Equipement des écoles en numérique: vers le “modèle” EducIT? [Article 1/3 d’un Dossier]

Hors-cadre
Par · 03/12/2020

Ces dernières semaines, face à l’urgence provoquée par le confinement et le reconfinement dûs au Covid-19, les gouvernements régionaux et communautaires francophones ont pris différentes décisions en vue de libérer des fonds et d’activer des programmes d’équipement des écoles ou des élèves en outils numériques.

S’agit-il là d’une réaction ponctuelle ou d’un changement plus profond dans la manière dont les programmes d’équipements en numérique (ordinateurs, périphériques, connectivité) s’organiseront à l’avenir? Se dirige-t-on vers l’abandon ou le recadrage du principe des appels à projets, souvent utilisés par le passé?

Quelques petites phrases et déclarations des responsables politiques, ces dernières semaines, trahissent le sentiment d’urgence mais aussi la prise de conscience des lacunes et besoins persistants…

Bernard Clerfayt, ministre à la Région de Bruxelles-Capitale en charge, notamment, de la Transition numérique: “La crise du Covid-19 est un accélérateur de tendances. La plus forte d’entre elles: le numérique. […] L’accès à un matériel informatique performant devient un droit que nous devons de garantir aux élèves”.
Rudi Vervoort, MInistre-président de la Région bruxelloise: “Fournir du matériel informatique aux élèves en précarité numérique sonne comme une évidence sous peine de les voir décrocher totalement.”
Willy Borsus, ministre wallon du Numérique: “Diminuer le risque de retard des élèves dans leurs apprentissages multiples.”
Frédéric Daerden, ministre en charge de l’Informatique de la Fonction publique à la Fédération Wallonie-Bruxelles: “plus de 20.000 ordinateurs qui pourront être acquis, en urgence, afin d’aider prioritairement les élèves qui ne disposent pas de matériel informatique. […] C’est une première réponse à l’urgence pour répondre à la fracture numérique.”

En octobre, la Fédération Wallonie-Bruxelles a pris certaines décisions qui semblent marquer un changement important dans l’approche de l’équipement des écoles en numérique. Dans l’urgence mais aussi, potentiellement, dans une perspective à plus long terme, la Fédération a adopté l’optique qu’applique depuis deux ans l’asbl EducIT, qui privilégie l’équipement direct des élèves, plutôt que de passer par l’“étage” école ou classe. Voici pourquoi…

Revoir les fondamentaux

L’asbl EducIT a vu le jour en avril 2018, créée par Philippe Van Ophem, anciennement fondateur de la start-up MyShopi, et Daniel Verougstraete, fondateur successivement de RetailDrive et de Synergie, avant de devenir “ambassadeur” de BeCentral.

Objectif: “accompagner les enseignants et les directions des écoles secondaires de la Fédération Wallonie Bruxelles dans l’intégration du numérique au sein de leurs pratiques pédagogiques” et ce, en intervenant à deux niveaux – “accompagnement des enseignants, fourniture de matériel et de solutions logicielles adaptées aux besoins spécifiques de l’école”.

“Le constat que nous avons posé”, déclare Philippe Van Ophem, “est que la Belgique francophone accuse un retard, en matière d’équipement et de maîtrise du numérique à l’école, par rapport aux régions et pays avoisinants. 

Source: Capital Digital

On parle beaucoup d’organiser l’apprentissage du codage au primaire mais avant de pouvoir en arriver là, il faudrait également veiller à la maîtrise des outils informatiques par les jeunes et les enseignants.

En dehors de l’utilisation des réseaux sociaux ou de leur smartphone, les jeunes n’ont pas cette maîtrise. Du côté des enseignants, les contacts que nous avons pris ont clairement démontré que, souvent, ils ne savent pas comment faire et manquent d’accompagnement. S’y ajoutent des craintes. Telles que la perception – erronée d’ailleurs – que les jeunes en savent plus qu’eux.”

