Compétences numériques à l’école: le chantier des référentiels

Hors-cadre
Par · 29/08/2018

Un colloque de trois jours était organisé en ce début de semaine à Bruxelles sur le thème de l’usage du numérique dans l’enseignement et de l’importance de la pensée informatique et de la programmation en classe.

Lors de la première journée d’Educode, consacrée à des conférences et exposés davantage “grand public” que les journées d’ateliers professionnels qui suivaient, il fut beaucoup question de compétences, de référentiels de compétences (tant pour les apprenants que pour les enseignants), de culture de changement…

En filigrane également de la première journée d’Educode, la conviction de nombreux intervenants que la “transition numérique” de l’enseignement – ou de l’apprentissage au sens large – est aussi et avant tout un enjeu de société. “Il s’agit, pour l’enseignement, de donner un emploi à tous, quel que soit sa compétence”, déclarait ainsi Jean-Claude Marcourt, ministre de l’Enseignement supérieur et de la formation des enseignants en Fédération Wallonie-Bruxelles.

“L’écueil est souvent d’utiliser le numérique sans s’inquiéter de l’effet social” – ou sociétal. […] Dans notre société, l’éducation doit rester avant tout et surtout un moyen de donner la capacité aux élèves de devenir des citoyens critiques et responsables.”

Le numérique appliqué à l’enseignement doit aller bien au-delà de la simple modification des méthodes existantes, déclarait-il également en substance. Les progrès réalisés à ce jour n’ont encore rien de radical. “Les MOOC, par exemple, ne sont que de l’enseignement à distance mais mieux organisé. Les contenus, eux, sont toujours pré-formatés. Le véritable enjeu est de procéder à une réforme de la formation initiale des enseignants afin d’apprendre à utiliser le numérique comme un moyen de former autrement. Par exemple, apprendre à utiliser autrement notre mémoire par rapport à l’accès aux masses de données qu’autorise la prothèse amovible [lisez: le smartphone] dont disposent désormais tous les apprenants.

Le numérique est un moyen d’augmenter la créativité. Moins on utilise les capacités cognitives de notre cerveau pour retenir des choses auxquelles le numérique donne librement accès, plus nous libérons des capacités d’inventivité. Il y a là un équilibre à trouver entre inventivité et connaissances de base suffisantes.”

Des compétences en devenir

L’une des conclusions qui se dégageait en filigrane de la journée et des diverses interventions, c’est que le monde de l’enseignement est traversé par une profonde interrogation sur la manière de revoir et de faire évoluer les compétences liées au numérique. La Belgique, en la matière, n’a rien d’une exception par rapport à une situation généralisée – les intervenants, venus de France, du Canada, de Suisse et d’Argentine confirmaient être confrontés au même défi: remettre en question, réviser les “référentiels” de compétences, les remettre à jour.

Le référentiel européen DigComp répertorie et détails 21 compétences-clé en matière de numérique. Des compétences largement communes à divers “publics” – enseignants, apprenants, “simples” citoyens…

Pour beaucoup, les responsables publics des différents pays représentés sont encore engagés dans cette étape préalable qui doit jeter les bases d’une (re)définition des programmes et des stratégies – tant au niveau macro (l’enseignement public en tant que tel) que micro (à l’échelle de chaque établissement).

“Ce n’est que lorsque ces référentiels auront été (re)définis que l’on pourra rétroagir pour déterminer si les compétences sont réellement présentes dans le chef des enseignants. C’est à ce moment-là qu’un véritable état des lieux interviendra. Jusque là, on sera dans le pur déclaratif…”, soulignait Aurélien Fiévez, expert en éducatif numérique auprès du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Service général du numérique). “A partir de là, on pourra alors passer à l’étape des compétences effectives, vérifiées et mesurées via les référentiels.” Ce qui suppose un temps d’adaptation et de mise en oeuvre encore assez important…

Les choses ne sont guère différentes en France, par exemple, où la “discipline” de l’éducation aux médias et à l’information a été intégrée aux programmes dans le cadre de la récente réforme des collèges (pour la catégorie d’âge 11-15 ans). L’étape suivante (mise en oeuvre en 2019, via la réforme des lycées) sera l’intégration de la discipline de l’IT qui inclut un volet culture numérique.

En termes de formation et d’accompagnement des enseignants, le chantier semble encore immense. Ici encore, tous pays confondus.

En France, soulignait Laurent Cheno, inspecteur général pour les mathématiques et l’informatique au Ministère français de l’enseignement supérieur et de la recherche, “les concours de recrutement pour enseignants n’existent pas encore pour les nouvelles disciplines introduites récemment. On va donc encore “bricoler” pendant quelques années, avec des formations qui seront insuffisantes…”

Dans le canton de Genève, témoignait Stéphanie Pouchot, chef du service Ecoles-Médias (SEM) du Département de l’instruction publique, la formation continue des enseignants existe certes mais “des progrès sont encore nécessaires en raison d’une valorisation insuffisante et d’une méconnaissance de l’existence de ces formations.”

