont d’ailleurs, selon lui, aucune chance de faire barrage, étant donné qu’“un contrôle centralisé de l’économie, par les gouvernements, est impossible puisqu’elle est par définition le fait de multiples lieux décentralisés, non contrôlés.”
Protéger à tout prix les acteurs traditionnels, les sociétés en place, celles qui dominent le marché et qui veulent avant tout faire un sort aux turbulences qui agitent leur marché traditionnel, n’est pas une bonne chose, selon Andrew McAfee. “Ce n’est pas une attitude qui tiendra à long terme. Cela n’aura d’autre effet que de rétrécir le nombre d’acteurs économiques.”
La seule solution, selon lui, est d’imaginer des politiques “intelligentes” qui favorisent la progression des salaires et éliminent les obstacles à l’entrepreneuriat. Cela pourrait passer par un nouveau type de fiscalité, qui dope les salaires en créant des incitants directs, encourageant les individus à s’impliquer dans l’économie.
Mais il faut aussi “repenser nos valeurs, les refléter dans les politiques qui sont menées”, ne pas laisser la technologie ou l’économie dicter les valeurs.”
Maintenir certaines barrières
Le clash entre innovateurs et régulateurs est inévitable, soulignait pour sa part David Rowan, journaliste pour le magazine Wired. “Uber, AirBNB, Facebook, Google bousculent les habitudes, prennent par exemple des libertés avec les données personnelles. La vitesse avec laquelle on adopte de nouveaux comportements dépasse largement la capacité des pouvoirs publics à les comprendre.”
Détail de la couverture du livre de Bruno Teboul (consultant chez Keyrus)
Réagissant à l’avis d’Andrew McAfee selon lequel il n’y a d’autre choix que d’accepter le progrès parce qu’il améliore la qualité de la vie, il prenait l’exemple des taxis Uber et, à terme, celui des voitures autonomes. Selon lui, la technologie, en la matière, a la capacité de rendre la conduite plus sûre et de sauver des vies “compte tenu du fait que la majorité des accidents sont dus à des erreurs humaines. Le déploiement de voitures autonomes dans nos villes provoquera toutefois des frictions [avec les pouvoirs publics]. Mais la pression [pour les déployer] viendra des compagnies d’assurance et des systèmes de soins de santé.”
Il est toutefois un domaine où il voit une nécessaire intervention des pouvoirs publics et c’est dans l’imposition de règles et limites aux pouvoirs quasi illimités que croient pouvoir s’octroyer ce qu’on appelle souvent les “nouveaux barbares” – ou d’anciens protagonistes qui doivent s’adapter aux méthodes nouvelles.
Non seulement des acteurs comme Google mais potentiellement aussi les sociétés de télécom disposent d’énormes quantités de données. “Les opérateurs en savent plus sur vous que les moteurs de recherche, que le gouvernement ou que les membres de votre famille. Ils savent où vous habitez, connaissent le contenu de vos messages… S’ils exploitent cette énorme réserve de connaissances, personne ne pourra les concurrencer. Les régulateurs devront intervenir pour limiter les pouvoirs de cette poignée de sociétés.”
Geert Gielens (Belfius) recommandait quant à lui un assouplissement des règles – “trop nombreuses en Belgique, ce qui a pour effet de rende l’économie rigide.”
Pour lui aussi, il n’y a pas d’autre optique que d’adopter et de financer les progrès technologiques. “Ils s’imposeront même si on veut les bloquer.” Si on ne les adopte pas, c’est la double peine, prévient-il: perte d’emplois et vente chez nous de produits venus d’ailleurs.
Il prenait l’exemple du très controversé “cas” Uber vs le secteur des taxis. “Si on rejette ces nouvelles initiatives, l’économie ralentit. Mais il faut préserver un certain nombre de règles. Il ne s’agit pas de supprimer toutes les règles et conventions existantes mais trouver un juste équilibre.”
La nouvelle économie fait-elle le poids?
La multiplication des “micro-activités”, des initiatives des makers, des start-ups est-elle à même de compenser les pertes d’emploi suscitées par la disparition d’entreprises traditionnelles?
Difficile de le dire et aucun des invités d’Agoria ne s’est risqué à un quelconque pronostic.
Geert Gielens (Belfius): “Il faut adopter et financer les progrès technologiques mais il faut aussi assouplir les règles. Il y en a trop en Belgique, ce qui rend l’économie rigide.”
L’impression que l’on vit une véritable explosion du nombre de start-ups technologiques doit encore être analysée sur le plus long terme. En ce compris pour vérifier son impact sur l’économie, la masse d’emploi et la durabilité. Derek Thompson, par exemple, soulignait deux phénomènes. D’une part, le fait que la durée pendant laquelle les gens travaillent pour une même société tend à diminuer. D’autre part, “même si le nombre de start-ups et le volume d’argent injecté par les venture capitalists augmentent, l’entrepreneuriat, lui-même, n’est pas en augmentation par rapport aux périodes antérieures. Les actifs qui ont envie d’un statut d’employés restent toujours plus nombreux que ceux qui veulent être leur propre patron.”
Comme le soulignait pour sa part David Rowan, rédacteur pour le magazine Wired, le phénomène start-up est avant tout une question de mindset. Il faut vouloir prendre des risques, avoir l’aptitude de recommencer après un échec et changer radicalement de comportement pour repousser les frontières.
Rebattre les cartes de l’emploi
Si l’emploi ou la masse d’emplois diminue, se transforme, si des pans entiers de la chaîne de valeurs et de compétences sont menacés ou appelés à se transformer, c’est toute une réflexion qui doit intervenir dans le chef des pouvoirs publics. En termes de formation, d’enseignement, de reconnaissance des compétences, de préservation du modèle social…
Parmi les participants à la table ronde politique organisée par Agoria: Kris Peeters, John Crombez et Paul Magnette (au centre de la photo)
Lors du débat entre politiques, plusieurs mises en garde ou recommandations ont été émises. En voici quelques morceaux choisis.
Kris Peeters, ministre fédéral de l’emploi: “Les emplois de demain nécessitent une vision de haut niveau à long terme. Des lignes de force doivent être définies, dans le cadre d’un consensus via concertation sociale. Sans cela, la politique n’apportera pas assez de valeur ajoutée.”
Paul Magnette, Ministre-Président de la Wallonie: “Si la robotisation et l’automatisation sont amenées à réduire la masse d’emplois, la masse taxable et la stabilité de la stabilité sociale seront atteintes. Il faut donc repenser la masse taxable, faire basculer une partie des taxations vers d’autres sources. Tant mieux si le nombre d’auto-entrepreneurs [ceux de l’économie participative] augmente mais ils doivent, eux aussi, contribuer au financement de la sécurité sociale.”
Kris Peeters: “Les travailleurs doivent participer à l’avenir et à la vision de leur entreprise. Entreprises et syndicats doivent faire évoluer leur mentalité. C’est tous ensemble qu’ils doivent redynamiser les entreprises.”
John Crombez, président du sp.a: “Parler de perte d’emplois n’est pas forcément la bonne optique. Il faut davantage se placer dans l’optique diplômes vs organisation des compétences. Nombre de non-diplômés peuvent parfaitement travailler par exemple grâce à de nouvelles technologies telles que l’impression 3D.
Compte tenu de ce potentiel d’emplois sans diplôme, la question à se poser est de savoir comment découvrir et reconnaître les compétences.”
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