La dure réalité

Une première démarche, aux débuts de l’asbl (à l’été 2018), fut dès lors d’organiser des formations extra muros pour les enseignants. Les participants ont certes été séduits par les outils qu’ils ont ainsi découverts mais… ont d’emblée souvent déclaré qu’ils ne les utiliseraient pas ! “Pour plusieurs raisons”, constate Philippe Van Ophem. “Un manque d’équipement et d’infrastructure dans leur école. Parfois un équipement limité à une seule classe ou à un local qui décourageait les enseignants de tenter l’expérience du numérique dans d’autres classes et d’autres cours. La crainte de voir la direction bloquer toute initiative, partant du constat que des efforts d’équipement avaient déjà été faits et qu’il était inutile d’en rajouter. Ou encore le manque d’intérêt, voire la réaction négative, des collègues.”

L’asbl a donc revu sa stratégie, décidant de parier sur une triple approche:
– accompagnement des enseignants via des formations rapides, au sein même de l’école, par un techno-pédagogue qui se cale sur les besoins réels dans le cadre d’une matière et aide par exemple à la création de séquences de cours numériques
– fourniture d’équipement non pas à l’école mais directement aux élèves, selon une modèle financier “lean” (essentiellement un co-financement, avec les familles, du matériel loué plutôt qu’acheté, et possibilité de l’acquérir à prix cassé après la période de location)
– mise en place d’une plate-forme d’échanges de contenus et ressources pédagogiques cohérente (une seule par école) “pour éviter le véritable capharnaüm qui s’est par exemple manifesté lors de la crise du Covid et du premier confinement, avec des élèves et enseignants qui utilisaient diverses plates-formes – Moodle, Google, Microsoft Teams, WhatsApp, ou le simple courriel…”

Le “modèle” EducIT

La méthode d’équipement que recommande l’asbl EducIT – et qu’elle applique elle-même depuis plusieurs mois auprès de premières écoles qui servent de terrain de validation de l’idée – est de concentrer les vagues d’équipement sur les élèves et étudiants eux-mêmes et non plus sur les établissements scolaires.

Autre volet majeur de la méthode: alléger sensiblement l’effort financier à consentir, que ce soit dans le chef des autorités ou des établissements scolaires, en passant par des formules de location des équipements, en mode leasing, avec possibilité de les acquérir, à prix réduit, une fois la durée du contrat terminée.

Philippe Van Ophem (EducIT) (ici à droite avec son collègue Daniel Vanougstraete): “Equiper une salle spécifique ou recourir à des chariots véhiculant les matériels d’une classe à l’autre est super-difficile à gérer. Qui plus est, se limiter à une heure de cours, dédié à l’informatique, n’a pas de sens.”

Un modèle que les fondateurs d’EducIT rejettent par contre avec force est celui des appels à projets, qui équipent, en nombre limité, certaines écoles ou classes. “L’approche qui pèche par manque de cohérence et qui n’est pas structurelle”, souligne Philippe Van Ophem. “Les enseignants doivent pouvoir s’appuyer sur un outil [lisez: la garantie d’un équipement et d’une infrastructure suffisants] qui est là une fois pour toutes, dont ils savent qu’il sera disponible dans les années à venir, afin de pouvoir déployer une pédagogie numérique et construire leurs cours en fonction de cette continuité.”

Par ailleurs, “une école qui a vu son projet approuvé ne peut plus poser à nouveau sa candidature pour plus d’équipements l’année suivante…”

Et de poursuivre: “cette démarche peut être intéressante pour certains besoins mais ce que la crise du Covid a révélé, c’est que les élèves et les profs, au final n’ont toujours rien.”

Le “modèle” EducIT est donc d’équiper tous les élèves d’une école en un temps accéléré. En passant par un modèle de leasing sur trois ans. Dont coût pour un foyer: 60 euros par an par élève et intervention des pouvoirs publics à hauteur de 75 euros, et possibilité au bout des trois ans d’acquérir le matériel pour 35 euros.

