Les archivistes se mobilisent pour documenter la crise du coronavirus et du confinement

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Par · 20/04/2020

Il y a des moments dans l’Histoire – avec un grand H – et, généralement, dans des périodes néfastes, où la situation requiert ou justifie de veiller à la conservation – “pour mémoire”, pour les générations futures ou à des fins de recherche – des événements, de leur impact, de leur signification pour la communauté. La pandémie du coronavirus est de celles-là, estiment les archivistes du royaume. “Comme ce fut le cas lors de la Seconde Guerre mondiale ou lors des attentats”. 

Voilà pourquoi l’Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB) et son homologue flamande, la Vlaamse Vereniging voor Bibliotheek, Archief & Documentatie (VVBAD) viennent de dévoiler une nouvelle initiative baptisée “Les archives de la quarantaine”. 

Objectif? “Centraliser et relayer les initiatives des services d’archives durant la période de confinement et encourager la collecte de toute source pouvant rendre compte de ce moment historique”. Autrement dit, pour reprendre les termes de Marie-Laurence Dubois, présidente de l’AAFB et consultante en gestion documentaire et archivage managérial chez Valorescence.be, “collecter et préserver ce qui se dit, se vit, se produit” en raison de la pandémie Covid-19.

A noter aussi – et c’est important – que les “sources” de ce qui devra être conservé et préservé ne se limitent pas aux seuls services d’archives mais que chacun, à l’heure du tout-connecté et du citoyen-témoin-acteur, apportera potentiellement sa contribution à cette immense oeuvre de mémoire.

Un projet de longue haleine, digne d’un travail de fourmi ou de bénédictin, dont la concrétisation dépendra d’une série de contraintes et de l’identification de nouveaux moyens.

Première concrétisation

L’initiative a dès à présent un visage, au travers d’un site Internet (bilingue) – Les Archives de la Quarantaine qui poursuit un triple but:
– servir de vitrine des projets et initiatives émanant de professionnels de l’archivage
– offrir une série de conseils aux archivistes et services d’archives sur la manière de collecter et de sauvegarder les traces des bouleversements et des initiatives (citoyennes, officielles, médicales…) suscités par la crise du coronavirus Covid-19
– faire office de site-référence pour des travaux de chercheurs, que ce soit pour leur permettre de consulter des travaux et études de collègues ou pour donner plus de visibilité à leurs propres actions.

 

“Durant cette période, les archivistes jouent un rôle essentiel pour compiler et sauvegarder les récits, les témoignages, les réflexions, les photographies, etc. des citoyen(ne)s belges, acteurs économiques et sociaux et organisations belges.”

 

Au rayon conseils, la page Outils répertorie par exemple, au travers d’articles, des solutions et outils de collecte, d’organisation, d’analyse… sur un large éventail de sources d’informations (sites Internet, publications classiques, réseaux sociaux…).

 

La page “Initiatives citoyennes” rassemble pour sa part des textes, articles, contributions, billets de blog, témoignages liés au Covid-19 et à la période de confinement venant de “citoyens, journalistes, soignants, organisations, entreprises…”

Enfin, la section “Etudes” se veut un petit kaléidoscope d’articles et études publiés par des chercheurs ou associations, qui abordent la crise sanitaire sous différents angles thématiques – socio-économique, thérapeutique, historique, relationnel, spciétal…

Outre le site Internet, l’initiative se propose également vivre et proliférer via Twitter, via le hashtag #AQA.

Au-delà de cette vitrine…

Le site, bien entendu, n’est que la partie émergée de l’iceberg qui est en train de se construire.

Quels sont, précisément, les objectifs de ce projet? Le premier axe consiste à collecter des informations sur les impacts – sociétaux, économiques, comportementaux, sanitaires… – de la crise du coronavirus et de la période de confinement qu’il provoque. “Il s’agit de conscientiser tout un chacun, l’ensemble de la population, au fait que ce moment est historique, qu’il est important d’en garder les traces, en ce compris pour les effets à long terme qu’il aura”, souligne Marie-Laurence Dubois.

Exemples? L’impact sur le travail, ses procédures et modalités, sur l’enseignement, ainsi que sur les changements de comportement – tant au quotidien que dans la sphère professionnelle – que le confinement et la pandémie provoquent, non seulement dans l’état actuel des choses mais aussi en termes de conséquences appelées à perdurer.

 

Marie-Laurence Dubois (AAFB): “Collecter, documenter, conscientiser sur l’impact de la pandémie, au quotidien et au niveau professionnel, sur les conséquences des crises en cascade qui s’annoncent. Se mettre au service de l’histoire.”

