Wallonie – Grand-Duché: duo gagnant pour l’exploitation de données spatiales?

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Par · 28/09/2017

Fin juillet, juste avant de devoir remettre les clés du ministère de l’Economie et du Numérique à son successeur, Jean-Claude Marcourt signait un partenariat avec son homologue grand-ducal concernant l’exploitation des données spatiales collectées par les satellites Sentinel 1 (données radar) et Sentinel 2 (imagerie optique haute résolution), dans le cadre du programme européen Copernicus (observation de la terre) (voir note de bas de page).

En jeu? La création d’un “segment sol collaboratif” (“Collaborative Ground Segment” ou CGS, en anglais) et l’émergence d’un écosystème local, à la fois spécialisé dans le traitement du big data spatial (données satellitaires d’observation de la terre, notamment) et dans l’offre de solutions applicatives et de services.

Le contexte? Il est à la fois purement scientifique (à finalités économiques), teinté d’international (programme européen, convention transfrontalière) et émaillé de circonvolutions institutionnelles purement belges.

En fin d’article, nous nous pencherons sur le dernier volet. Notamment pour répondre aux deux questions suivantes: pourquoi la Wallonie – et non pas la Belgique – a-t-elle conclu cette convention avec le Grand-Duché de Luxembourg? pourquoi le hasard et le calendrier politique régional sont soudain entrés en télescopage fin juillet?

Convergence d’intérêts

Mais commençons par le contenu et l’objectif de l’accord passé entre les deux partenaires, géographiquement voisins. Le but du duo Wallonie/Grand-Duché est donc de décrocher le feu vert de l’ESA  pour mettre en oeuvre un “Collaborative Ground Segment” (CGS), infrastructure qui a pour but de redistribuer les données produites lors des missions Sentinel. Rappelons ici, au passage, que la Commission européenne a en effet donné à l’Agence spatiale européenne de concevoir et de mettre en œuvre la composante spatiale du programme Copernicus,

L’offre wallo-luxembourgeoise a officiellement été déposée à l’ESA, ce mercredi 27 septembre, à 13 heures.

Première remarque: le dossier a été porté par le Grand-Duché auquel est venu s’arrimer la Wallonie, à la fois parce que c’était son intérêt de ne pas rater le train spatial et parce que le Grand-Duché avait besoin de ses compétences.

Du côté Wallonie, il était assez illusoire, en dépit des compétences des acteurs locaux, de pouvoir aligner suffisamment d’arguments pour qu’un dépôt de dossier en solo auprès de l’ESA aboutisse. La Région a donc jugé plus opportun de s’adosser au Grand-Duché voisin. Pour plusieurs raisons, souligne Etienne Pourbaix, directeur du Pôle de Compétitivité SkyWin. “Tout d’abord, la force de frappe grand-ducale en matière de big data et de data centers, l’investissement conséquent qu’il consent dans ces matières, et ses importantes capacités dans le domaine des satellites de télécommunications. Ensuite, le fait que les deux parties, en matière spatiale, sont sur des trajectoires complémentaires: le segment des télécommunications pour le Grand-Duché, l’observation de la terre pour la Wallonie.”

Le premier dossier rentré par le Grand-Duché auprès de l’ESA ne concernait que les données Sentinel 2. Il lui manquait l’argument des satellites Sentinel 1, que pouvaient justement faire valoir les acteurs wallons.

En déposant un dossier commun, “les deux parties et les acteurs locaux en sortent gagnants puisque le CGS aura une double capacité pour la moitié du prix [qu’auraient exigé des dossiers séparés]” fait pour sa part valoir Philippe Mettens, directeur d’AdwäisEO, partenaire privé du projet (voir plus loin).

“Ce projet est une opportunité majeure”, ajoute-t-il. “Cela permet à la Wallonie d’entrer dans le programme Corpernicus et d’avoir accès aux données, de mettre en oeuvre les compétences pour les traiter. Et cela permettra aussi potentiellement de jouer un rôle dans la future stratégie européenne DIAS (Data Information Access Services).”

CGS, collecteur et raffineur de données spatiales

Le rôle d’un CGS est multiple:

  • acquisition de données et gestion en (quasi) temps réel, traitements préliminaires (reformatage, ajout de métadonnées, intégration avec d’autres sources de données…) en vue de leur mise à disposition sous une forme exploitable par des tiers
  • développement d’outils et d’applications
  • support pour activités de calibrage et de validation.

Ces sites de traitement et de redistribution des données à destination des utilisateurs finaux (chercheurs académiques, services publics, sociétés commerciales, développeurs d’application, simples citoyens) sont d’ores er déjà une dizaine, répartis sur l’ensemble du territoire européen.

La date-butoir pour le dépôt du dossier conjoint auprès de l’ESA (le délais avait déjà été repoussé de quelques mois à la demande des deux candidats) était ce mercredi 27 septembre.