Pour ce prix, le matériel prévu est un ChromeBook, avec connexion à une plate-forme permettant le partage de contenus (plate-forme spécialisée ou généraliste – selon un choix libre de chaque établissement : Moodle, Google, Microsoft Teams…).

Vers un point d’inflexion?

Son modèle sous le bras, EducIT a pris contact, voici quelques mois, avec la task force enseignement constituée par les cabinets des Ministres Jeholet (Ministre-Président) et Daerden (en charge de l’Informatique de la Fonction publique) à la Fédération Wallonie-Bruxelles afin de leur “vendre” son idée. Accueil plutôt favorable si l’on en juge les décisions récentes qui ne sont pas uniquement ponctuelles et éphémères (en réaction aux impératifs de confinement) mais qui comportent aussi un volet structurel à (plus) long terme. “On change de perspective”, confirme Philippe Van Ophem, “et on passe à l’équipement, direct, des élèves.”

Dans l’immédiat, la décision a en effet été prise de libérer un budget d’urgence pour le secondaire en Fédération (de la 3ème et la 7ème). Objectif: permettre aux écoles de constituer un stock d’ordinateurs pour au moins 5% de leur population scolaire, histoire d’équiper ceux qui n’ont pas d’ordinateur à domicile. Au total, le budget libéré est de dix millions d’euros pour quelque 20.000 élèves. A charge pour les écoles d’acheter le matériel, de se faire rembourser par la Fédération (sur base d’une subvention de 500 euros par ordinateur) et de mettre les ordinateurs à disposition sous forme de prêt gratuit.

Source: Ecole numérique

La Fédération laisse les écoles libres de choisir le type de matériels qu’elles désirent acheter et mettre à disposition. Tout en soulignant que moins l’ordinateur en question sera cher, plus elle pourra en mettre à disposition des élèves. 

De manière plus structurelle, pour le long terme, et après nécessaire concertation avec les Régions, la Fédération devrait décider d’une approche nouvelle. Sur base de location ou d’acquisition de matériel informatique par les familles, avec participation financière de la Fédération. Les familles seront donc invitées à s’adresser à un prestataire pour prendre en leasing un équipement informatique pour leur enfant. La Fédération prévoit une “indemnité” de 25 euros par an pendant 3 ans ou de 18,75 euros pendant 4 ans à destination de “la société avec laquelle le parent ou la personne investie de l’autorité parentale se sera engagée contractuellement pour louer l’ordinateur. Complémentairement, la Fédération versera, à la société, un complément financier qui compensera la réduction octroyée aux parents en situation de précarité, une compensation qui sera prélevée sur le fonds de solidarité.”

Pour aider les familles à trouver un partenaire informatique proposant ce genre d’équipement dans le cadre prévu par les pouvoirs publics, la Fédération a inauguré, mi-novembre, une plate-forme baptisée “Mes Outils Numériques”, dont le but est “de centraliser l’ensemble des informations relatives à l’équipement en matériel informatique des écoles et des élèves de l’enseignement francophone […] et de guider, pas à pas, chaque école secondaire et chaque parent dans l’acquisition de son matériel informatique.”
Les montants d’intervention prévus par la Fédération semblent réduire quelque peu le choix de matériels qui pourraient ainsi être proposés en leasing. Sauf à considérer que les familles, en coordination avec l’école, interviennent… 

 

Daniel Verougstraete (EducIT): “Le Chromebook ou une tablette apparaissent comme les moins chers. Par contre, si le leasing s’étend sur quatre ans, il devient possible de passer au scénario PC…”

 

Avec une location coûtant 60 euros par an, sur trois ans, on se situe en bas de l’échelle des équipements possibles: Chromebook ou tablette bas de gamme. Sans oublier les frais de plate-forme pédagogique (notamment si elle est hébergée dans le cloud et proposée par des acteurs privés commerciaux – à commencer par les “GAFA” Google et Microsoft qui n’ont pas manqué, lors de la crise sanitaire, de saisir leur chance de renforcer leur emprise…

