[Dossier Métavers ] – Enjeux de société et de démocratie

Hors-cadre
Par · 03/06/2022

Permettez-nous, pour parler de ce sujet de la démocratie et de la vision de nos sociétés dans la perspective du métavers, de citer un passage d’un dossier sur le sujet des métavers publié en décembre 2021 par MétaMédias.

La citation est de Kati Bremme, directrice exécutive Produits à la direction de l’Innovation et de la Prospective de France Télévisions (dans MétaMédias, décembre 2021): “L’annonce de la transition vers le monde de la réalité virtuelle et augmentée par « la pire compagnie de l’année » qui a accès à près de la moitié de la population mondiale, et qui est connue pour faire passer ses profits avant les consommateurs, au détriment de leur vie privée, pourrait bien ressembler à une intrigue de films de science-fiction d’il y a vingt ans.

Et Meta pourrait même avaler ses concurrents Google et Amazon en devenant le nouvau navigateur de l’Internet spatial, la porte d’entrée obligatoire pour accéder au métavers. Si nous vivons avec d’innombrables couches de technologie entre nous, ceux qui possèdent ces couches peuvent facilement nous manipuler. En nous plaçant stratégiquement dans un certain contexte et en nous fournissant un contenu que seules certaines personnes sélectionnées peuvent voir pour déformer notre réalité, former nos opinions et amplifier les divisions entre les gens (dans la pure tradition des réseaux sociaux). Il paraît alors plus qu’urgent d’échapper au ‘Zuckerverse”.”

Plus récemment, la lanceuse d’alerte Frances Haugen ne pensait pas autrement lorsqu’elle évoquait un risque d’“un contrôle unilatéral sur trois milliards de personnes”.

Quelles seront les implications des visées de Mark Zuckerberg et, sans doute dans une moindre mesure, de celles d’autres acteurs qui investissent à tour de bras dans le métavers pour s’y positionner en maîtres potentiels ou acteurs incontournables? Difficile de le prédire avec certitude. Les enjeux en tout cas sont colossaux. A tous points de vue pour un nombre sans doute élevé de secteurs.
Que cela présage-t-il potentiellement pour notre vie en société? Quelle sera l’identité de ceux qui la détermineront, l’organiseront? La démocratie va-t-elle être mise à mal ou être réinventée? Entre une emprise de notre réalité “à la Zuckerberg” jusqu’à la réinvention du rôle du citoyen en tant qu’acteur de l’échiquier économique, membre de la société, d’une DAO (decentralized autonomes organisations), il y a sans doute un large espace pour d’autres formes de renouveau.

Métavers et démocratie

“L’expérience du métavers pourrait venir mettre à mal les théories classiques du droit. En droit constitutionnel, un Etat est constitué par trois éléments : un territoire, une population et une organisation politique qui exerce l’autorité de façon souveraine, c’est-à-dire qui n’est pas obligé de tenir compte d’autres règles que les siennes, hors celles du droit international dans le cadre de certains accords”, écrivait récemment Jade Charlotte Caboche, DPO (data protection officer) et juriste française spécialisée en droit du numérique.

“D’une part, le métavers bouscule la notion pensée de ce qu’est l’Etat puisque ce concept met à disposition des internautes un territoire immatériel, sans frontière, autre que celle des techniques d’interopérabilité entre les futurs métavers de différentes entreprises […] Cet espace virtuel augmenté floute la caractérisation de la notion de « population » puisque, par essence, tout le monde se croise sur la toile qu’est Internet, hors rares cas de réseaux indépendants et privés. Enfin, la notion d’organisation politique est l’enjeu de nouvelles prises de pouvoirs.

[…] Les solutions à venir de métavers accrochant les homo-numericus européens vont – sans surprise – se vouloir principalement d’initiatives américaines dans un premier temps mais, se basant sur l’exploitation de données personnelles d’utilisateurs de tous pays, un nécessaire compromis devra être fait dans certains cas.”

Lire sa tribune dans le Journal du Net.

La politique dans le métavers

Le virtuel a déjà été utilisé lors de la dernière élection présidentielle américaine: Joe Biden avait fait campagne via la plate-forme Animal Crossing (plate-forme de jeux vidéo de “simulation de vie” développée par Nintendo EAD-Entertainment Analysis & Development) pour mieux approcher les jeunes générations.

Fin 2020, il était possible, dans Minecraft, de découvrir les rouages des élections américaines, explications à l’appui, mais aussi de se prêter à un exercice de simulation de vote sur des questions intéressant directement le citoyen (port d’arme, inégalités raciales, crise climatique…).

En France, l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron a ouvert un espace-rencontre virtuel dans Minecraft pour répondre aux questions des futurs électeurs (ou de ceux et celles qui n’iraient pas aux urnes). Un espace où étaient figurés une mairie, un hôpital, une école, une gendarmerie, avec même distribution de tracts par un avatar.

