Ils ont vendu leur société IT. Et si c’était à refaire? (1è partie)

Hors-cadre
Par · 22/06/2017

Ils ou elles dirigeaient des sociétés belges dans le secteur de l’IT et du numérique. Tous/toutes ont passé la main, revendu la prunelle de leurs yeux à des repreneurs, souvent venus de loin, souvent aussi d’envergure nettement plus impressionnante que leur petite société belgo-belge.

Quelques mois plus tard, pour certains quelques trimestres plus tard, ils quittent le navire. par choix personnel ou contraints et forcés par les nouveaux maîtres des lieux.

Pourquoi ? Comment ont-ils vécu ce moment si spécial ? Quels sont leurs regrets éventuels ? Si c’était à refaire, céderaient-ils à nouveau les clés de leur maison, dans les mêmes conditions ? Quels conseils donneraient-ils aux patrons d’autres sociétés, plus ou moins jeunes, qui envisagent ou aspirent à revendre, à passer la main ?

Au-delà de la question lancinante – peut-on empêcher que ce genre de scénario se reproduise trop souvent et est-il d’ailleurs une bonne ou une mauvaise chose ? -, nous avons demandé à jeunes anciens ce qui les avait poussé à chercher ou à accepter l’offre d’un repreneur, ce qui avait provoqué leur départ, ce qu’ils en retirent comme expérience et leçon – dont d’autres, peut-être, pourraient bénéficier.

Nous avons choisi quatre personnes pour ce petit exercice:

  • MarieMarie Heller, fondatrice d’Immedia, société namuroise qui, dans un temps déjà lointain, avait fusionné avec DefinITion pour devenir Defimedia. Elle quitte la société, fin juin, suite au rachat par Contraste
  • Dominique Bastille, directeur de MIMS, société rachetée par Xperthis (groupe NRB) a quitté le groupe voici quelques semaines
  • Pierre De Muelenaere, fondateur d’IRIS, rachetée par Canon, est resté relativement longtemps aux manettes après le rachat de la société avant de se retirer
  • Michel Tombroff, de Softkinetic, a lui donné sa démission de chez Sony très rapidement après le rachat pour se lancer dans l’aventure de la start-up Jack.

Saut dans l’inconnu?

Pour Anne Marie Heller, quitter Defimedia, près de 4 ans après l’entrée (majoritaire) de Contraste au capital, relève du choix personnel. Même si, au départ, ce n’est pas ce genre de scénario qu’elle avait imaginé.

Mais le temps passant, elle n’a pas trouvé dans la nouvelle structure une place et un rôle qui lui convenaient. “J’ai sans doute mal anticipé le manque d’autonomie à laquelle je m’attendais.”

En fait, dans le cas de Defimedia, l’absorption par Contraste s’est faite en deux temps. Au début, il était question d’un “adossement” de l’agence Web digitale à son repreneur. Voici comment les deux sociétés présentaient la chose, fin 2013: l’adossement “permettra d’évoluer professionnellement au sein d’un groupe international et multilingue, dans un large spectre de technologies et de métiers. Pour Defimedia et Contraste Europe, il s’agit d’une étape très importante sur la voie d’une croissance stratégique indispensable dans un monde IT européen qui se concentre de plus en plus sur les grands “players” et les centres de compétences.”

Anne Marie Heller (Defimedia/Contraste): “Quand on envisage de se faire acquérir, il est peut-être bon d’être conscient qu’on est non seulement en train de revendre mais aussi de s’en aller…”

Au bout d’un an déjà, l’“adossement” s’était transformé en intégration pure et simple. Defimedia n’était dès lors plus un électron libre, même pas partiellement…

Pour Anne Marie Heller, c’est surtout le manque d’autonomie au sein de la nouvelle entité qui l’a poussée à donner sa démission. “Chaque décision devait recevoir l’assentiment de la direction de Contraste. Qu’il s’agisse de communiquer vers l’extérieur ou de décider d’un budget marketing.”

