Le touriste à la trace (ou presque)

Article
Par · 29/04/2015

Si tout mobilonaute peut désormais obtenir des informations compte tenu de sa position géographique, il devient également possible de le “pister”, de déterminer ses préférences, habitudes, comportements sur base de ces mêmes données de géolocalisation. Respect de la vie privée oblige, ces données doivent être anonymisées avant d’être analysées et interprétées mais cela permet à de multiples opérateurs et intervenants (offices du tourisme, hôteliers, gestionnaires de musées, animateurs de lieux historiques etc.) de se faire une idée plus précise des publics qu’ils attirent — ou qui échappent encore à leurs tentatives d’attraction.

Arrêtons-nous, dans cet article, sur deux des projets actuellement en cours en Belgique.

Bruxelles et Mons ont en effet toutes deux initié un projet de “traçage” – anonymisé – des touristes, visiteurs ou simplement personnes évoluant sur leur territoire.

A Bruxelles, une dizaine de quartiers touristiques sont concernés. Partenaire: Proximus.

A Mons, l’occasion est bien entendu Mons 2015. Partenaire: Mobistar.

Typologie touristique

A Bruxelles, l’opérateur pour qui Proximus collecte les données est visit.brussels, l’agence de communication du tourisme de la Région bruxelloise.

Durée du projet: un an (de décembre 2014 à novembre 2015).

Objectif: se faire une idée précise des taux de fréquentation de divers lieux touristiques et de l’impact de certains événements sur l’afflux de touristes.

Analyser par provenance géographique (ici les provinces belges) les flux de visiteurs et touristes à Bruxelles.

Après analyse et interprétation par visit.brussels, les données seront publiées dans son rapport annuel (septembre 2016) mais également mises à disposition (moyennant paiement) d’autres acteurs et opérateurs tels que des organisateurs d’événements, les exploitants de sites où ces événements sont organisés, les exploitants d’hôtels, de restaurants, les commerçants…

L’analyse des chiffres indique déjà que la Grand-Place semble être davantage une destination pendant le week-end tandis que les pics de visites des musées se situent davantage en semaine.

visit.brussels a défini avec Proximus un certain nombre de paramètres et critères qu’il désire pouvoir mettre en lumière et analyser: provenance géographique des visiteurs (par commune bruxelloise, par province belge, par pays d’origine pour les étrangers); durée de séjour; logement à Bruxelles ou en dehors de la ville; hit-parade des lieux et/ou événements attirant le plus d’étrangers, par nationalité; jours où les visiteurs étrangers sont les plus présents selon les lieux et les événements; période de la semaine privilégiée pour la visite d’un musée ou celle de la Grand-Place; etc.

Des données anonymisées

Les règles à suivre pour préserver la vie privée des individus sont strictes. Pas question de “pister” une personne en particulier, de manière nominative. Les données identifient donc le mobile et non la personne. Et l’identité de l’usager est préservée dans la mesure où seul le numéro de série de carte SIM est utilisé, “en aucun cas les données figurant par exemple dans les fichiers facturation de Proximus”, souligne Frédéric Cornet. Pour pouvoir malgré tout faire des recoupements en termes de provenance de l’usager, son origine est déterminée, pour ce qui est de la Belgique, par le lieu “où le mobile a passé plusieurs nuits ces derniers temps”. Pour les étrangers, c’est le pays d’origine de la carte SIM qui prévaut, mais sans pouvoir déterminer de quel état américain ou province chinoise, par exemple, ils proviennent.

Autre restriction: ne pas prendre en considération des “lots” de visiteurs inférieurs à 50. Conséquence directe: impossible (ou interdit) de suivre le parcours d’une famille de touristes, par exemple, pour déterminer quel “parcours” elle a suivi: visite d’un musée Place Royale, coup d’oeil sur la Grand-Place, arrêt à l’Atomium. “Nous n’avons pas de vue sur le trajet suivi car ce serait suivre une ou plusieurs personnes, même de manière anonyme, puisque l’on tomberait sous la barre des 50 individus”, souligne Frédéric Cornet. “Tout ce qu’on peut établir, par exemple, c’est que la Grand-Place attire plus d’étrangers que de Belges. Mais nous ne pouvons pas déterminer ceux parmi ces étrangers qui ont également visité l’Atomium. Les chiffres sont globaux.”