Rien de neuf, comme le soulignait The Glitch (L’Atelier): En 2005-2006, déjà, le Front National et le PS avaient pris pied dans Second Life…

Fabien Bénétou, conseiller auprès de la cellule innovation du Parlement européen, posait quasiment les mêmes questions à l’occasion de son intervention lors de la soirée Homo Numericus “L’ère immersive, nouvelles narrativités et nouveaux imaginaires” du 8 novembre 2021: “La question qui se pose est notamment de savoir où se déroule la discussion? Et sur quelle plate-forme?

Qui contrôle cette plate-forme?

Si la discussion, les échanges s’effectuent sur une “place publique” commerciale du genre Facebook dont le but est de faire plus d’argent, le moyen, la publicité, et dès lors de modifier le comportement de l’utilisateur, cela pose une question assez fondamentale: Veut-on une démocratie?

Le choix de la plate-forme

Chacun d’entre nous peut le faire. “Faire le choix de la “boîte noire” [du genre, lunettes VR Rayban en partenariat avec Meta] et supporter cette société qui va se battre pour faire obstacle à l’innovation ouverte, et qu’on ne peut pas modifier, ou choisir des matériels et logiciels open source.” Selon Fabien Bénétou, le vrai mythe à déconstruire, c’est l’impression qu’on ne peut rien faire… “On peut le faire mais il faut apprendre à le faire. Et là intervient le défi de la formation et de l’écosystème économique.”

Echo similaire dans la bouche de Xavier Damman (DAO Brussels). Face à ce fatalisme dans lequel on pourrait tomber en se disant que, de toute façon, les “plates-formes” du genre Meta l’emporteront quoi qu’il arrive, que la masse des utilisateurs opteront pour ces plates-formes, même s’ils sont plus ou moins conscients des objectifs mercantiles et peu respectueux de nos vies privées, Xavier Damman tient un discours plus optimiste. Il est persuadé qu’à terme – même si c’est à long terme -, l’esprit de communauté, bottom-up, l’emportera (voir plus bas sa vision de ce que les DAO pourraient apporter à la société humaine). 

“Meta c’est un peu comme AOL, MSN, Compuserve aux débuts de l’Internet. Ces acteurs, armés de gros budgets marketing, ont voulu créer un Internet fermé. Ils se sont plantés.

La même chose se reproduira. Meta contribuera sans doute à l’adoption du métavers mais il ne fait aucune doute qu’ils perdront. Au final, la version ouverte du métavers l’emportera.” Sous la pression de tous ceux qui veulent renverser la table, réinventer une société plus humaine, s’organisant en bottom-up.

Dans une certaine mesure, il rejoint les réflexions de Fabien Bénétou lorsqu’il estime que le problème essentiel à résoudre est un problème de coordination et d’organisation: “aussi longtemps que la population n’aura pas pris conscience que chacun n’est pas seul mais qu’il est possible de se coordonner, on ne réussira pas à se lever.

Le dictateur, aujourd’hui c’est le PIB, l’économie de marché, qui empêche par exemple de prendre les décisions face à l’urgence climatique. Il faut recréer l’économie en bottom-up, en s’appuyant sur les principes du Web3.” A savoir, une intelligence répartie, un ensemble de parties prenantes dont aucune ne contrôle le “réseau”, une vérification des actions et transactions (ou décisions) qui elle aussi est distribuée. “Le Web3”, explique Christophe Lachnitt, consultant français en communication et marketing spécialisé en transformation numérique, “c’est le retour du pouvoir et des rétributions vers les créateurs.” Et, sous l’angle de la démocratie, vers le citoyen-internaute. Du moins en principe…

Le salut par la décentralisation ?