Après avoir pris sa décision de quitter Contraste, Anne Marie Heller s’est sentie, en quelque sorte, soulagée. “Je me suis aperçue que je m’ennuyais en fait. Aujourd’hui, je retrouve du peps, l’envie de faire. Il faut juste que je trouve un nouveau défi, quelque chose à construire à nouveau.”

Ce ne sera sans doute pas une nouvelle société mais – même si aucune décision n’a encore été prise – peut-être mettre ses compétences et son expérience à disposition de sociétés en croissance, aider un porteur de projet, via du coaching, de l’accompagnement, voire de la formation.

Anne Marie Heller, aujourd’hui, termine une formation en management et philosophies à l’ULB (Solvay Brussels School). “Cela me fait beaucoup réfléchir”, souligne-t-elle.

Choix personnel… peu ou prou

Pour Michel Tombroff, quitter Sony, à peine l’acquisition de Softkinetic scellée, “fut un choix tout à fait personnel. Après l’acquisition, je n’avais aucune intention de quitter Softkinetic. Au contraire, les perspectives industrielles, technologies et personnelles qui s’ouvraient après l’acquisition étaient très intéressantes. Mais quelques mois après l’acquisition, j’ai rencontré Jack Abrams, le fondateur de Jack, et je suis très rapidement tombé sous le charme de cette start-up et de son immense potentiel.

Michel Tombroff: “Après 8 ans aux commandes de Softkinetic, la perspective de me relancer dans une nouvelle aventure fut plus forte.”

La décision de quitter Sony Softkinetic ne fut bien entendu pas facile, car j’y avais créé énormément de liens personnels très solides, et la technologie Softkinetic arrivait à son seuil de maturité. Mais après 8 ans aux commandes de Softkinetic, la perspective de me relancer dans une nouvelle aventure fut plus forte.”

 

Le cas de Dominique Bastille est quelque peu différent. Il est resté près de deux ans chez Xperthis après le rachat de sa société MIMS, auteur de la solution de gestion de dossier hospitalier OmniPro. “À la base, j’ai vraiment voulu m’impliquer dans l’entreprise car on m’avait promis que le prochain produit, basé sur l’ancien H++ de Polymedis [Ndlr: l’une des trois sociétés fusionnées qui a donné naissance à Xperthis], allait intégrer toutes les idées qui étaient dans OmniPro.

Par contre, comme je n’avais plus envie d’être au niveau des hauts décideurs, je suis davantage resté avec les équipes de développement à travailler, entre autres, avec Nicolas Decerf, le concepteur principal de H++.”

Mais voilà, alors que les développements battent leur plein, Xperthis change son fusil d’épaule et décide que le produit-phare ne serait finalement pas H++ mais Xcare, basé sur Bdoc, la solution de Ciges, société rachetée par Xperthis en même temps que MIMS.

“Ce fut le coup de grâce”, déclare Dominique Bastille, lui qui, ancien patron de MIMS, découvre la décision en même temps que les équipes.

“Le projet Xcare ayant déjà une équipe avec des responsables bien définis, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il était temps de nous séparer.”

Du côté de Pierre de Muelenaere, fondateur d’IRIS et patron de la société pendant 33 ans, le départ était programmé d’avance. Mais pas du fait du repreneur (Canon). Son cas – et il le souligne avec force – est particulier. Rarissime.

“Mon départ est le fruit d’un choix purement personnel. J’ai même dû en convaincre Canon. Il n’y avait aucune urgence, aucune pression. IRIS, après de rachat, marchait très bien. J’aurais difficilement pu imaginer meilleur taux de croissance. Les relations avec la haute direction de Canon étaient bonnes. J’avais pu mettre sur les rails une dizaine de projets de R&D conçus conjointement au Japon…”

Pierre de Muelenaere: “J’avais imaginé un autre plan de succession, plus risqué. En fait, grâce à Canon, je suis resté 3 ans de plus que prévu…”

Comment dès lors le justifie-t-il? Pas pour des raisons d’“essoufflement” de sa part, de malaise dans une structure plus grande (“dès l’instant où IRIS s’est liée au groupe Canon, dès 2002, via une prise de participation minoritaire, je savais ce que cela impliquerait en termes de rôle”).

