Le journalisme est-il soluble dans le métavers?

Hors-cadre
Par Gabrielle Lefèvre · 06/07/2022

Et voilà le Mondial de foot au Quatar déjà mis en boîte 3D par les ingénieux bricoleurs informatiques de la RTBF : les auditeurs – spectateurs – acteurs et certainement fans des Diables Rouges pourront créer leurs avatars afin de rejoindre les avatars de leurs idoles du foot et clamer leurs joies et leurs peines dans l’avatar du stade qui, lui, se trouve très loin au chaud sous le soleil qatari, nos téléspectateurs/acteurs restant dans leur fauteuil, visières de réalité virtuelle devant les yeux. 

Pour résumer ce qui s’ouvre à nous, consommateurs d’informations, nous ne surfons plus sur Internet, nous serons dans l’Internet, en trois dimensions. Et pour bien comprendre ce que signifie cette transformation, relire le dossier publié en juin.

L’essor du deepfake

Le grand bricolage des infos utilisant les extraordinaires capacités de l’intelligence artificielle est lancé depuis quelques années et se perfectionne à toute vitesse. S’ouvre ainsi un très vaste espace où prolifèrent des informations de tous genres lancées par des communicateurs experts numériques et qui jouent avec la réalité des paroles et des images. Qu’en est-il donc de la réalité? Qu’en est-il de la vérité? Et le journalisme dans tout cela?

Exemple: le 23 mai 2022, la VRT annonce une grande première mondiale, à savoir un appel à témoin lancé aux Pays-Bas par un jeune garçon de 13 ans… abattu lors d’un échange de coups de feu en 2003. La vidéo est en réalité un “deepfake”, le fruit d’une technologie qui permet de truquer des vidéos à partir d’images véritables, manipulées par une IA. La famille appelle ainsi l’auteur du meurtre et les témoins à se manifester dans l’espoir que cette triste affaire soit enfin élucidée.

Le danger de désinformation et de fausses informations, s’accroît. Ainsi, ce 25 juin 2022, la RTBF analyse un deepfake nettement plus inquiétant: plusieurs maires de villes européennes ont été leurrés par un ou des pirates de l’info et ont cru s’entretenir avec le maire de Kiev au cours d’une vidéoconférence. Il est en effet devenu très facile d’attribuer à quelqu’un les traits et caractéristiques physiques d’une autre personne, d’imiter ses gestes et attitudes ainsi que le son de sa voix.

L’usage du deepfake et le mélange du monde réel et virtuel peut avoir des conséquences graves. Ainsi, le 16 mars 2022, la RTBF racontait comment un faux discours du président russe Vladimir Poutine annonçait la paix avec l’Ukraine. La vidéo diffusée par un activiste ukrainien d’extrême-droite a été vue plus de 60.000 fois en quelques heures sur Twitter, sa publication sur Telegram, plus de 140.000 fois.

Pour ces milliers de personnes qui ont vu cela et qui ne regardent pas les médias d’information journalistique, le risque d’être leurrées est énorme. Nombreux sont les crédules mais peut-être encore plus nombreux seront ceux qui ne “croiront” plus ce que diffusent les médias et les réseaux sociaux.

“Plus bluffant, ou plus inquiétant: une équipe d’universitaires allemands travaille depuis 2016 à un logiciel de “marionnettisation“. Il ne s’agit plus de coller son visage sur celui d’une star dans un blockbuster hollywoodien, mais d’“animer” le visage d’une personnalité avec des mimiques et des paroles inventées, ce qui pourrait par exemple permettre de produire une fausse conférence de presse d’un chef d’Etat, le tout en direct”, explique AFP, relayée par la RTBF, en septembre 2019.

L’utilisation de ces techniques très subtiles inquiète fortement l’office européen de police (Europol) qui constate une utilisation croissante des deepfake par la grande criminalité. Dans un rapport, Europol explique comment des criminels ont utilisé de l’audio deepfake pour se faire passer pour le PDG d’une entreprise, afin de faire transférer 35 millions de dollars (33,3 millions d’euros) à un employé. 

Timidement, Facebook et Google annoncent mettre à disposition des enquêteurs des bases de contenus contrefaits. La riposte est déjà organisée: de nouveaux deepfakes utilisent la technologie des “réseaux génératifs adverses“ (GAN) pour évaluer leur détectabilité avant même d’être publiés. Ils testent ainsi leur incognito en ligne.

Le plus récent triomphe du deepfake est la réalisation par Thierry Ardisson d’une série “L’Hôtel du Temps” sur France 3, dans laquelle le réalisateur redonne vie à des grandes personnalités et artistes disparus tels que Dalida, Coluche, Jean Gabin et autres. 

