Erick Mascart (Forsud): “une réflexion apaisée s’impose en matière d’équipement numérique de l’enseignement” [Article 2/3 d’un Dossier]

Hors-cadre
Par · 03/12/2020

L’apprentissage numérique commence dès les premières années. Ici à l’école primaire d’Aisemont.

Les pouvoirs publics ont donc réagi dans l’urgence, libérant de nouveau moyens pour équiper certaines cohortes d’élèves et d’étudiants en matériels aptes à leur permettre de poursuivre leur scolarité en distanciel. Au-delà des mesures d’urgence, on perçoit également une intention de revoir les modalités de financement de l’“équipement numérique” des écoles (matériels, infrastructure de connexion, volet pédagogique).

La forme exacte que prendra cette nouvelle stratégie de financement et/ou d’encouragement à l’équipement numérique reste encore incertaine à l’heure actuelle. Même si certaines éléments semblent devoir se dessiner.

A minima, il semble nécessaire que Régions (Wallonie et Bruxelles-Capitale) et Fédération accordent leurs violons.  Et la chose – idéalement – devrait se faire en prenant tous les aspects en considération, en étudiants soigneusement les avantages et inconvénients et “effets de bord” indésirables de tout choix de démarche: aide financière à l’achat ou à la location, attention à la cohérence dans les choix d’équipements et de solutions, promotion et “alimentation” de plates-formes pédagogiques (commerciales ou publiques, locales ou non…), accompagnement des écoles et des enseignants, articulation avec les acteurs de terrain (réseaux, pouvoirs organisateurs…), préservation ou non du principe d’appels à projets (et selon quels critères de sélection), évolution ou non vers un mode d’enseignement hybride (avec une dose plus ou moins importante d’enseignement à distance), etc. etc. 

On le voit, le problème est complexe et la situation que l’on a vécue en 2020 et qui se prolonge est potentiellement l’occasion de se poser les bonnes questions. Gare, à cet égard, à des décisions ou choix posés dans l’urgence du moment, pour des raisons trop teintées de politique, sans mise en perspective pour le (plus) long terme. Avec également – mais le fera-t-on et dans quel esprit ? – une réflexion sur la réorganisation de la répartition des rôles entre Fédération et Régions, sujet que l’on sait ô combien sensible.

En attendant que les responsables publics se prononcent, nous avons abordé certains de ces sujets avec Erick Mascart, coordinateur TICE chez Forsud, association spécialisée dans l’accompagnement de “classes numériques branchées”, opérant pour les communes de Chimay, Couvin, Froidchapelle, Momignies, Sivry-Rance et Viroinval.

Locations ou achats

Pour réduire les coûts – et rentrer dans les budgets de la Fédération -, l’une des pistes qui semble tenir la corde ces derniers temps est celle du leasing de matériel, avec sollicitation d’une plate-forme d’hébergement et de partage de contenus pédagogiques (selon le modèle qu’applique depuis deux ans l’asbl EducIT – voir notre autre article – et qui repose notamment sur une connexion aux solutions cloud de Google – mais d’autres “clous” pédagogiques, publics ou privés sont évidemment possibles…).

Toutefois, à force de vouloir réduire la facture (tant pour les autorités publiques que pour les familles ou les écoles appelées à contribuer à l’initiative d’équipement), on risque de ne pas privilégier la qualité ou de se laisser piéger dans une formule de facilité qui aurait des inconvénients non négligeables, préviennent certains. Gare à la qualité des matériels choisis et aux déceptions, prévient par exemple Erick Mascart.

Il y a d’autres façons d’éviter les lourdes factures, estime-t-il. Par exemple du matériel d’occasion qui, au préalable, ait été reconditionné par un acteur de confiance. A condition de veiller à ce que le produit d’origine soit de qualité et fiable – “avec garantie de trois ans” pour le matériel reconditionné. 

Il n’est guère emballé par l’idée d’opter pour des Chromebooks. Pour plusieurs raisons. “C’est typiquement une solution qui rime avec obsolescence programmée”. Un matériel qui sera désuet avant même la fin de la durée de location.