La raison fut double. D’une part, son âge. De l’autre, le sentiment que le moment ne pouvait être mieux choisi – un argument qu’il a maintes fois souligné lors de ses diverses interventions publiques.

“Rester chez IRIS, c’était repartir pour un tour, ne pas me donner la possibilité, à 58 ans, de m’orienter vers d’autres projets.

En fait, dans mon esprit, j’avais prévu de partir plus tôt. Avant que le scénario de rachat par Canon (en 2012) se concrétise, j’avais imaginé un autre plan de succession, plus risqué. En fait, grâce à Canon, je suis resté 3 ans de plus que prévu…”

Son départ, dès le début, Pierre de Muelenaere l’envisageait surtout pour souffler un peu, pour pouvoir consacrer plus de temps à lui-même et à sa famille. “Ma première préoccupation n’était pas de redémarrer un nouveau projet. J’avais beaucoup donné pour IRIS et cela avait également été lourd pour ma famille. Après avoir soufflé un temps, ma nature m’a toutefois rattrapé pour une sorte de retour aux sources. Ce qui m’intéresse, c’est de m’occuper d’entrepreneuriat, d’innovation, d’éducation. D’où mon implication dans l’incubateur Yncubator [Louvain-la-Neuve], l’écriture du livre IRIS Book qui peut faire office de support à des cours et d’inspiration pour de jeunes entrepreneurs…”

Manque de préparation?

Dans quelle mesure certains départs s’expliquent-ils par une acquisition mal préparée? Un rôle et des responsabilités mal évalués dans la nouvelle structure?

Il y a de cela pour Anne Marie Heller. Pourtant, le trio de fondateurs de Defimedia n’avait rien d’amateurs. Tous – Anne Marie Heller et ses deux associés, Olivier de Wasseige et Luc Ponsard – étaient des entrepreneurs expérimentés. Qui étaient déjà passés par la case fusion (Defimedia est née du mariage entre IMmedia et DefinITion).

Quelles furent donc les erreurs ou les carences dans l’analyse? “Lors de la revente, nous nous sommes surtout focalisés sur la valorisation, sur les contraintes juridiques, les clauses de non-concurrence… Sans doute, avons-nous raisonné de manière trop théorique, sans vérifier suffisamment si ce que nous pensions correspondait au mode de fonctionnement de la nouvelle société, sans nous interroger sur les éventuelles différences de valeurs d’entreprise. Aujourd’hui, j’en retire comme un sentiment de déception – du moins en partie.”

Anne Marie Heller: “Sans doute, avons-nous raisonné de manière trop théorique, sans nous interroger suffisamment sur les éventuelles différences de valeurs d’entreprise.”

Tout comme Anne Marie Heller, Dominique Bastille dit avoir eu du mal à s’intégrer dans la nouvelle structure. “La philosophie d’une petite entreprise comme MIMS (même si on était presque 50 vers la fin) n’a rien avoir avec celle d’une grosse entreprise comme Xperthis, avec en plus NRB derrière elle. Il m’arrivait d’être en désaccord avec les décisions prises, mais ce n’était plus mon rôle de me battre pour cela. Il est difficile de rester à sa place dans une entreprise qui vous a racheté quand on a été patron pendant 20 ans.

Je commençais déjà à souffrir de la taille de MIMS, mais chez Xperthis, c’était encore bien pire.

Ma plus grosse frustration est d’avoir acquis pendant 20 ans une expérience importante et de ne pas avoir pu la transmettre à la société qui nous a rachetés. C’était clairement mon premier objectif. L’expérience n’est pas faite pour être thésaurisée, elle est destinée à être transmise, c’est cela qui nous permet de grandir. Et quand je parle d’expérience, je ne parle pas de mes réussites, je pense surtout à mes échecs. C’est dans les échecs que se trouve le plus d’expérience.”