Les mêmes contraintes de volume impliquent que les analyses de lieux de nuitées, par exemple, se font par bloc de nationalités pour l’analyse d’une journée. Par contre, l’analyse peut se faire pour chaque nationalité si l’on prend le mois comme unité d’analyse.

L’analyse portera sur 10 quartiers spécifiques (Grand-Place, Place des Palais — en raison de la présence de plusieurs musées —, Place Sainte-Catherine, Atomium, Parc du Cinquantenaire…), avec une attention toute spéciale pour des périodes correspondant à la tenue d’événements (un concert sur la Grand-Place, Bruxelles-les-Bains, Plaisirs d’Hiver, Summer Festival…).

Mais la capture des données de géolocalisation des GSM et smartphones (pistage des numéros de carte SIM, anonymes) se fait en continu et non par période.

Exemple de chiffres comparés que visit.brussels pourra dégager des données captées via les smartphones de Belges passant par le territoire de la ville…

Le but est en effet de pouvoir comparer la fréquentation d’un site en temps normal et lors des événements (pour en chiffrer l’impact), en semaine, pendant le week-end, durant les congés… “Nos chiffres permettront aussi de valider ceux d’autres opérateurs, tels que les responsables d’événements associés à une billetterie”, indique Frédéric Cornet, responsable R&D chez visit.brussels.

Bien entendu, d’autres phénomènes pourront être relevés et analysés. C’est ainsi que “nous avons clairement relevé un impact [chute de fréquentation] lors des grèves de fin d’année dernière. Même si nous n’avons pas mesuré spécifiquement les quartiers concernés par les boulevards centraux où se sont déroulées les manifestations…”

Quant à Proximus, l’opérateur pourrait évidemment utiliser les données relevées pour une analyse de mobilité à Bruxelles.

Le bon grain et l’ivraie

Si l’analyse des données correspondant à des touristes étrangers est plus simple, dans la mesure où on peut supposer qu’un signalement pendant un ou plusieurs jours indique qu’il s’agit bien d’un touriste, les choses se compliquent pour les mobilonautes passant par Bruxelles pour d’autres raisons potentielles.

Une masse de données

Les chiffres (volumes de données) donnent évidemment le tournis. 10 quartiers à “surveiller”, des millions de passages par mois, des visiteurs analysés par provenance (19 communes bruxelloises, 10 provinces belges, 15 pays pris en considération).

Proximus livrera des rapports mensuels regroupant toutes les données quotidiennes.

Au total, cela représente quelque “20 à 30.000 points de données” par mois. Un “point de donnée” étant, dans le vocabulaire utilisé, un paramètre ou combinaison de critères préalablement défini par visit.brussels. Par exemple: nombre de visiteurs espagnols ayant logé à tel ou tel moment sur le territoire de Bruxelles.

Un seul chiffre qui donne une idée des volumes de fréquentation à analyser: pour le seul site de la Grand-Place, on a relevé, hors trafic “fonctionnel” (local, professionnel), 675.000 visiteurs pour le mois de janvier.

Pour l’ensemble de sa clientèle, pour l’ensemble du territoire belge, Proximus engrange pour sa part quelque 800 millions d’enregistrements… par jour.

Un filtre doit dès lors être appliqué pour éliminer ce qu’on appelle les “flux fonctionnels” (les habitants de la Capitale ou les navetteurs). L’exercice est d’autant plus nécessaire que certains quartiers sont à la fois des “cibles” touristiques et des lieux de passage quotidiens. Frédéric Cornet prend l’exemple du Cinquantenaire. Comment dissocier touristes et personnes habitant le quartier ou le traversant pour des raisons professionnelles, par exemple? Ici encore, le filtre sera celui de la fréquence (personnes repérées à certaines périodes par rapport à celles qui s’y pointent plusieurs fois par mois).

