Ingénieurs à l’heure de l’industrie 4.0? Nouveau défi pour le métier et les compétences

Hors-cadre
Par · 04/12/2018

Quel visage aura demain le métier d’ingénieur à l’heure de l’industrie 4.0? Telle était la question “fil rouge” du premier Forum de l’ingénierie wallonne organisé, ce 23 novembre, à Mons.

A l’issue des différents témoignages et présentations, par des entreprises, des acteurs académiques ou des prestataires de services, aucun profil-type ne s’est réellement dégagé. Le degré d’imprédictibilité mais aussi le foisonnement des compétences, des évolutions technologiques, des futurs métiers ne permettent en effet pas de dresser un tel portrait.

Les intervenants se sont davantage attelés à souligner et à diagnostiquer la pénurie actuelle d’ingénieur(e)s, les raisons, les défis, ainsi que quelques pistes pour y remédier – du côté de l’enseignement, des entreprises et de la perception qu’en ont les jeunes.

Accélérer l’“éveil” aux nouvelles technologies

Face à la pénurie d’ingénieurs (quasiment toutes filières confondues), il est urgent de renforcer l’adéquation entre les corpus scolaires et les besoins – et l’évolution – des entreprises, rappelait Olivier de Wasseige, directeur général de l’UWE. Le constat n’a rien de neuf mais l’urgence prend une nouvelle dimension en raison de l’accélération des mutations que les nouvelles technologies (intelligence artificielle, sciences des données…) induisent pour les entreprises.

Pour souligner l’importance des besoins, il citait quelques chiffres:

  • le pourcentage de diplômés de filières scientifiques, en Fédération Wallonie-Bruxelles, est sensiblement inférieur à la moyenne européenne: 12,4% contre 24,1%
  • alors que les besoins en termes d’emplois qualifiés ne font que croître, le pourcentage de jeunes diplômes n’ayant pas dépassé le stade des études secondaires inférieurs demeure beaucoup trop élevé (60%)
  • le nombre d’inscrits, dans les filières scientifiques, continue de diminuer à partir du troisième degré de l’enseignement secondaire: s’ils sont en moyenne 45% au deuxième degré, leur proportion chute à un-tiers au troisième degré.

Un sondage réalisé par l’UWE auprès des entreprises fait apparaître une conviction: “45% estiment que les bases informatiques acquises pendant les études sont insuffisantes. 78% estiment qu’il est essentiel d’inclure l’éveil aux technologies le plus tôt possible dans le tronc commun.” L’IT et le numérique, selon cette majorité d’entreprises, devraient donc être placés sur le même plan que la sensibilisation et la découverte de la chimie, de la physique ou des langues.

Problème de perception?

Plusieurs intervenants du Forum ont tenté une explication à propos de cette pénurie d’ingénieurs, évoquant une méconnaissance, voire une fausse image que les jeunes se feraient des métiers. En partie, parce qu’ils sont considérés comme rébarbatifs. En partie, par manque de compréhension de la place qu’occupent réellement les technologies dans la réalité des entreprises. 

Valérie Seront, directrice de département à la Haute Ecole Louvain en Hainaut (HElha), pointait pour sa part une perception tronquée de “rigidité” des études et des métiers. La filière électronique et électromécanique serait l’une des plus impactées, “par manque d’informations sur les choix d’orientation.”

Le changement d’image et de perception passe aussi par une plus grande sensibilisation des enseignants eux-mêmes aux nouvelles technologies. Plusieurs intervenants insistaient sur la nécessité d’enrichir, dans ce domaine, la formation initiale.

Valérie Seront (HElha): “Un ingénieur est parfaitement capable de donner cours de mathématique au secondaire. Il aurait l’avantage de mettre davantage l’accent sur l’utilité réelle des sciences et des maths, là où, avec les professeurs habituels, les étudiants continuent souvent de se demander à quoi ça sert…”

 

Quant aux sessions de sensibilisation et d’information à l’orientation de carrière (vers des filières scientifiques), Valérie Seront faisait remarquer qu’universités et Hautes Ecoles sont souvent sollicitées par des écoles du secondaire qui ne disposent pas de labos ou d’effectifs suffisants pour assurer ce rôle. Mais que ces mêmes universités et Hautes Ecoles ne sont pas toujours en mesure d’accéder à la demande: “nous devons dégager du personnel, des locaux, chose pour laquelle nous manquons parfois de moyens.”

Les entreprises, reconnaissait par ailleurs Olivier de Wasseige, ont évidemment leur part de responsabilité: elles doivent s’ouvrir davantage en termes de stages mais aussi de sensibilisation spontanée (et pratique) des établissements d’enseignement.

Il allait plus loin en soulignant quelques idées ou propositions émanant de l’UWE. Du genre: réduire les minervals pour les études STEM (science, technologie, ingénierie, mathématiques) ou ne pas appliquer la dégressivité des allocations de chômage pour les chercheurs d’emploi qui reprennent des études et formations orientées STEM.

Nouveau profil pour l’ingénieur à l’heure de l’industrie 4.0?