En Belgique, la formation initiale des enseignants doit encore être améliorée pour “amener les enseignants à se professionnaliser dans la manière dont ils maîtrisent et transmettent les compétences numériques”, pour reprendre les termes d’Aurélien Fiévez. De même, la formation continue a, elle aussi, besoin d’un sérieux dépoussiérage. Avec nécessité d’améliorer, d’augmenter et de diversifier les formations.

Tous experts?

Tous les enseignants devront-ils nécessairement devenir des experts en numérique? La réponse est négative. Si un certain socle de compétences seront nécessaires pour former et/ou accompagner les générations futures, la gradation de la maîtrise est une piste plus logique.

“Tout dépendra du contexte, du rôle de l’enseignant, du niveau d’éducation concerné…”, déclarait Yves Punie, chercheur à l’IPTS (Institute for Prospective Technological Studies) du Joint Research Center de la Commission européenne. “Mais tous les enseignants devront sans cesse se poser la question de savoir où ils en sont dans leur degré de compétences et savoir comment évoluer.”

Comment impulser le changement? Les intervenants de la journée ont esquissé quelques pistes: créer des communautés de pratiques en favorisant la collaboration entre établissements (éventuellement discipline par discipline), déployer et favoriser l’usage d’outils collaboratifs (pour les échanges d’expérience et la co-construction des bonnes pratiques), ne pas oublier les directions “qui sont à même d’impliquer la totalité de la communauté éducative de chaque établissement, en tenant compte de ses perspectives et contraintes propres” (dixit Aurélien Fiévez).

Avec aussi la nécessaire intervention de technico-pédagogues. Des budgets à cet égard devraient être libérés en Fédération Wallonie-Bruxelles pour renforcer l’accompagnement dont ont besoin les enseignants dans leur quête de compétences numériques.

Au sujet de la mise à disposition d’outils collaboratifs, Laurent Cheno faisait pour sa part remarquer que s’ils seront en effet indispensables, le sujet du collaboratif n’est pas propre à la problématique de l’acquisition et de la transmission de compétences numériques. Echanges et collaboration sont nécessaires pour toute progression pédagogique. “N’oublions pas que le travail de collaboration est arrivé via le présentiel. L’outil numérique ne fait que prolonger ces échanges.”

Un autre obstacle devra également être levé: la peur du numérique qui habite encore nombre d’enseignants et leur manque de confiance en soi, souvent parce qu’ils se sentent dépassés par leurs élèves en matière de connaissances du numérique.

“Le fait qu’ils ne soient pas en contrôle est quelque chose qu’ils doivent apprendre à accepter”, soulignait Julie Henry, assistante de recherche en didactique de l’informatique à l’UNamur. “Mais ils ne doivent pas perdre de vue qu’ils auront toujours un rôle.” Rôle didactique, capacité à cadrer, contextualiser, expliquer, à pouvoir fournir les arguments nécessaires pour engager un dialogue et un échange avec les apprenants.

Des compétences utiles dans toutes les disciplines

L’une des caractéristiques de l’enseignement de l’informatique est de favoriser un mode d’apprentissage par projet (c’est-à-dire par participation active, application de la théorie, test des codes développés). Cette particularité peut (doit) être transposée à d’autres disciplines – de la géographie aux langues en passant par les maths ou la physique.

“On peut construire ses connaissances en allant pêcher les informations et statistiques, en les analysant et en extrapolant les résultats”, expliquait Gilles Dowek, directeur scientifique adjoint de l’Inria et vice-président de la Société Informatique de France. “Dans l’enseignement, on a trop l’habitude de simplifier le plus possible la matière ou la question afin qu’elle soit compréhensible par tous les élèves. Parfois jusqu’à l’absurde en formulant des problèmes qui ne correspondent pas à la réalité.” Il prenait l’exemple du calcul d’une chute libre sans frottement, proposé parce qu’il présente moins de complexité à résoudre qu’une chute libre avec frottement, qui est, malgré tout, le cas le plus fréquent et le plus réaliste. “On met ainsi les apprenants dans des sortes de bulles de simplification. L’enseignement de l’IT, lui, permet non seulement de présenter des situations simples mais aussi d’appréhender la complexité du monde au travers de nouveaux outils.”

Yves Punie (Joint Research Center de la Commission européenne): “Les compétences sont une combinaison de connaissances, d’aptitudes et d’attitudes.”

Laurent Cheno, lui aussi, insistait sur l’intérêt qu’il y a à “emprunter” à l’enseignement de la science informatique des méthodes et démarches qui sont utiles aux autres disciplines. “Cela procure des compétences spécifiques – en analyse de problème, reconnaissance de schémas, en termes de concepts de modularité, de calculabilité, de répétabilité, en termes de compétences d’abstraction…”