Take Eat Easy: les leçons d’une mésaventure (1ère partie)

Hors-cadre
Par · 25/08/2016

6 millions d’euros levés lors d’un précédent tour de table. Une solide croissance, en ce compris à l’international. Une société saluée pour avoir franchi le cap délicat du statut de start-up vers celui de scale-up

Et puis le coup d’arrêt. Dans quelle mesure le modèle économique et la chaîne d’intervenants imaginés par Take Eat Easy est-il en cause? Y a-t-il eu erreur, carence, points faibles dans le chef des des jeunes entrepreneurs ou des investisseurs? Quelle responsabilité attribué à ces investisseurs qui ont décidé de tirer l’échelle, précipitant l’arrêt de l’aventure?

Avis et analyse de quatre observateurs et/ou acteurs du monde des start-ups belges: Olivier de Wasseige (InternetAttitude), Omar Mohout (Sirris), Pierre Rion (business angel et président du fonds wallon W.IN.G) et Carl-Alexandre Robyn (Valoro).

Ragional-IT : What went wrong ? Quelles furent les mauvaises décisions ? Quels furent les mauvais conseils ?

Olivier de Wasseige (InternetAttitude): Impossible de savoir sans connaître le dossier. On peut imaginer de nombreux points d’attention, qui peuvent mettre une société par terre, indépendamment de la qualité des managers, du business model et/ou du montant des fonds levés.

Quelques exemples :

– avaient-ils les bons outils opérationnels pour gérer la société ?

– avaient-ils la capacité de gérer cette croissance notamment au niveau du personnel ?

l’approche rapide de plusieurs pays en parallèle était-elle la bonne ? avec le cash disponible ? avec Deliveroo qui est venu les attaquer sur leur marché belge ?

– ne devaient-ils pas d’abord être incontournables sur un ou deux pays ? C’est le principe de l’avantage du prestataire dominant “winner takes all”. Peut-être se sont-ils éparpillés trop vite, sur l’Allemagne et l’Espagne, engendrant des frais très lourds de personnel et de marketing…

– leur pays de référence, la Belgique, n’était-il pas trop petit pour démarrer ce type de projet ? ne fallait-il pas essayer d’être très vite aussi maître en France ?

Mais rien ne dit qu’on ne se posera pas ces questions pour Deliveroo (ou un autre) dans 12 mois !

Aujourd’hui, on ne sait pas si cela pouvait ou non réussir et on ne sait pas si les autres vont réussir, malgré tous les millions levés ! On peut constater qu’à ce jour, le modèle n’a pas démontré qu’il pouvait mener à une réussite.

Peut-être une de leurs erreurs a-t-elle été de ne pas accepter l’offre de rachat reçue d’un concurrent, avec une belle plus-value pour les fondateurs. Peut-être ont-ils jugé que ce n’était pas suffisant, et qu’il fallait attendre ? Peut-être l’investisseur externe, dont la plus-value était moindre, a-t-il bloqué ce rachat… Je n’en sais rien. De toute façon, c’est toujours facile de juger après coup, et si l’histoire avait ensuite montré qu’ils avaient vendu trop tôt, on aurait dit qu’ils avaient fait une erreur !

Sur quelles spécificités, quels points forts, Take Eat Easy aurait-elle dû s’appuyer pour se singulariser davantage?

Carl-Alexandre Robyn (Valoro): Take Eat Easy n’avait pas davantage de points forts que ses concurrents directs ayant opté pour le même modèle économique (Deliveroo, Foodora, UberEats). Son business model ne “sur-performait” pas celui de ses concurrents directs, et ne présentait pas d’activités annexes distinctives – contrairement à Deliveroo. Même son algorithme maison d’optimisation de la gestion des commandes ne lui conférait pas un avantage direct, puisqu’il ne se distinguait pas de ceux de ses concurrents directs.

Olivier de Wasseige: Je ne me permettrais sûrement pas d’être un donneur de leçons mais mon analyse est que le challenge était – et reste – difficile en termes de business model, car il faut travailler à la conquête de 3 types de publics:

  • le client final, qui achètera les repas: il faut beaucoup investir en marketing pour avoir une masse suffisante pour attirer l’autre client, à savoir le restaurant
  • le fournisseur/partenaire, à savoir le coursier qu’on va payer: recrutement, écolage, suivi, etc…
  • le client restaurant, qui est la source de revenus pour la start-up. Et là aussi il faut beaucoup d’argent, et du temps, car on ne les convainc pas par des adwords ! Il faut une démarche commerciale intensive, probablement plusieurs visites à un prospect, etc.