“L’industrie 4.0”, l’usine du futur, l’usine connectée… Derrière ces termes-bateau se cachent une foule de technologies: communications d’un genre nouveau, “objets” surveillés et communicants, analyse de données, intelligence artificielle…

Au-delà d’une aptitude à comprendre et exploiter ces technologies, en quoi le profil d’un ingénieur se trouvera-t-il impacté par le “4.0”? Valérie Seront citait une série de compétences nouvelles ou plus poussées dont il devrait pouvoir faire étalage:
capacité à résoudre des problèmes: “non seulement avoir des connaissances mais être en mesure d’avoir les bonnes réactions”
– compétences se situant entre l’expertise et la multidisciplinarité: commande de processus, aspects légaux, sécurité, confidentialité dans l’exploitation des données…
– aptitude à gérer des complexités croissantes – technologiques mais aussi structure des entreprises, contraintes environnementales… ; “avec nécessité de comprendre les interactions, de travailler selon un mode de partage des connaissances”
– développement de notions d’éthique et de déontologie ; un exemple? lorsque l’on conçoit un dispositif médical, penser aux implications de possibles transferts de données vers des utilisateurs ayant différentes “philosophies” peu ou prou économiques.

Elle ponctuait son exposé par cette phrase: “l’industrie 4.0 n’évoluera pas rapidement si ces problématiques ne sont pas résolues au départ.” Il revient donc aux établissements d’enseignement d’aménager et d’enrichir leurs cursus en conséquence… “en agissant eux-mêmes comme des entreprises, c’est-à-dire en s’adaptant aux changements, en étant agiles.”

La question du rôle des établissements d’enseignement était également posée. Dans une perspective de nécessaire apprentissage tout au long de la vie, rendu indispensable en raison des évolutions technologiques rapides, comment l’“école” peut-elle, doit-elle se positionner?

Il est essentiel non seulement que l’enseignement, supérieur notamment, ne limite pas son rôle aux quelques années qu’y passent les adolescents et jeunes adultes, qu’il diversifie les méthodes (en y ajoutant l’e-learning, les classes inversées, des techniques davantage interactives…) mais également qu’il collabore davantage avec les entreprises.

“Impossible de tout apprendre en cinq ans”, soulignait Valérie Seront. “Il s’agit de collaborer davantage avec les entreprises pour proposer des formations plus adaptées.” Mais cette collaboration ne doit pas mener à de la captivité ou à une orientation des contenus de formation qui ne satisferaient que les besoins de la seule ou des quelques sociétés partenaires d’une école ou université: “il ne faut pas négliger l’obligation de rendre les apprenants capables de travailler dans n’importe quelle entreprise.”

Quelques messages des participants

Marc Richet (Total Research & Technology): “A l’heure du digital, une formation de base au métier d’ingénieur demeure essentielle. Ne serait-ce que parce qu’il faut pouvoir comprendre et appréhender la réalité physique ou chimique des événements pour passer de la lecture d’une donnée à une valeur à appréhender.

Cette formation de base doit être complétée par une capacité à travailler avec des équipes transverses, multidisciplinaires, multiculturelles et à utiliser des outils numériques évolués, ainsi que par une capacité à communiquer, à convaincre et à fédérer autour de ses idées”. Autrement dit, les indispensables soft skills…

Professeur Pierre Dehombreux, Doyen de la Faculté Polytechnique de l’UMons: “L’un des moyens les plus rapides pour lutter contre la pénurie d’ingénieurs reste d’attirer davantage de filles vers ces études.” Ici encore en cassant l’image et les préjugés.

“Il y a de plus en plus, dans le métier d’ingénieur et dans les nouvelles technologies, des choses qui peuvent réellement les attirer. Penser à l’Internet des Objets, aux objets connectés…

Ces technologies peuvent imprimer une réelle empreinte sur notre environnement. Si la médecine attire les femmes parce qu’il y a une dimension d’aide à l’être humain, aux conditions de vie, pourquoi n’est-ce pas le cas des carrières technologiques? Sans ingénieur, on ne sauvera pas la planète…” 

Robert David, ingénieur en chef en simulation à Technord (département Smart Factory): “Pour réussir, une société doit ajouter sans cesse de nouveaux métiers. C’est le contact entre différents départements et différents métiers qui génère de la valeur ajoutée pour l’entreprise – et pour les métiers eux-mêmes.”

Albert-Paul Gonze, directeur Méthodes numériques à la Sonaca: “L’expérience et l’ingéniosité demeurent les deux éléments majeurs. En cela, le métier de l’ingénieur ne change pas. Il doit être ingénieux et créatif, toujours pousser la réflexion plus loin…”

Alain Vas, professeur en stratégie et gestion du changement à la Louvain School of Management: “Si l’on veut arriver à l’industrie 4.0, il est essentiel de former les ingénieurs et les cadres à développer une capacité d’accompagnement au changement parce que ce 4.0 représente un important changement de paradigme. […]

La formation doit se faire dans une perspective de gestion systémique du changement. Or, les entreprises ont encore beaucoup trop le réflexe de travailler en silo, de penser que le changement aura des répercussions uniquement sur l’informatique, ou sur la production, ou sur les ressources humaines. […] Il faut jouer en parallèle sur trois niveaux: les individus – au niveau des équilibres cognitifs et affectifs – , les équipes – en termes d’équilibres relationnels et normatifs -, et l’organisation – pour trouver les équilibres stratégiques et culturels.”