 

Que conserver et préserver pour l’histoire, pour la postérité?

Le travail, ici, est dantesque. Parce que nous n’en sommes plus à une époque où seuls les écrits devaient être conservés, ou les paroles et souvenirs couchés par écrit ou enregistrés sur des supports audio ou sur pellicule. Le numérique et Internet sont passés par là.

Ce qui, potentiellement, doit être sauvegardé, ce sont des contributions scientifiques, des articles de presse, des contenus de sites, des blogs, des tweets, des échanges sur les réseaux sociaux, des contenus multimédias… Produits aussi bien par des acteurs publics, des organismes officiels, des entreprises, des ONG, que par le citoyen lambda. Sans oublier les éventuels journaux plus intimes, notes consignées au quotidien, correspondances éventuelles…

Marie-Laurence Dubois (AAFB): “Sinon ce sont les Facebook ou Google qui le feront et ce seront leurs algorithmes qui nous raconteront notre histoire.”

Pour ce qui est des “traces” sur les réseaux sociaux et la Toile, les initiateurs des Archives de la Quarantaine estiment qu’il revient aussi aux archivistes, privés ou publics, de monter au créneau “sinon les Facebook ou Google le feront et ce seront leurs algorithmes qui nous raconteront notre histoire.”

Quelles que soient les sources ou supports qui génèreront des traces de ce que provoque la pandémie, “nous devons tout mettre en oeuvre pour en garantir la préservation à long terme. C’est le travail des professionnels [du stockage et de l’archivage] de trouver et d’imaginer des solutions pérennes. Le débat n’est pas neuf. A l’Association des archivistes francophones de Belgique, nous militons de longue date pour une réelle stratégie de préservation à long terme des données et des informations engageantes [lisez: essentielles et représentant une valeur pour la communauté, les entreprises, la vie collective…] mais la pandémie est sans doute une fabuleuse opportunité d’accélérer les choses et de relever les enjeux technologiques.”

Tout collecter, sans discernement, ou trier?

Depuis le début de la crise pandémique, le volume de publications en tous genres, sur une myriade de “supports” et “canaux”, a explosé. Comment garder dès lors une trace utile, pertinente? Comment démêler ce qui fera sens et est digne de préservation? Comment faire face au tsunami de traces?

“Vouloir être exhaustif est toujours le voeu pieux de tout historien”, reconnaît Marie-Laurence Dubois. “L’idée première est donc de responsabiliser d’abord les archivistes, de travailler en réseau. Nous savons que certains organismes disposent d’archivistes et que les archives seront soigneusement conservées à leur niveau. C’est par exemple le cas de la Rtbf ou de la presse.

Pour les autres acteurs qui ne disposent pas de professionnels pour archiver, nous devrons être plus attentifs et nous concentrer sur la manière de suppléer.

Le fait est qu’il y aura certainement des sélections à faire [face à l’ampleur de ce qui se dit, s’écrit et se vit]. Nous verrons comment faire au fil du temps et des projets…”

Comment les “traces” seront-elles compilées et conservées? Verra-t-on se constituer une méta-archive avec des relais vers les multiples archives qui se seront constituées de-ci de-là ou envisage-t-on de tout centraliser, en dupliquant éventuellement certains corpus?

Encore trop tôt pour le dire. La réflexion doit encore avoir lieu. “Pour l’instant, chacun, en quelque sorte, travaille avec son disque dur.” 

Certains centres d’archives ont les moyens (financiers et techniques) pour assurer la préservation à long terme de leurs propres informations, contenus et traces de la pandémie. D’autres – et ils sont sans doute nombreux – n’auront pas ces moyens. “Le coût risque d’être trop important pour de petites ou moyennes structures”, souligne Marie-Laurence Dubois.

 

Marie-Laurence Dubois (AAFB): “Il faut mettre les bonnes personnes autour de la table, pour imaginer des solutions pérennes et payables par tout le monde.” 

 

L’espoir est dès lors de voir se concrétiser l’une des revendications que l’AAFB avait formulée dans son mémorandum “Pour une mutation digitale réussie”, envoyé début 2019, avant les dernières élections régionales et fédérales, aux décideurs politiques régionaux. Cette revendication portait sur la création d’un “Centre d’excellence” de préservation du numérique dédié à la gestion électronique de l’information, devant notamment servir de “référent en matière d’utilisation des nouvelles technologies pour la préservation et la valorisation des informations préservées.”