Et surtout essayer de les convaincre de créer une rupture dans leur business traditionnel : plutôt que de seulement cuisiner pour servir en salle, il faut préparer et packager pour livraison par un porteur, dans un délai bien précis, qui peut tomber en plein coup de feu ! Certes, le restaurant pouvait se mettre “off”, mais si cela arrivait trop souvent, cela risquait d’échauder les internautes intéressés.

On parle souvent, quand on analyse un plan, du COCA (Cost Of Customer Acquisition). Dans ce cas-ci, il est doublement — voire triplement — élevé, vu les types de cibles à conquérir.

Olivier de Wasseige: “A service égal, les partenaires choisissent sur des éléments de prix, donnant un avantage au prestataire qui a plus de moyens financiers pour supporter ce qui est en réalité une dérive forcée par rapport au plan financier !”

Evidemment, comparaison n’est absolument pas raison, mais si on prend le modèle de Menu Next Door, il n’y a que 2 publics à convaincre: le consommateur et le cuisinier amateur, pour lequel il n’y a pas réellement une rupture dans son business, mais une opportunité peu contraignante de générer des revenus quand il le veut.

Ensuite, une fois les clients acquis, il faut les garder ! En la matière, Take Eat Easy a outre subi une très forte pression sur les prix: à la hausse de la part des coursiers, qui exigeaient de gagner plus, et à la baisse de la part des restaurateurs, qui voulaient diminuer la commission payée.

Tout cela, en raison des prix des concurrents. Dès lors, à service égal, les partenaires choisissent sur des éléments de prix, donnant un avantage au prestataire qui a plus de moyens financiers pour supporter ce qui est en réalité une dérive forcée par rapport au plan financier !

A qui jeter la pierre? Quelle est la responsabilité des investisseurs entrés au tour de table précédent et qui n’ont pas jugé bon de repasser les plats? Comment, de manière plus large, une start-up peut-elle juger des intentions de gros investisseurs? Dans le cas de Take Eat Easy, Rocket Internet, par exemple, avait investi dans d’autres sociétés similaires – Food Panda, Delivery Hero. Ne lui restait-il qu’à tuer les oeufs dont elle ne voulait pas pour favoriser un autre?

Carl-Alexandre Robyn (Valoro): Pour jauger la légitimité start-uppeuriale de l’investisseur, il faut savoir le mettre sur le gril, c’est-à-dire maîtriser la technique du questionnement et surtout oser poser les questions qui peuvent fâcher ! Je ne connais que très peu de fondateurs ayant le cran de mettre sur le gril leurs candidats investisseurs.

Source: Techfoliance

Un gros investisseur, style Rocket Internet, n’est pas forcément un investisseur malin ou futé. Il est difficile pour des fondateurs de ne pas se laisser leurrer par un gros investisseur ayant déjà investi dans le même secteur d’activité que celui de la start-up. Les investisseurs ont souvent des motivations et un agenda caché.

Ce que peu de jeunes pousses savent, c’est que les capitaux-risqueurs ont plombé, parfois à dessein ou généralement par maladresse, près de la moitié des start-ups dans lesquelles ils ont investi.

D’où l’importance pour les fondateurs d’apprendre à sonder (sélectionner et interviewer) les candidats investisseurs. Le dispositif d’accompagnement des start-ups, en Belgique, ne prépare en rien les fondateurs à nager au milieu de requins financiers. Au contraire, il les encourage plutôt à accepter leur sort… de repas puisqu’il — lisez: la plupart de ses conseillers et accompagnateurs — invite presque automatiquement les fondateurs à s’en remettre à la sagacité des investisseurs! Or, et c’est de la pure statistique, les investisseurs se cassent la figure bien plus souvent qu’escompté.

Carl-Alexandre Robyn (Valoro): “Ce que peu de jeunes pousses savent, c’est que les capitaux-risqueurs ont plombé, parfois à dessein ou généralement par maladresse, près de la moitié des start-ups dans lesquelles ils ont investi.”

Olivier de Wasseige: Ma première remarque est que lorsque Take Eat Easy a levé autant de millions auprès de Rocket Internet, j’ai souvent dit qu’il fallait relativiser car pour ce fonds, c’était du “pocket money”.