Une “immortalité numérique” qui peut être acceptable pour autant qu’il n’y ait pas confusion entre réalité historique et imagination, déformation, transformation ni ajouts de fausses informations. Il s’agirait là d’un remarquable outil au service des historiens et des enseignants, notamment. A nous tous d’exiger que la rigueur scientifique soit respectée.

On constate donc que cette technique du deepfake permet de faire dire n’importe quoi à n’importe qui dans des décors complètement reconstitués et véridiques. Quelle sera l’issue de cette course technologique entre menteurs plus ou moins criminels, créateurs artistiques et policiers, magistrats, journalistes, scientifiques et autres chercheurs de vérité et d’informations par des méthodes objectives? La réponse est complexe et nécessitera un vaste débat entre représentants politiques, journalistes, citoyens experts ou non des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Une immersion dans les sensations

L’extension des possibilités technologiques offertes par le métavers est sidérante. La création de fausses informations, déjà illustrée par les exemples de deepfake que nous venons de relater, sera illimitée. Le spectateur sera plongé dans un océan de sensations puisqu’il pourra vivre virtuellement des événements, des rencontres, des scénarios divers et même des reconstitutions d’actualités réelles.

On imagine parfaitement un journal télévisé sur le métavers: un avatar de journaliste pourra inviter les téléspectateurs munis de leur Oculus à entrer sur une scène de combat, ou dans un reportage sur n’importe quel sujet et ressentir lui-même les émotions des protagonistes de l’événement.  Mais s’agit-il de journalisme ? Ou plutôt d’exacerbation des sensations qui occulteraient la raison, la conscience critique des spectateurs devenus acteurs de la diffusion de l’information ? Et qui peut contrôler cela ?

Dans Méta-Médias, blog collectif de France Télévision, on décrypte ces nouveaux enjeux. “Avec le métavers, le journalisme risque de disparaître s’il n’affronte pas le problème majeur de la création d’une réalité commune.

La dimension autonome autoproclamée du métavers laisse présager une nouvelle forme d’anarchisme libertarien en vogue dans la Silicon Valley. En effet, le métavers se caractérise par des dynamiques spécifiques: auto-souveraineté (le Web 3.0), confiance et transparence (la blockchain), auto-organisation (les DAO, Decentralized Autonomous Organization), les mondes d’expérience numérique (en 3D majoritairement), et enfin les interfaces homme-machine”, nous explique Olivier Mauco, président de Game in Society, docteur en sciences politiques, enseignant à Sciences Po Paris.

“La convergence entre le monde réel et le monde virtuel brouille les frontières, instituant un nouveau régime de réalité, la “réalité de synthèse” entre le monde physique et numérique. Nouvelle autorité et nouveau régime de réalité modifient ainsi le travail journalistique et la fabriquent même des informations”, poursuit-il. “[…] Tout travail de mise en scène des informations journalistiques répond à des logiques différentes des médias traditionnels.

Si l’on complète l’adage: la radio annonce, la télévision montre, la presse explique, le métavers propose l’expérience”, précise l’auteur.

Déjà, les médias exploitent les techniques du jeu vidéo ce qui, couplé à “l’abaissement des coûts de calcul informatique réel favorise de nouveaux formats comme la réalité augmentée ou la 3D temps réel sur des smartphones, les effets spéciaux ordinaires. Les plateaux télévisés adoptent ainsi ces nouveaux éléments pour la météo, le sport, les lives, les data visualisations, ou la reconstitution de certains faits divers.” Tout cela, en soi, permet d’améliorer les techniques de communication et donc la compréhension des informations par le grand public. Mais il y a un risque, celui que la forme prenne le pas sur le fond.

Olivier Mauco dessine en effet les conséquences de l’inclusion des publics dans des informations virtuelles. Il faudra travailler sur la mise en scène, le beau, l’attirant afin de capter les publics des médias. Les exigences journalistiques traditionnelles et toujours essentielles de recherche de la vérité par des méthodes objectives, par la vérification des faits, par le doute permanent, par le débat entre protagonistes, toutes exigences qui font appel à la raison plus qu’à la sensation, risquent de ne plus attirer grand monde. 

Journalisme et “post-vérité”

Ne sommes-nous pas arrivés à un pic dans ce qu’on appelle “post-vérité”, un concept très controversé? Sans affirmer que l’encyclopédie participative Wikipédia représente la vérité, on y trouve certains éléments du vaste débat sur ce sujet. Extrait: “Selon le sociologue Dominique Cardon, le concept “post-vérité” présente un caractère paradoxal: “on s’inquiète de la post-vérité à un moment où les informations n’ont jamais été autant vérifiées”.