La précision du filtre devra tenir compte également du terrain couvert par les antennes (celles installées plus en hauteur couvrant une zone plus large, débordant donc du quartier précis que désire analyser visit.brussels). Ce filtrage initial est opéré par Proximus qui fournit donc des données prétraitées à son client visit.brussels.

D’autres correctifs seront appliqués. Pour les Belges, Proximus procède à une extrapolation par rapport à la part du marché belge que représente sa clientèle. Lors d’événements attirant potentiellement une catégorie spécifique de visiteurs (comme le festival BD sans doute plus prisé des enfants), il y a extrapolation et interprétation afin d’évaluer le nombre potentiel de visiteurs réels (tous les enfants n’ayant pas des GSM ou de smartphones). Autre correctif possible: un croisement avec les données des opérateurs de billetterie et chiffres hôteliers (nuitées, taux d’occupation).

Mons analyse son “trafic” 2015

Dans le cadre de Mons 2015, la Fondation Mons 2015 mais aussi les forces de police ont convenu avec Mobistar de collecter et d’analyser les données (anonymisées) de passage captées par les antennes GSM déployées dans et à proximité de la ville.

La collecte et l’analyse des données mobiles (positionnement des personnes par rapport au réseau d’antennes et de micro-cellules déployé) permettront de déduire divers enseignements: heure d’arrivée, durée de séjour à Mons, circuit suivi (à mettre en corrélation avec les divers points d’attraction et événements), lieux de logement, périodes de la semaine ou de l’année attirant le plus de monde, pays d’origine du visiteur. Relire notre article. 

Affiner l’offre touristique

Les finalités sont donc multiples, en ce compris la mobilité urbaine et la sécurité (surtout lors de gros événements). Côté tourisme, les éléments analysés permettront d’adapter la communication, la promotion des événements ou des lieux concernés vers des publics plus “pertinents” ou insuffisamment sensibilisés.

En termes d’accueil et d’hébergement, les informations permettront d’évaluer la disponibilité, les carences en séjour de moyenne ou longue durée. Une analyse des flux peut par ailleurs être utile pour déterminer si l’acte touristique s’accompagne de “consommation” pour les commerçants ou opérateurs d’établissements locaux. Ou encore pour déterminer si le touriste ou visiteur est davantage attiré par les petits commerces de centre-ville ou par le centre commercial des Grands Prés, en bordure de ville.

La durée du projet, mené en collaboration avec FuturoCité et IBM, est de six mois, avec des exercices de collecte et d’analyse des données faites de manière régulière sur des laps de temps de une ou deux semaines. IBM fournira des rapports détaillés aux responsables de la Ville ou de la Fondation Mons 2015.

Sur base des statistiques de clientèle nationale des trois opérateurs (Proximus, Mobistar, Base), le logiciel et l’algorithme développés par IBM (en fait, par son laboratoire de Dublin spécialisé en analyse de big data) extrapolent les chiffres pour évaluer la somme totale probable de personnes réellement présentes à un moment donné.

Les différents outils analytiques mis à disposition par IBM pousseront l’exercice plus loin que la simple “cartographie” des données brutes. L’espoir est en effet de pouvoir “prédire les comportements”, indique Philippe Dubernard, responsable Business Development Business Analytics pour l’entité Smarter Cities d’IBM. “Au-delà de l’intérêt que présente l’analyse pour les secteurs culturel, hôtelier ou commerçant, il sera également possible d’anticiper les modes de transport, d’étudier les flux de piétons afin de déterminer s’ils utilisent par exemple le bon arrêt de bus. Les enseignements retirés pourraient permettre à la Ville de Mons d’adapter ou d’optimiser la signalétique.”