Certes, beaucoup d’argent en absolu, mais, en relatif, un faible pourcentage de leurs moyens. L’investissement peut être un ballon d’essai, un test, une somme qu’on n’aura pas de problème à perdre: ça passe ou ça casse.

Cela relativise l’importance que le fonds donne à la start-up, la confiance qu’ils ont en son business model, même s’il est évident que les décideurs ne sont pas fous et n’investissent que dans des projets à haut potentiel !

Quand un fonds “sérieux”, de n’importe quelle taille — petite, moyenne ou grande — met 20% de son capital dans une start-up, c’est peut-être plus crédible en termes de confiance dans la capacité de réussir de la start-up.

La preuve en est qu’ils ont décidé de ne pas suivre lors des derniers problèmes de cash. Si vraiment ils y croyaient, les responsables de Rocket Internet auraient ré-injecté encore une fois de l’argent. Mais ils avaient investi dans des sociétés similaires. Une sorte d’A/B testing, finalement [Ndlr: une technique d’expérimentation par randomisation]: je mise sur plusieurs, j’en perds un, pas grave; j’ai toujours les autres !

Le marché savait que Rocket Internet faisait ce “testing” et que cela relativisait d’autant plus leur investissement.

Olivier de Wasseige: “Une sorte d’A/B testing, finalement: je mise sur plusieurs, j’en perds un, pas grave; j’ai toujours les autres !”

Visiblement, Rocket Internet a maintenant fait de FoodPanda son cheval de bataille ! De là à dire qu’il ne lui restait qu’à tuer les œufs d’une de ses poules pour en favoriser une autre, je ne peux juger.

On m’a dit également que les investisseurs de Take Eat Easy demandaient à la société d’aller vite en termes de territoire, donc de dépenses fortes.

Parfois, la vision des investisseurs est en contradiction avec la réalité opérationnelle, et cela peut être un danger, surtout si l’investisseur pèse beaucoup dans la décision !

Pierre Rion (business angel): Injecter d’abord 16 millions d’euros il y a un an pour investir ensuite dans Foodora [start-up allemande, revendue et fusionnée depuis avec Deliver Hero] en laissant tomber Take Eat Easy – ce qui n’a pas aidé la recherche de fonds pour cette dernière – peut sembler une trahison. Mais, dans la logique de Rocket Internet, mieux vaut sans doute acheter deux “billets de loterie”, dont un sera peut-être gagnant, et est plus sain que de miser tout sur un même cheval.

Est-ce moral? Il ne faut pas perdre de vue que ce second “billet” sera peut-être lui-même dépassé par UberEats…

A refaire, il fallait peut-être négocier, lors l’entrée de Rocket Internet, les conditions du tour suivant, voire une exclusivité. La leçon de ceci est qu’il faut aussi savoir choisir ses actionnaires… Mais il est facile de refaire l’histoire…

Omar Mohout (Sirris): Rocket Internet a joué un rôle bizarre. Voilà un prestigieux investisseur de Take Eat Easy qui, quelques jours plus tard (!), a repris une société concurrente, à savoir Volo. TechCrunch avait alors publié ce commentaire prophétique:

“Just a couple of days after participating in European restaurant delivery service Take Eat Easy’s €6 million Series A funding round, ’startup factory’ and e-commerce behemoth Rocket Internet has acquired Germany’s Volo, a startup playing in exactly the same space. If I was Take Eat Easy’s CEO I might be slightly puzzled to say the least.”

Autre réflexion: Rocket Internet, de nationalité allemande, donne la préférence à une start-up allemande, beaucoup plus jeune, plus petite et avec une équipe moins expérimentée que celle de Take Eat Easy. Incompréhensible en termes purement rationnels. Soit, nous ignorons certaines choses (la performance de Take Eat Easy comparée à celle de Volo), soit les investisseurs allemands donnent la préférence à des sociétés allemandes…

Dans la deuxième partie de cette analyse de la mésaventure Take Eat Easy, nos 4 interlocuteurs se penchent sur les désavantages éventuels dont aurait pu souffrir la start-up belge par rapport à des concurrentes étrangères, sur la nécessité d’anticiper les tours de financement suivants et de bien gérer sa marche de progression ainsi que sur d’éventuels problèmes symptomatiques de l’investissement dans le numérique en B2C.

A découvrir dès demain. Et, dans le troisième volet, le coup de chapeau adressé à l’équipe.

Ainsi que l’analyse détaillée du “cas” Take Eat Easy à laquelle se livre pour vous Carl-Alexandre Robyn.