Pour Thibault Verbiest, avocat à Paris et Bruxelles, associé du cabinet Metalaw, qui intervenait en mars de cette année lors de la journée de lancement de l’initiative Blockchain4Belgium, la vision du métavers que propose un Mark Zuckerberg est tout bonnement “creepy”. A ses yeux, “il est essentiel que l’on aborde avec un esprit positif d’autres modèles de métavers qui seraient décentralisés.” Et cela passe par la mise en pratique des fondements du Web3:
1° – une identité auto-souveraine dans laquelle il voit une “brique fondamentale”
2° – une identité décentralisée, “notion par rapport à laquelle on est encore nulle part aujourd’hui”, avec des incertitudes sur la question du contrôle éventuel par une possible “autorité”, dont le profil sera déterminant (on pourrait par exemple opposer l’option Amazon ou Meta à l’option DAO). “Actuellement, la connexion à une plate-forme implique que l’on en passe par une identité octroyée par Google, Amazon… On met son identité à nu aux yeux des Gafa chaque fois que l’on fait quelque chose sur Internet. Ce qui engendre des problèmes de sécurité et de vie privée. Avec le concept d’identité décentralisée, quand on se connecte, on ne partage que ce qu’on veut et uniquement les données qu’on possède et contrôle”
3° – une redéfinition de la notion de propriété, là aussi selon le principe de la décentralisation, par opposition à la vision “creepy” d’omnipotence à la Meta, “mais cela suppose un paradigme shift !”
4° – l’auto-gouvernance – “Les prémices peuvent être observées avec la finance décentralisée (DeFi) même si elle n’est pas vierge d’écueils en raison des défauts humains. L’avidité, la vénalité, est l’un d’eux. Mais à chaque avènement de nouvelles technologies, l’humanité évolue vers un nouveau niveau de conscience. Aujourd’hui, des technologies telles que la chaîne de blocs et l’intelligence artificielle sont nécessaires pour se projeter dans le prochain niveau de conscience. Les governance tokens sont une première tentative d’une nouvelle démocratie liquide. Le métavers, à cet égard, est un espace intéressant. Les DAO apparaissent de plus en plus comme une nouvelle forme de démocratie.” L’occasion selon lui d’exprimer une “nouvelle forme de société.”
Pour lui, il est urgent d’en baliser le fonctionnement. Car “si on permet à la régulation de briser le mouvement, on s’apercevra d’ici quelques années que le terrain est occupé et dominé par les futurs équivalents des Gafa – à moins qu’il ne s’agisse, en partie, des mêmes…” 

Projetons-nous un cran plus loin dans cet imaginaire que pourraient devenir les métavers, tels que certains les entrevoient déjà. Une communauté vivant en parallèle de la vie réelle, dans un univers reconstitué, potentiellement autour de nouvelles règles de gouvernance, de relation entre individus.

Méta-communautés?

Si certains – et on pense en tout premier lieu à Mark Zuckerberg – voient “leur” métavers comme un moyen d’encore plus influer et décider, considérant dès lors les utilisateurs davantage comme des “sujets”, d’autres veulent voir se constituer des mondes virtuels opérant selon de nouvelles règles de fonctionnement. Plus horizontales et équitables.

C’est le concept de DAO, ces “organisations autonomes distribuées” (ou décentralisées) qui appartiennent à, et dont les destinées sont décidées par, l’ensemble des membres de la communauté qui les ont constituées ou qui y ont adhéré. “Ce sont des communautés où l’on collabore pour créer quelque chose de valeur”, explique Xavier Damman, start-upper en série à qui l’on doit Spotify et Open Collective et qui s’est depuis plongé dans l’univers des DAO, co-fondateur de la DAO schaerbeekoise Citizen Corner. 

“Chacun devient co-propriétaire du réseau.” Dans une dimension financière ou économique, la communauté “dispose de sa propre économie, dispose d’un crypto-portefeuille partagé, au service d’un but commun.”

 

Xavier Damman (DAO Brussels): “Les DAO, des réseaux, communautés bottom-up détenues par une multitude. Par opposition aux organisations top-down détenues par quelques-uns.”

 

A ses yeux, le modèle des DAO peut participer à “redistribuer les cartes de la société, à réapprendre à collaborer”. Pour lui, les structures de décision et d’organisation actuelles, en ce compris politiques, en sont arrivées à un point où elles ne sont plus du tout pertinentes ou efficaces. Face aux défis actuels, qui nous mettent à toute vitesse dans le mur, il faut se refonder sur l’humain. “Il faut procéder à un changement fondamental dans la manière dont la société humaine s’organise. Le modèle hiérarchisé, centralisé, des entreprises, des Etats-nations, est déconnecté de la réalité de terrain. Le nouveau monde sera bottom-up. Quand les institutions se seront effondrées, ce qui restera, c’est la communauté.

Il faut réapprendre à fonctionner en communauté, en créant collectivement. Et cela passe notamment par le Web3 qui est une nouvelle itération des développements en open source, du développement de briques lego.”

 

Xavier Damman (DAO Brussels): “Créer de nouvelles choses en communauté, tout en étant connectés globalement et en partageant ce qu’on a appris.”

 

Dans quelle mesure, ce modèle peut-il être transplanté à la dimension démocratie, vie politique, comme l’entendaient peut-être les Grecs à l’origine, avec leurs agoras? Cette fois dans le métavers – comme d’ailleurs, potentiellement, dans la vie bien réelle?

L’avenir nous dira quel rapport de forces s’installera entre la vision remise à plat et la vision centralisée – et qui s’emparera de cette dernière. A cet égard, les questions que l’on peut se poser sont les suivantes:

  • que doit faire l’Europe?
  • faut-il réguler et comment, sans geler?
  • comment faire naître un “métavers européen”?

Vous trouverez quelques éléments de réponse dans notre article “Et l’Europe dans tout ça?” ainsi que dans l’interview d’Henri Verdier.