A lire : “Tempête dans le bocal – La nouvelle civilisation du poisson rouge”

Hors-cadre
Par · 21/02/2022

Une phrase, une seule, de Bruno Patino, auteur de “Tempête dans le bocal – La nouvelle civilisation du poisson rouge, spécialiste des médias à l’ère numérique et par ailleurs président d’Arte, résume l’objectif de son livre: “Le bocal est devenu océan. Un océan de signes, de messages, de sites qui nous relient les uns aux autres sur une mer de données. Les poissons que nous sommes devenus ne choisissent plus leur eau. Partout, elle se trouble, à mesure que les courants favorisant l’émotion et propageant le faux se font plus nombreux et plus rapides.”

Ce livre est la suite d’un premier opus intitulé “La civilisation du poisson rouge, petit traité sur le marché de l’attention”. Le “bocal”, c’est notre univers, notre “bulle”, redéfini(e) par les influences et les caractérisations qu’imposent les grandes plates-formes numériques, les réseaux sociaux, tous friands et régis par la quête de la “monétisation”. Monétisation du temps que nous passons dans leurs eaux, des actions qu’ils et elles nous poussent à faire. L’“économie de l’attention”, ses travers, ses pièges, sa puissance d’emprise, sont illustrés, décortiqués, radiographiés dans ce livre. 

L’auteur y analyse, dissèque, le rôle croissant que les plates-formes se sont arrogées dans l’espace social, civique, voire politique et stratégique – imposant une certaine dictature de pensée.

Oh! On en sait déjà beaucoup – ou on croit en savoir déjà beaucoup – sur les motivations des Gafa, des “plates-formes”, sur leurs ressorts, leurs pratiques. Sur nos nouvelles habitudes qui tournent à l’addiction. Mais on est – souvent – encore loin de la réalité. Et c’est pour déciller notre regard, réveiller notre potentiel de réaction, que ce livre a été écrit.

C’est gratuit, on est le produit… et bien plus

Petit rappel, en guise de mise en bouche, au début du livre: “Le service for time. Nous sommes le produit, c’est entendu. Mais nous cédons bien plus que des informations sans conséquences. L’ère du calcul s’étend à notre identité, notre comportement, nos mots pour en extraire de la valeur via le temps passé et la prévision mathématique”. Parmi les conséquences: la dépendance individuelle et la polarisation collective !

L’économie de l’attention nouvelle manière

Ce qui s’est construit au fil du temps comme “l’économie de l’attention” (cette fameuse valeur, réelle ou fictive, des “eyeballs”) a évolué et continue d’évoluer pour devenir plus pernicieuse par les moyens qui sont déployés pour susciter, retenir, amplifier cette attention.

On est désormais entré dans l’ère de l’économie de l’émotion. Il a été démontré et on continue de découvrir les ressorts de cette émotion que fabriquent les marionnettistes des temps modernes: Facebook, rappelle et démontre le livre, nous fait surréagir de façon compulsive via la mise en avant de messages émotionnels.

Démocratie. Emocratie.

Celui qui parle le plus fort l’emporte, souligne Bruno Patino, dans la mesure où “les algorithmes sont tout entiers tournés vers la promotion de ce qui attirera le plus notre attention”. Par une exploitation décuplée du “ressort émotionnel”, source de vitalité, carburant et but premier des algorithmes et de ceux qui les manient, qui en font des armes d’omniprésence et de revenus sonnants et trébuchants.

Serait-ce à dire que le côté le plus noir de la nature humaine doive implacablement toujours l’emporter?

 

“L’incrédulité générale a remplacé le doute systématique”

 

Saurons-nous réagir aux influences et aux manipulations de notre pensée, de nos émotions? Nous laissons-nous entraîner “à l’insu de notre plein gré”? Avec l’assentiment de notre léthargie?

L’auteur rappelle, sans merci, que si les fake news gagnent du terrain, c’est bien parce qu’elles rencontrent un terrain fertile, celui d’esprits qui les diffusent pour les faire germer de plus belle. “Nous gobons d’autant plus facilement les fadaises que nous sommes perdus. Un complot est plus rassurant que l’ignorance, car il organise le désordre et lui donne un sens.”

Ou encore: “Une fake news est comme une pomme gâtée dans un cageot de fruits. Beaucoup d’entre d’entre nous savent qu’elle n’est pas bonne. Mais à force de voir se multiplier les pommes pourries, nous finissons par penser que tous les fruits le sont et n’avons plus confiance en rien. L’incrédulité générale a remplacé le doute systématique”.