Décision, voire “divorce”, difficile?

Comment est vécu ce moment si spécial qu’est le “divorce” d’avec la société qu’on a (co-)créée et portée de si longues années?

Pour Michel Tombroff, “le processus a duré plusieurs mois, entre la prise de ma décision, l’annonce à Sony, et le démarrage auprès de Jack. Pendant ces mois, j’ai travaillé de façon très proche avec les personnes-clé de Softkinetic et de Sony pour que la transition se passe le mieux possible. Cela s’est très bien passé.

Bien entendu, j’ai régulièrement des petits pincements au coeur, par exemple chaque fois que je lis une annonce de presse de Softkinetic annonçant un nouveau produit ou client. Et, à chaque fois, je suis très fier de voir ce que nous avons accompli depuis 2007, quand Softkinetic fut créée.”

Anne Marie Heller distingue pour sa part deux exercices de “deuil”. “Celui de l’entreprise se fait sans trop de problème. Celui des équipes, des clients, des partenaires ne se fait pas quand on revend mais bien quand on quitte.” Et cela, c’est une autre histoire…

Dominique Bastille: “Ma plus grosse frustration est de ne pas avoir pu transmettre mes 20 ans d’expérience à la société qui nous a rachetés. Je ne parle pas de mes réussites, je pense surtout à mes échecs. C’est dans les échecs que se trouve le plus d’expérience.”

Pour Dominique Bastille, la séparation s’est “à la fois très bien et très mal passée. En réalité, ce n’est que maintenant que je respire réellement et que j’ai retrouvé une réelle sérénité. Pour en arriver là, j’ai dû apprendre à faire quelque chose qui a toujours été très difficile pour moi: prendre du recul.

Le divorce a été très difficile pour moi dans le sens où c’est un peu comme si j’abandonnais mon enfant. D’un autre côté, les enfants finissent toujours par voler de leurs propres ailes…”

Mais ce fut aussi ressenti “comme une libération. Les deux dernières années ont été très dures à vivre avec un stress énorme.”

Ce qui ne l’empêche pas d’ajouter: “Je ne vais pas tomber le mélo, mais tous les jours qui passent, MIMS me manque. L’équipe, les projets et même les clients. J’aimais cette relation exceptionnelle que nous avions avec eux. Cela a été probablement la partie la plus brutale. À la vente de MIMS, je ne pouvais plus aller chez les clients. Ce n’était plus mon rôle dans la nouvelle entreprise. Or, c’est avec les clients et surtout leurs utilisateurs que j’ai pris le plus de plaisir dans mon travail.”

Armes inégales

Aussi expérimentés soient-ils, les dirigeants de PME ou de jeunes pousses peuvent-ils espérer faire le poids, dans la négociation, face à de grands groupes, à des structures qui sont généralement plus rodées à l’exercice de fusions-acquisitions?

Ce qui manquait peut-être aux associés de Defimedia, face à la “mécanique bien rodée” de Contraste, c’était peut-être une familiarité avec le contexte très particulier d’une vente d’entreprise.

Il aurait sans doute fallu faire préciser certaines choses, chercher conseil à l’extérieur, en dehors du trio de Defimedia. Mais le repreneur imposait un tempo de décision fort court, ne laissant pas le temps de prendre du recul… Une tactique que l’on rencontre fréquemment dans ce genre de circonstances: “réfléchissez mais pas trop longtemps, sinon l’offre n’est plus valable…” Et, parfois, le “pas très longtemps”, c’est une question de jours, voire d’heures.

Dominique Bastille, lui, a voulu rétropédaler mais le processus de négociation était déjà trop avancé et “le contexte ne l’a pas permis.”

Il s’en explique dans la deuxième partie de notre article, à découvrir dès demain.

Dans la deuxième partie de cet article, nos quatre interlocuteurs parlent de leurs regrets (tous n’en ont pas), de la manière dont ils réenvisageraient de céder – ou non – leur société et donnent quelques conseils à ceux ou celles qui envisagent de le faire.