C’est en outre miser sur une “totale dépendance vis-à-vis du cloud”. Gare dès lors aux problèmes de bande passante insuffisante, dont on sait qu’ils sont encore présents à maints endroits. De ce point de vue, même si les Régions devraient logiquement poursuivre leur travail d’amélioration de la desserte télécom/Internet des établissements scolaires, il ne faut pas oublier que l’enseignement à distance pose le problème de la largeur du “tuyau” qui va jusqu’aux domiciles…

Et il y a aussi le problème de l’inféodation aux Gafa et, en corollaire, la question de l’hébergement des données (rien ne garantit qu’elles resteront sur le sol européen avec certains de ces GAFA)… On n’est pas systématiquement dans le champ des informations sensibles mais on ne saurait faire l’impasse sur cet aspect des choses.

Appels à projet ou autre méthode ?

Si l’on s’oriente davantage vers un “modèle” où écoles, élèves et/ou familles pourraient prendre en location des équipements ou solutions “packages” numériques, mises à disposition par les écoles ou les réseaux, avec un modèle de financement public devant encore être précisé (budget par école? subvention directe à des partenaires commerciaux? …), doit-on s’attendre à ce que le principe de l’équipement par vagues successives, au travers d’appels à projets, soit remplacer par une autre approche? L’avenir nous le dira. 

Certains, comme Philippe Van Ophem de l’asbl EducIT, se montrent critiques vis-à-vis du principe d’appels à projets, y voyant notamment une “approche qui pèche par manque de cohérence et qui n’est pas structurelle”. Voir notre autre article.

Erick Mascart est moins catégorique: “Le principe de l’appel à projets peut s’avérer intéressant dans certaines circonstances. A condition qu’il y ait un accompagnement [des écoles et des enseignants], en amont de la remise du projet, et un accompagnement après, pour le déploiement.”

Par contre, tels qu’ils sont pratiqués en Région wallonne notamment, les appels à projets présentent à ses yeux un défaut non négligeable: le catalogue de matériels et logiciels prévus (structurés en “packs”) et qui seront attribués est souvent cadenassé, limitatif, “en raison de la nature-même des marchés publics”… même si une plus grande souplesse et diversité s’est installée avec les années.

Les établissements lauréats doivent malgré se contenter de ce qu’on leur propose, “sans possibilité d’y déroger”. Du moins pas sans mettre la main au portefeuille. “Or, le matériel n’est pas toujours pertinent. Ce que prévoient les “packs” n’est pas adapté à des scénarios pédagogiques spécifiques et les pouvoirs organisateurs n’ont pas toujours la possibilité d’y suppléer…”

Il y a également parfois de mauvaises surprises du côté de la qualité relative de certains matériels (notamment des batteries de tablettes défectueuses ou des tableaux “qui n’avaient rien d’interactif…”, se rappelle Erick Mascart).

Autre problème: le principe de la tournante et le nombre limité d’équipements avec impossibilité pour une même école de bénéficier, sous cette formule, d’équipements supplémentaires dans les deux ou trois années suivantes – le raisonnement tenu par les autorités publiques étant que chaque école devant avoir l’occasion de décrocher l’aide de la Région.

Erick Mascart (Forsud): “Baisse de la qualité des projets pédagogiques soumis par des enseignants moins convaincus ou ayant moins de connaissances que ceux qui furent les premiers à se lancer à l’eau et qui éprouvent des difficultés à se projeter dans une pédagogie numérique quand eux-mêmes ne savent pas trop quoi faire avec le numérique.”

Et il y a, de l’avis d’Erick Mascart, un autre souci: “on constate une baisse de qualité moyenne des projets rentrés”. La raison, selon lui, est que les enseignants les plus motivés et les plus “matures” – en termes de projets pédagogiques numériques – ont été les premiers à introduire des dossiers.

Ceux qui suivent n’ont pas la même conviction ou les mêmes connaissances “et éprouvent des difficultés à se projeter dans une pédagogie numérique quand eux-mêmes ne savent pas trop quoi faire avec le numérique.”

Il y a donc clairement, selon lui, “un gros besoin d’accompagnement en amont.”

Faut-il équiper tous les élèves en matériel informatique?

Les avis continuent de diverger. Ces derniers temps, sous l’effet de la fermeture des écoles pour cause de confinement, le sujet de la fracture numérique et de l’incapacité de certains élèves de se connecter aux ressources et actions pédagogiques prévus par les enseignants a refait surface. Du coup, le “tous-connectables” a repris du poil de la bête puisque l’enseignement à distance exige en effet que tous et toutes soient connectés.