Plates-formes pédagogiques – un choix “sensible”

Quid d’ailleurs de la possible “inféodation” à des plates-formes commerciales telles celles de Google ou Microsoft – dépendance et inféodation décriées notamment par les défenseurs de l’open source et de l’autonomie de l’enseignement ?

e-classe: le portail pédagogique de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Si les autorités suivent le même raisonnement que l’asbl EducIT, la motivation mise en avant serait celle énoncée par Philippe Van Ophem: “Certes, une plate-forme comme Moodle permet d’ailler plus loin que Google ou Microsoft dans la méthode pédagogique mais elle exige des compétences en interne au niveau des écoles. Elles n’ont pas [ou pas forcément] les moyens techniques et financiers pour faire appel à des tiers…” 

“Penser que l’on serait prisonnier des outils est un leurre”, ajoute pour sa part Daniel Verougstraete. “L’important est d’aller plus vite, de mettre le pied à l’étrier pour tout le monde. De créer le cadre le plus favorable possible pour refaire notre retard en compétences. Quitte à aller vers du plus complexe plus tard.

Le matériel [Ndlr: dès l’instant où il s’inscrit dans une schéma de type terminal accédant aux ressources dans le cloud] n’est jamais qu’un fenêtre qui permet d’utiliser une multitude d’outils.”

Et, embraye Philippe Van Ophem, “Oui, Office365, c’est Microsoft et Chromebooks implique Google mais faisons d’abord découvrir ce qui existe et arrêtons de nous tirer une balle dans le pied. Nous sommes en retard par rapport à la Flandre, qui estime être en retard par rapport aux Pays-Bas qui, eux-mêmes, se sentent distancés par les pays d’Europe du Nord…”

 

Philippe Van Ophem (EducIT): “Les mentalités sont en train d’évoluer… Il y a un réel changement de cap.”

 

Les écoles-pilote d’EducIT… 

En 2019, l’asbl EducIT a convaincu quatre premières écoles de tester son modèle (équipement mais aussi accompagnement des enseignants). Il s’agissait en l’occurrence du collège Notre-Dame de Dinant, de l’institut Don Bosco à Woluwe-Saint-Pierre, de l’Athénée de Thil Lorrain de Verviers et de l’Athénée de Gembloux. “Le but était de prouver que notre approche était valable avant de mettre à l’échelle.”

Une deuxième phase a été entamée en septembre 2020, avec 11 autres écoles (environ 1.000 enseignants et 3.500 élèves concernés). “Nous avons sélectionné un panel le plus varié possible d’écoles, en termes de niveau socio-économique, de réseau scolaire…”

L’asbl EducIT a par ailleurs pris des contacts côté Région wallonne – avec l’AdN et le cabinet de Willy Borsus, en charge du Numérique. En juin, ce dernier acceptait d’ailleurs de libérer un budget en vue de financer l’équipement des 15 écoles participant à la phase-pilote lancée par EducIT. Hauteur du financement: 80 euros par élève.

Pour l’instant, l’équipe de techno-pédagogues d’EducIT se compose de quatre personnes, “tous professeurs, payés par la Fédération Wallonie-Bruxelles mais qui nous refacture leurs interventions.” Le Segec, Secrétariat général de l’enseignement catholique, met pour sa part un autre techno-pédagogue au service des missions d’accompagnement au numérique d’EducIT.

“A raison d’un plein-temps [techno-pédagogue] pour cinq écoles et trois ou quatre jours de présence par mois dans chaque école, nous sommes pour l’instant en mesure de supporter valablement les 15 écoles concernées.”

Et l’asbl espère beaucoup de la réserve de techno-pédagogues que la Fédération s’est engagée à constituer. “Le but est que chaque pouvoir organisateur ou réseau engage une personne et que les compétences soient intériorisées”. Jusqu’à rendre l’asbl obsolète. “On n’arrivera d’ailleurs jamais à quelque chose de systémique si l’asbl doit continuer à fournir les compétences…”