L’AAFB remet certaines idées de son mémorandum 2019 sur la table…

A la faveur du nouveau projet “Archives de la Quarantaine”, l’AAFB compte donc remonter au créneau pour défendre à nouveau cette idée et solliciter le gouvernement wallon, sans doute via l’Agence du Numérique. Ce Centre d’excellence pourrait ainsi devenir le bras armé, moyens techniques et financiers à l’appui, pour pallier aux besoins.

“Le projet pourrait ainsi être porté à l’échelle de la Région”, propose Marie-Laurence Dubois. “Un espace, une démarche commune pour la sauvegarde des informations engageantes, celles des acteurs publics comme celles des entreprises ou des associations, à conserver à long terme…

Il faut mettre les bonnes personnes autour de la table, pour imaginer des solutions pérennes et payables par tout le monde.”

On en est encore loin: pour l’instant, l’immense travail qui s’annonce n’est encore porté que par les deux associations d’archivistes, largement grâce à des bénévoles. Pour ce qui est des moyens techniques, quelques solutions à court terme pourront sans doute se mettre en place. “Les archives de l’UCL, par exemple, nous ont déjà dit qu’un stockage temporaire pourrait être assuré”. Mais ce n’est que pour un temps déterminé et selon une ampleur forcément limitée. “Nous sommes aussi en relation avec l’Université de Namur et les contacts se poursuivront tous azimuts dans les semaines qui suivent…” Mais une solution plus structurelle et pérenne sera, une fois encore, nécessaire si le projet veut avoir des chances de se matérialiser.

Quels moyens mobiliser?

“La première chose à laquelle nous nous attelons est de mobiliser les professionnels de [la gestion de] l’information”, souligne Marie-Laurence Dubois. “C’est en tout premier lieu aux centres d’archives de collecter les traces, au sens large du terme, tant la pandémie touche à tous les aspects de notre société. A eux de conserver précieusement tout ce qu’ils produisent ou récoltent.”

Et ces “centres d’archives” sont aussi bien ceux des administrations publiques que d’acteurs commerciaux ou d’intervenants privés “opérant potentiellement dans des thématiques spécifiques”. Marie-Laurence Dubois cite par exemple le Carhop (centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire), centre d’archives de la CSC, ou encore l’association Lire et Ecrire (mouvement associatif belge francophone pour le droit à l’alphabétisation pour tous) “qui peut récolter la voix de son propre public.”

Mémoire active

Le but n’est pas simplement de garder une trace amorphe, un “cliché” kaléidoscopique de la crise et de ses effets et manifestations. Cet immense travail de compilation et de mémoire que l’AAFB et la VVBAD veulent mettre en oeuvre devra évidemment servir à des travaux d’analyse, d’interprétation. “Les chercheurs, notamment, pourront se servir de ces collections, même si elles ne seront pas exhaustives. Ils pourront travailler ainsi sur une masse de corpus différents qui se feront mutuellement écho…”

Quel rôle compte jouer l’AAFB? “Nous opérons d’abord comme relais de et vers ce genre d’associations. Nous avons un rôle pédagogique à jouer vis-à-vis des personnes et des associations qui nous contacteront, pour des conseils ou une guidance en matière technique ou juridique”. Exemples typiques à cet égard: quelle conservation et quel droit d’archivage et d’utilisation peut-on associer à un contenu Facebook ou à un tweet? comment préserver les droits d’accès à long terme pour les auteurs? …

On l’a vu, l’AAFB et son homologue néerlandophone devront sans doute aussi veiller à ce qu’un travail d’archivage puisse se faire utilement au sein des organismes, associations, acteurs en tous genres ne disposant pas, en interne, d’un professionnel de l’archivage ou de la gestion de l’information.

Marie-Laurence Dubois estime notamment que l’AAFB ou les archivistes en général doivent conscientiser les entreprises, “notamment par le biais des directeurs des ressources humaines”, pour qu’eux aussi participent à l’effort de préservation: “ils sont une source d’informations essentielle pour garder la trace et pouvoir analyser et se pencher sur les effets de la crise sur les temps de travail, les modalités de travail, l’analyse de la productivité…”

Pour le reste, pour le long terme et la concrétisation du projet, on l’a vu, des moyens nettement plus robustes devront être trouvés. En ce compris, potentiellement, du côté de la Région…

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Entreprises, associations, acteurs publics, voire simples citoyens peuvent contacter l’AAFB pour proposer des sources d’archives potentielles (y compris personnelles) ou pour solliciter un conseil via le formulaire de contact en-ligne disponible sur le site Les Archives de la Quarantaine.

Autre possibilité: adresser un courriel à l’adresse secretaire@archivistes.be.