Tablette et musée: du pour et du contre

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Par · 07/07/2014

A la Maison de la Science de l’ULg, l’iPad, utilisé dans le cadre de l’exposition temporaire “Une histoire de la Lune avec Tania” (voir notre article consacré aux usages de la tablette), a fait l’objet d’une évaluation de la part de Mélanie Cornelis, qui prépare une thèse en muséologie à l’Université de Liège.

“Les écoles représentent 70 % de notre public. Nos animations, toutes réalisées par des animateurs scientifiques, sont pensées en fonction de cette réalité-là. Le développement technique et graphique a été réalisé en interne et le contenu apporté par des spécialistes et professeurs d’université en partenariat avec l’Euro Space Center et le Centre de Culture Scientifique de l’ULB.”

“Nous avons fait le choix de la tablette parce qu’elle apporte des choses qu’on ne peut obtenir par d’autres moyens”, souligne Jean Richelle, chargé de cours en bioinformatique et directeur du Centre de Culture Scientifique (CCS) de l’ULB. “Toutefois, l’outil informatique, dans le cadre du musée, ne doit être qu’un complément. Il ne faut pas le mettre partout, tout remplacer par lui. Il ne faut y recourir que là où il apporte réellement quelque chose.”

Pour juger de l’efficacité de cette nouvelle formule, Mélanie Cornelis a travaillé en trois temps. “D’abord connaître l’état d’esprit du visiteur par rapport à la tablette avant le début de la visite. Est-ce qu’il est prêt à l’utiliser ou, au contraire, est-il dans un état d’esprit négatif par rapport à ce type d’équipement.”

L’un des objectifs de sa thèse sera de déterminer “la meilleure solution possible” pour les besoins de la Maison de la Science de Liège.

“La tablette a pour l’instant été choisie, à l’occasion de l’exposition temporaire “Vers la Lune avec Tania”, mais nous ne sommes pas forcément “braqués” sur ce support.

Dans un deuxième temps, en 2015, nous mêlerons par exemple recours au smartphone et participation du public, selon un scénario qui n’a pas encore été choisi. Mon travail visera à analyser l’expérience scientifique et/ou participative offerte au public.”

Quel accueil pour la tablette?

En gros, les avis sont assez partagés. “Pour l’heure, les enseignements que j’ai retirés de la première phase d’analyse (lorsque l’expo a d’abord fait arrêt à Liège) ne sont encore qu’indicatifs et fort préliminaires.”

Méthodologie

Mélanie Cornélis a étudié la réaction des visiteurs de diverses manières. “Durant le parcours, soit je suivais un groupe du début à la fin, soit j’attendais à un endroit bien précis pour mesurer leur intérêt. En fin de visite, je leur proposais de remplir un questionnaire sous forme d’entretien, en créant les conditions pour faire parler le visiteur, laisser émerger ses impressions sur cette ballade numérique.”

 

“Finalement, les réactions ne sont pas particulièrement favorables. Je me suis concentrée sur les “digital natives”, de moins de 25 ans, et sur les plus de 50, en tout 83 visiteurs. Pour 67 et 60 % de ces deux échantillons, le côté ludique et l’apprentissage sont jugés plus présents dans le cas d’une animation. Pratiquement toutes les personnes m’ont dit qu’entre la tablette et le guide, ils choisiraient le guide afin d’être “encadrés” et de pouvoir poser des questions.

Mais je note toutefois que l’attractivité des nouvelles technologies s’exerce sans doute plus encore sur les aînés que sur les jeunes. Les plus de 55 ou 60 ans sont attirés par la tablette dans le cadre des musées parce que c’est l’occasion pour elles de découvrir quelque chose qui semble passionner leurs petits enfants. Une visite au musée a donc deux utilités pour ces personnes: être confrontée à un contenu, scientifique ou historique, et découvrir des smartphones ou tablettes qu’ils n’ont pas forcément l’occasion d’utiliser dans leur vie quotidienne.”

Mélanie Cornélis (ULg): “il faut garder un oeil critique. Nous aurons sans doute plus de recul dans deux ou trois ans.”

D’une manière plus générale, elle estime que “l’outil informatique [quel qu’il soit] n’est pas forcément adapté à tous les musées. Tout dépend de leur taille, de leur thème [musées d’art, d’histoire…]”

Autres constats: la difficulté qu’ont parfois les responsables muséaux à se remettre en question mais aussi une certaine forme d’“hypocrisie” qui prévaut, en ce compris dans leurs rangs. “Il ne faut pas oublier que les musées qui ont déployé de nouvelles technologies sont liés par contrat à des sociétés et des marques. Ils ne sont donc pas forcément libres de dire ce qu’ils veulent.