La décision de l’ESA devrait tomber en novembre avec, dans la foulée, un lancement opérationnel dès janvier 2018 et l’offre des premiers services, par le CGS, au printemps.

Autant dire que l’agenda est serré et qu’il faudra résoudre rapidement les quelques points encore obscurs (financement, data center…). Voir plus bas.

Les CGS, tels que validés par la Commission européenne et  l’ESA, opèreront selon un modèle commercial “freemium”. Le but de l’Europe, au travers de son programme Copernicus (voir en note ci-dessous), est de permettre un accès gratuit, pour tous, aux données des satellites et services développés dans le cadre du programme Copernicus. Ce qui ne peut évidemment que poser un problème à tous ceux qui feraient office de maillons dans la chaîne de mise à disposition. Dès lors, les données qui seront proposées gratuitement le seront selon un degré de service répondant à plusieurs caractéristiques: disponibilité des données en temps différé – et non en temps réel ; données quasi “brutes”, avec mise en forme minimale (standardisation minimale, catalogage à l’aide de tags…).

Des services à plus haute valeur ajoutée, eux, seront payants: données (quasi) temps réel, traitement et reformatage, croisement de données, analytique… De quoi intéresser et susciter un écosystème d’acteurs. Ces services payants seront destinés à des développeurs d’applications, des intégrateurs, des spécialistes du traitement des données… qui les mettront en forme, les nettoieront, “packageront” à destination des utilisateurs finaux.

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Le programme Copernicus, est une initiative de l’Union Européenne visant à développer des services d’information basés sur des données satellitaires combinées avec des données locales (in situ : stations et capteurs terrestres, aériens et marins).

Le programme est coordonné et géré par la Commission européenne. Il est mis en œuvre en partenariat avec les Etats-membres, l’ESA, Eumetsat, le Centre Européen de Prévisions Météorologiques à Moyen Terme, et diverses agences européennes telles que l’Agence européenne pour l’environnement et Mercator Océan.

Les données collectées sont notamment destinées à six services thématiques: surveillance des surfaces terrestres, de la mer et de l’atmosphère, changement climatique, gestion des urgences et sécurité.

Le programme Copernicus repose dans une large mesure sur la famille de satellites européens Sentinel. 

Les satellites Sentinel-1 (images radar) ont pour mission de livrer des données quelles que soient les conditions météo et le moment de la prise de vues (nuit, couverture nuageuse…). Exemples d’applications: la surveillance des effets du réchauffement climatique (dérive des banquises…), détection des glissements de terrain, cartographie des forêts, des ressources en eau et des sols, suivi des catastrophes naturelles…

Les satellites Sentinel-2 fournissent de l’imagerie optique haute résolution destinée à l’observation des sols (utilisation des sols, végétation, zones côtières, fleuves, etc.) ainsi que le traitement des situations d’urgence (catastrophes naturelles…). [ Retour au texte ]

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Le marché est demandeur

Les domaines d’application de données satellites sont multiples. N’en citons que quelques exemples:

  • surveillance des niveaux de crue des cours d’eau, avec activation de systèmes d’alerte automatisés, analyse des séries temporelles pour l’établissement de tendances et une gestion prédictive, fourniture de ses données et résultats analytiques au secteur des assurances pour adaptation du niveau des primes
  • surveillance et analyse des taux de pollution, de leur nature et de leur composition chimique
  • diagnostic des récoltes agricoles, via mesure de composition chimiques des systèmes foliaires
  • gestion des crises humanitaires et déplacements de populations pour l’aménagement de structures d’accueil.

A noter que tous les Pôles de compétitivité wallons (SkyWin, Mecatech, Logisrtics in Wallonia, BioWin, GreenWin, Wagralim) ont signé à l’unisson un document affirmant l’intérêt du dossier déposé à l’ESA.

“Une fois que nous disposerons de cet outil wallo-luxembourgeois”, déclare Etienne Pourbaix, directeur du Pôle de Compétitivité SkyWin, “il sera possible de faire naître un écosystème de fournisseurs d’applications pouvant desservir les utilisateurs finaux. Dans le même temps, ce sera un atout important pour le développement de compétences en big data.”

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A lire par ailleurs: Qui est AdwäisEO?

Cette filiale luxembourgeoise du groupe français ACRI est basée à Bedzdorf. Elle a été créée en 2015 et est dirigée par Philippe Mettens, ancien directeur de Belspo (SPF de Programmation de la Politique Scientifique) qui, après ses démêlés politico-scientifiques avec la NVA, a dû se trouver une nouvelle carrière. Il s’est donc reconverti dans le domaine de l’exploitation spatiale mais aussi dans l’accompagnement de start-ups (belges). A lire dans cet autre article.

Relire également notre article “EOregions!: exploiter la richesse du big data spatial”

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“Collaboratif” n’est pas un vain mot

De part et d’autre de la frontière grand-ducale, deux consortiums public-privé se sont constitués et seront, si le dossier est accepté par l’EA, les parties prenantes pour la mise en oeuvre du CGS et l’émergence de l’écosystème des futurs acteurs prestataires.