Mais pour certains, équiper tous les élèves – dans un contexte de classe classique, en tout cas dans le fondamental – n’est pas une nécessité. Erick Mascart. “Il en faut suffisamment mais pas nécessairement pour tous. Il est toujours possible de travailler en ateliers.” Même à domicile… Ou de faire preuve d’imagination dans l’organisation de la mise à disposition du matériel.

Il évoque un projet mené par Yannick Warnier, président de l’association sans but lucratif Chamilo (auteur du LMS open source du même nom). “Une des idées qu’il a mises en oeuvre consiste à regrouper les enfants en petits groupes de familles. Un jour par semaine, un des parents prend en charge l’accompagnement du groupe.”

Selon Erick Mascart, le principe des ateliers et du partage d’équipements permet en outre d’alléger la charge de traitement que le serveur (plate-forme pédagogique centralisée) doit supporter. Pas anodin plus spécialement pour les zones moins privilégiées en (haut) débit Internet.

Le plan d’équipement “Covid”

La Fédération Wallonie-Bruxelles a donc décidé de financer la fourniture de lots d’ordinateurs – voir notre autre article. “C’est une solution ponctuelle intéressante”, estime Erick Mascart, mais avec un petit bémol. Une fois encore, il cite un problème d’accompagnement ou de conseil.

“Les écoles sont laissées à elles-mêmes pour ce qui est du choix du matériel.”

Et la hauteur de l’aide (500 euros maximum par ordinateur) le laisse dubitatif… “On risque d’être déçu par la qualité du produit. A ce prix-là, on n’a rien de très sérieux. Un bon portable, qui soit pérenne, c’est minimum 600 ou 700 euros.”

Enseignement à distance et haut débit

Le scénario de classes, cours et enseignement à distance et du déploiement de plates-formes pédagogiques implique forcément une connectivité – entre les foyers et le serveur de l’école ou la plate-forme cloud – qui tienne la route et procure un débit suffisant. 

“Je crains qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles, si on se dirige vers ce scénario d’enseignement à distance, l’infrastructure mise en place par la Fédération ne supportera pas la charge…”

Erick Mascart évoque le cas vécu de l’Académie d’Aix-Marseille, un organe qui regroupe l’ensemble des établissements scolaires et universitaires des départements des Alpes-de-Haute-Provence, Hautes-Alpes, Bouches-du-Rhône et Vaucluse. “Ils avaient fait le choix de la plate-forme Moodle et avaient prévu une infrastructure serveur (à 64 processeurs) qu’ils pensaient suffisamment dimensionnée. Ils se sont rapidement aperçu que le serveur ramait. Ils ont donc remplacé la plate-forme par la solution open source Chamilo et ont pu assumer la charge (vers les élèves et étudiants) en diminuant la puissance du serveur d’un facteur 4”. Conclusion? Attention à la robustesse de l’infrastructure et prière de raisonner en termes d’efficacité voire de “sobriété” numérique.

Selon des chiffres publiés par le Segec (Secrétariat général de l’Enseignement catholique), 40% des écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles étaient équipées , en 2015, d’une plate-forme de communication et de travail en ligne. Le pourcentage se situerait aujourd’hui entre 60 et 70%.

“Avant de choisir l’une ou l’autre plate-forme, le plus important est d’adopter une démarche faite de souplesse et qui prévoie un accompagnement des établissements scolaires. Il faut bien connaître le terrain, les compétences locales, l’infrastructure existante, le matériel disponible – qui fait souvent défaut du côté des écoles fondamentales…”

Erick Mascart prône par ailleurs davantage une réflexion apaisée, loin de la réaction dans l’urgence, pour repenser les moyens nécessaires et, surtout, préparer et accompagner les enseignants qui sont encore loin d’avoir été suffisamment formés aux nouvelles réalités. “Repensons tout cela selon une démarche scientifique. Prenons du recul. Organisons-nous en fonction de ce que nous avons.

Il y a beaucoup d’enjeux. Tout cela fait partie d’une formation des jeunes générations dans la perspective d’un avenir qui soit durable. Il faut envisager la littératie numérique dans son envergure la plus large.”

 

Erick Mascart (Forsud): “Organisons-nous en fonction de ce que nous avons et dans une perspective d’un avenir qui soit durable. Il faut envisager la littératie numérique dans son envergure la plus large.”