Certains disent certes que l’introduction de certains outils nouveaux ont permis d’augmenter le nombre de visites, d’améliorer la “participation” du public, notamment via les réseaux sociaux. Mais il faut garder un oeil critique. Nous aurons sans doute plus de recul dans deux ou trois ans. Il ne faut pas oublier que les nouvelles technologies ont un coût et sont chronophages pour les équipes des musées, en termes de développement, de gestion, de maintenance, de debugging en cas d’incident… Il faudra se poser la question de savoir si les avantages sont finalement tangibles. Pour l’instant, c’est encore le flou artistique complet.”

Et c’est en cela que sa thèse veut apporter sa petite pierre à l’analyse objective, tant en termes d’“efficacité” pour les directions et les collaborateurs des musées que pour le grand public.

Le poids de la tradition

Une autre analyse de l’utilisation et de l’impact des tablettes dans le cadre des musées et expositions fait l’objet d’un mémoire de la part d’une étudiante en gestion culturelle à l’ULB.

Marine Muscarella s’est donnée pour objectif d’analyser l’apport de la tablette tactile dans ce genre de contexte, les problèmes ou questions qu’elle pose, ainsi que le mode de financement auquel les musées ont recours. Son travail n’est pas encore terminé mais quelques tendances semblent déjà se dessiner. Tout comme les autres observateurs cités dans cet article, elle constate que l’essentiel n’est pas la technologie en soi mais la manière dont la solution est conçue et utilisée, vient compléter ce que propose déjà le musée.

Les simples visites, l’oeil rivé à la tablette, risque de faire passer le public à côté de certaines choses, de la scénographie, de trop le guider parfois au lieu de lui permettre de déambuler.

Marine Muscarella (étudiant en gestion culturelle à l’ULB): “Il y a comme un manque d’imagination de la part des commissaires d’exposition. La tradition limite la création.”

“J’ai parfois l’impression que les musées qui ont déployé des tablettes en espèrent un peu trop. Ils croient que c’est l’outil idéal et qu’il va tout résoudre. Ce qui n’est pas le cas dans la pratique. D’une part, parce que tous ses potentiels ne sont pas encore utilisés.

Elle sert souvent simplement de guide, avec de la vidéo, mais on pourrait en tirer beaucoup plus, comme de la réalité augmentée. Les musées imaginent encore trop peu de choses, restent généralement dans la médiation classique, se servent de la tablette pour ne pas encombrer les murs avec des écrits. Il y a là comme un manque d’imagination de la part des commissaires d’exposition. La tradition limite la création.”

Trop souvent encore, la tablette se contente de reproduire ce que l’exposition propose déjà. “Il est important, en termes de médiation, qu’il y ait continuité avec les autres éléments de la scénographie. Si on retrouve deux fois la même chose [dans les vitrines et sur la tablette], ce n’est pas intéressant. J’ai vu, un jour, un exemple où le seul “plus” qu’offrait la tablette était de faire aboyer le chien qui était représenté sur un tableau… Ce genre d’animation peut tout au plus s’adresser aux enfants.”

Elle évoque par ailleurs différents risques. Risque que les contrats de sponsoring qui accompagnent parfois la mise à disposition ou l’acquisition de tablettes n’influent sur la ligne éditoriale de l’exposition. Risque qu’en permettant à chaque visiteur de disposer d’une tablette – qui monopolisera son attention et lui servira de ressources principale -, l’instrument brise le lien social qui se créer, entre visiteurs, lors d’une visite. “Mais c’est vrai”, souligne Marine Muscarella, “qu’il s’agit là d’une crainte qu’on avait déjà émise lorsque les audio-guides sont apparus…”

Risque, comme certains l’évoquent, que la tablette modifie, de manière négative et “contre-productive”, la relation musée-visiteur. “Pour ma part”, déclare-t-elle, “je pense que les tablettes modifient en effet la relation musée-visiteur mais dans le sens où, si on télécharge l’application du musée, ce dernier peut nous accompagner partout: au travail, à la maison, dans notre sphère professionnelle, privée, publique ou intime. Selon moi, elles creusent ainsi davantage le fossé entre « le musée d’avant » (élitiste) et le musée actuel (davantage axé vers la démocratisation culturelle). Elles offrent en fait une maîtrise supplémentaire au visiteur qui peut créer son propre parcours de visite, donner son avis, etc.”