Côté grand-ducal, les partenaires sont l’Etat luxembourgeois, AdwäisEO (leader du consortium), SES, l’EBRC (European Business Reliance Centre, filiale de Post Luxembourg) qui se positionne comme “centre d’excellence européen pour la gestion d’informations sensibles”) et le LIST (Luxembourg Institute of Science and Technology).

Côté wallon, les acteurs privés impliqués sont au nombre de trois: Spacebel, AdwäisEO et BizzDev. Sont venus s’y accrocher des partenaires académiques. A savoir, le département de géomatique de l’ULg, le Centre Spatial de Liège (CSL), et l’Earth and Life Institute de l’UCL, dirigé par le Professeur Pierre Defourny.

A découvrir dans la suite de cet article, réservée à nos abonnés Premium, les détails du financement, les raisons pour lesquelles le partenaire local est la Wallonie et non la Belgique, et le choix des data centers devant héberger l’infrastructure de collecte et traitement des données spatiales.

Le financement du projet comporte lui aussi une belle dose de collaboration, en tout cas du côté wallon. Côté luxembourgeois, en effet, c’est l’Etat lui-même qui s’est engagé à financer la totalité du projet pour le volet “données Sentinel-2”.

Côté wallon (données Sentinel-1), on se dirige vraisemblablement vers un mécanisme PIT (Partenariat d’Innovation Technologique), partenariat public-privé rassemblant au minimum 4 partenaires (2 entreprises et 2 unités de recherche).

La répartition exacte de la charge financière entre les différentes parties prenantes doit encore être déterminée.

Petit imbroglio typiquement belge

Le partenaire public pour le financement sera donc en principe la Région.

Cet été, suite à la chute de la précédente majorité régionale et au flou qui a obscurci le dossier, diverses hypothèses avaient été formulées: rejet/abandon du projet par la nouvelle majorité, possible “transfert” du dossier à la Communauté française, “retour” éventuel du fédéral…

Ph. Mettens (AdwäisEO): “L’ambition, au départ, n’existait clairement pas au fédéral. Rebattre les cartes ne pourrait en outre que mettre le Grand-Duché en difficulté…”

Philippe Mettens, patron d’AdwäisEO, ne croit pas à ce dernier scénario. D’une part, parce que les délais sont trop courts pour repartir dans un ballet de négociations – “ce serait tout simplement condamner le projet”. D’autant plus qu’aucun budget n’est prévu au fédéral…

D’autre part, parce que “ce serait injuste. L’ambition, au départ, n’existait clairement pas au fédéral.” Rebattre les cartes ne pourrait en outre que “mettre le Grand-Duché en difficulté…”

Ce qui n’exclut toutefois pas que des collaborations intra-belges se goupillent plus tard…

Aux yeux de Philippe Mettens, la Wallonie, via la convention signée par Jean-Claude Marcourt, a saisi une opportunité qu’il ne fallait pas laisser passer. “Dès l’instant où on se dirige vers une régionalisation en matière de politique spatiale [Ndlr: avec suppression de Belspo et création d’une agence spatiale “interfédérale”], il s’agit d’assumer ce choix et, pour les acteurs régionaux, de s’engager dans des collaborations avec des partenaires étrangers.”

Un ou plusieurs data centres?

L’infrastructure CGS, en termes de centre(s) de données amené(s) à réceptionner et traiter les données satellite, sera-t-elle unique, établie sur le seul sol luxembourgeois, ou y aura-t-il partage de l’infrastructure de part et d’autre de la frontière?

La Région wallonne, évidemment, voudrait accueillir, elle aussi, sur son sol une partie “palpable” du CGS. Moyennant bien entendu garantie de connectivité très haut débit, d’accès équivalent pour les acteurs et les utilisateurs des deux côtés de la frontière et de capacité des sites choisis de faire face aux contraintes de traitement des données.

Côté luxembourgeois, la chose est entendue. Le partenaire désigné pour l’hébergement et le traitement des données sera l’EBRC. Côté wallon, par contre… the jury is still out !

Le communiqué de presse publié, fin juillet, par le cabinet Marcourt faisait allusion au Cenaero. Mais cela ne semble pas devoir être la piste à privilégier, l’infrastructure du Cenaero ne présentant pas toutes les caractéristiques et ressources nécessaires.

Le communiqué ne faisait nullement mention de la plate-forme Wallonia Big Data, dont l’acteur-pivot (côté infrastructure) est NRB. C’est que ce dossier a pris du retard et que nombre d’observateurs se montrent dubitatifs sur l’opportunité et la capacité opérationnelles de ce choix.

Deux autres pistes sont envisagées: l’infocentre du SEGI (service général d’informatique de l’ULg) et le site Galaxia de Redu, avec sa salle serveurs de type Tier 2.