Le faux semblant de la liberté

Qu’ils sont loin les premiers temps d’Internet et les promesses – en mode mirage ? – que faisaient valoir les pères de la Toile… Les “géants du Net”, rappelle l’auteur, se sont développés “grâce au courant libertaire […] qui voulait faire du monde numérique un endroit protégé de toute intervention étatique et de toute régulation pour permettre aux libertés individuelles et à l’initiative personnelle de prospérer et de créer un mode décentralisé, démocratique et fondé sur le partage”. On retrouve d’ailleurs cette théorie et cette promesse dans le concept de blockchain.

Mais voilà les dérives et l’usage néfaste de toute technologie ne sont jamais bien loin. “Un quart de siècle plus tard, les grandes plateformes sociales ont privatisé une partie de l’Internet pour établir un ordre centralisé, asymétrique, qui provoque dépendance et polarisation. […] Entre absence totale d’entraves pour les plateformes et liberté des individus, il semble qu’il faille choisir.”

Et encore n’avons-nous encore rien vu… Que nous en effet préparent les métavers et leurs maîtres? Quel monde, quelle humanité, nous réservent leurs visées de création d’univers entièrement gouvernés par des règles et des fonctionnements opaques? Des univers qui remplacent la notion de pays, d’état, de nation, et qui n’obéiront qu’à ces nouvelles lois indéchiffrables…

Amour-haine

La presse et les réseaux sociaux sont entraînés dans une danse en mode relation amour-haine. L’un ne pouvant – ou ne voulant pas – se passer de l’autre. Selon un rapport de forces inégal. “La presse essaie, sans succès, de transformer les réseaux en un métamédia soumis aux mêmes règles qu’elle, en espérant transformer l’absorption en partenariat. C’est peine perdue.”

Quel espoir pour l’autorégulation, quel espoir de “régulation algorithmique” quand le clic, c’est le fric…?

Comment la presse peut-elle réagir, éviter l’enlisement de ces nouveaux sables mouvants et aspirants? Jusqu’où doit-elle, peut-elle utiliser les codes, les pratiques, les “ficelles” des plates-formes pour surnager, s’extirper?

Relayer sur les réseaux sociaux? S’ouvrir aux commentaires sur ses propres espaces, les modérer? Pas sûr du tout… “Malaxer les commentaires en accélérant ceux dont la vitalité peut engendre un revenu supérieur à celui produit par des messages moins émotionnels ne produit pas un espace démocratique qui repose sur des connaissances communes”, avertit (ou rappelle) l’auteur.

Quelle parade possible face à ce nouveau rédac’ chef qu’est devenu l’algorithme? Comment ne pas sacrifier à la surenchère dans l’espoir d’être visible, repéré, diffusé?

Réguler? Qui, comment, jusqu’où?

Ces derniers temps, il y a comme une petite musique qui voudrait nous faire croire que les maîtres des plateformes en reviennent, sous la pression plus que par décision spontanée, à des pratiques plus “honnêtes” et responsables.

 

“Comment réguler un marché où nous sommes tous prestataires?”

 

Ils lancent en effet, dans des proportions variables, des messages laissant penser qu’ils sont prêts, voire demandent, à être “régulés”. Miroir aux alouettes, attrape-nigauds – souvent – avertit Bruno Patino: ils demandent à être régulés en rejetant la faute sur… les utilisateurs “malveillants” ou sur les autorités qui n’empêcheraient pas les casseurs d’entrer dans le stade. En réalité, selon l’auteur, ce n’est là que de la poudre aux yeux. Ils semblent vouloir que l’on érige des barrières, ou des contrôles, à l’entrée mais ne veulent pas réguler les “règles du jeu” qu’ils décident et imposent via les algorithmes, les pondérations insaisissables des mécanismes de promotion et diffusion des contenus…

Avec cette double question fondamentale: “Comment réguler un marché où nous sommes tous prestataires sans nous réguler nous-mêmes? Comment régule-ton le marché des passions?”

Au fil des pages et des exemples, Bruno Patino dénonce le manque de transparence des plates-formes mais aussi la grande indifférence coupable et le manque de réaction dont nous faisons preuve, à des degrés divers – comme la grenouille plongée dans une eau tiède dont la température est augmentée sans qu’elle s’en rende compte, même si elle peut parfaitement lire le thermomètre qu’elle a sous le nez… Le consentement par submersion dans l’habitude…