Mais selon l’association Technologos, cette situation cesse d’apparaître paradoxale si l’on prend en compte le fait que le numérique est à la fois à l’origine de la prolifération de bullshit sur les réseaux sociaux et des techniques de fact-checking visant à contrecarrer celui-ci. Si bien que, dans cette combinaison de désinformation et de réfutation, le sens même de la vérité s’émousse: ce n’est plus tant un manque de vérité qui fait aujourd’hui défaut qu’un manque de vraisemblance et ce manque de vraisemblance lui-même ne constitue plus un obstacle : les mensonges sont énormes, on peut les identifier sans mal et pourtant, “ils passent”, ils sont banalisés.” 

 

“Ce n’est plus tant un manque de vérité qui fait aujourd’hui défaut qu’un manque de vraisemblance et ce manque de vraisemblance lui-même ne constitue plus un obstacle : les mensonges sont énormes, on peut les identifier sans mal et pourtant, “ils passent”, ils sont banalisés.”

 

Ou encore, cette citation de Daniel Cornu: “Dans la presse, un passage s’est opéré de l’expression de l’opinion, comme instrument critique au nom de la raison, à l’exploitation du fait, comme élément de connaissance mais aussi comme marchandise.

Avec la télévision, le passage aboutit à l’irruption d’une réalité livrée sous une forme brute, peu sélective. Il a pour effet de renvoyer au public le soin de distinguer dans l’événement livré les faits réellement significatifs, qui en informent le sens. Ce qui donne les apparences d’un champ de liberté, qui serait celui du public de comprendre et de juger est en fait exposé à n’importe quelle manipulation dès lors qu’il n’inclut pas un espace critique.” (Daniel Cornu, Journalisme et vérité. L’éthique de l’information au défi du changement médiatique, p. 193-194, Labor & Fides, 2009)

“Si débattre de l’ère post-vérité pose éminemment la place du journalisme comme garant, quelle fonction peut-il exercer quand la notion même de fait se redessine dans ce que nous qualifions de réalité de synthèse ?”, questionne Olivier Mauco. Il poursuit: “La réalité de synthèse modifie le régime de vérité et donc l’essence du journalisme: comment traduire des faits qui ne sont pas réels au sens classique. Si l’on regarde les tendances actuelles de fabrication de la vérité dans les communautés complotistes notamment, le fait même de relayer, est un processus de création d’une réalité en saturant les réseaux sociaux d’une image, d’une vidéo et autre fabrication de la preuve. Déployé dans le métavers, le régime dominant de vérité est celui de la diffusion de la circulation de masse, sous des formes les plus virulentes, la fabrication de la preuve ne répondant plus au critère de vérité mais de répétition artificielle.”

 

“Déployé dans le métavers, le régime dominant de vérité est celui de la diffusion de la circulation de masse, sous des formes les plus virulentes, la fabrication de la preuve ne répondant plus au critère de vérité mais de répétition artificielle.”

Quelle place pour l’esprit critique?

Le monde des médias d’information journalistique arrivera-t-il à créer “l’espace critique” dans ce nouvel univers virtuel qu’est le métavers? En aura-t-il les moyens économiques mais aussi politiques? Ce ne sera possible que par un travail politique le plus démocratique possible: associer dans une réflexion en profondeur les parlementaires nationaux et européens, les instances européennes qui ont la diffusion de l’information de type journalistique dans leurs attributions afin de protéger à la fois la liberté d’expression et la liberté de presse, tout en contrôlant les entreprises monopolistiques qui ont la haute main sur le métavers. 

Olivier Mauco conclut ainsi son analyse: “L’occasion est là pour dessiner un nouveau métavers ouvert et pluriel, où la valeur n’est pas dans la marchandisation de l’information mais dans sa capacité à rendre compte à et de la communauté, au-delà des débats sur la nature et la culture, le réel et l’artificiel.

Ce n’est pas que la mise en forme, mais la portabilité, la propriété, la mutualisation des ressources et la décentralisation du pouvoir qui pourront accorder une place centrale aux nouvelles entreprises de l’information. Ici, ce sera la qualité des expériences et des contenus qui garderont les publics lassés des centres commerciaux en ligne. Les techniques employées par l’industrie du divertissement pourraient ainsi être mises à disposition dans les groupes médiatiques. Cette stratégie de convergence serait alors la chance pour le journalisme et l’information de faire armes égales avec les géants à venir.”

En guise de conclusion, soulignons que les journalistes dans leur grande majorité entendent défendre l’essence-même de leur profession qui est d’aider leurs publics à être aussi des citoyens éclairés, de la manière la plus objective possible. Leur meilleur outil est la déontologie journalistique qui leur sert de guide et s’améliore et se perfectionne grâce aux débats menés dans les rédactions, dans les instances professionnelles et dans les conseils de presse.

En Belgique, le Conseil de Déontologie journalistique est souvent cité en exemple en Europe. A vous de fourbir vos armes dans la perspective d’un débat démocratique sur la nature même de l’information et du journalisme au service du citoyen.

Gabrielle Lefèvre
Entre Les Lignes