Silicon Valley: un écosystème de start-up enviable?

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Par · 28/06/2013

Au début juin, la section belge du réseau TIE (1) organisait une soirée-débat sur le thème des “écosystèmes de start-ups”: pourquoi ce qui semble faire un carton, depuis des décennies, dans la Silicon Valley ne semble-t-il pas trouver un écho en Europe ou en Belgique? Question de “recettes”, d’ingrédients manquants, d’approche erronée?

João Vasconcelos, directeur de l’incubateur StartUp Lisboa (2) et ancien vice-président de l’ANJE (association nationale des jeunes entrepreneurs), est un vieux routier de la création d’entreprise. Il s’est intéressé de près à ce phénomène californien et aux espoirs qu’il suscite en Europe, procédant à une étude comparée des fourmilières de start-ups. Question posée: peut-on rêver de Silicon Valleys en Europe?

Selon lui, il est illusoire de vouloir reproduire tel quel le “phénomène” Silicon Valley, un véritable bouillonnement d’innovation technologique qui a su créer, au fil des décennies, de nouvelles vagues d’innovation aux répercussions planétaires (électronique militaire, industrie des semiconducteurs, informatique personnelle, télécommunications, Internet, “clean tech”…).

“Un écosystème [entre parenthèses, réussi] est avant tout un cumul de différentes choses”, rappelait-il. “Une communauté, des technologies, des moyens financiers, un réservoir de coachs et mentors, des experts, un espace géographique, des plates-formes de communications, un terroir, des héros locaux…”

Choisir les bons ingrédients

Pour que la recette donne des résultats, tous ces ingrédients ne doivent toutefois pas être nécessairement réunis. Pas plus que certains d’entre eux ne sont réellement indispensables ou de réels déclencheurs. Exemple? La présence ou la proximité d’une place boursière. “Existe-t-il pour autant à Francfort un écosystème de start-ups?” Ou l’apport d’argent public. Ce n’est pas vraiment le modèle de la Silicon Valley même si, à l’origine, l’argent public a bel et bien amorcé la “pompe” des activités défense/aéronautique.

Selon João Vasconcelos, l’un des pôles d’attraction majeurs pour susciter la création ou l’implantation de sociétés n’est pas l’innovation, en tant que telle, mais plutôt l’existence de clients qui alimenteront la croissance des entreprises. Conclusion: financer les universités n’est pas forcément une garantie de succès.

Illusoire de vouloir, à toute force, imiter la Silicon Valley ou reproduire son “modèle”. Ce genre de copié-collé n’a guère de chance de réussir tant chaque contexte – économico-socio-historique est particulier.

Autre impression erronée: la Silicon Valley, c’est surtout… américain. Voire californien. Pas totalement vrai. João Vasconcelos rappelait par exemple le pourcentage très élevé de chercheurs, entrepreneurs, scientifiques et ingénieurs émigrés qui sont à l’origine de nombre de sociétés à succès de la Vallée ou qui en sont des acteurs essentiels. Par ordre décroissant d’importance de population: Indiens, Chinois, Britanniques, Canadiens, Russes, Allemands, Hollandais, Australiens, Coréens. Sans oublier les Israéliens.

Le secret? La couleur de l’argent

João Vasconcelos s’est livré à une petite étude comparée des atouts et caractéristiques de divers pôles ou écosystèmes de start-ups: Silicon Valley, Londres, Berlin, Paris…

Il ne perd pas de vue et ne balaie pas d’un revers de main les reproches que l’on fait traditionnellement à la “vieille Europe” et à ses contraintes endémiques: stigmatisation de l’échec, systèmes éducatifs rigides, législations implacables en matière de faillites, protection de l’emploi, carence en business angels et capital-risqueurs… Mais, selon lui, ces éléments ne peuvent pas tout expliquer. D’autant que certains éléments sont en cours d’amélioration, notamment au rayon capitaux et gestion de la propriété intellectuelle.

D’autant plus aussi, souligne-t-il, que lorsqu’on compare des paramètres tels que le niveau d’enseignement, la productivité, le nombre d’heures de travail ou l’âge, starters américains et européens sont dans un mouchoir de poche.

“Une des grandes différences vient de la relation de l’université avec le monde de l’entreprise. Aux Etats-Unis, les universités reçoivent une quantité énorme d’argent du secteur privé.” Et ces bailleurs de fonds ne sont pas de bons samaritains. Ils exigent des résultats. Ce qui, bien entendu, pose également la question de l’indépendance de la recherche. Mais c’est là un autre débat…

Autre grande différence: la motivation. Non pas celle de lancer une entreprise ou de réussir mais bien la dimension que l’on donne à cette ambition. “Aux Etats-Unis, les starters rêvent de créer un nouveau marché. En Europe, on rêve de niches.”

Chiffres révélateurs

Quelques chiffres pour étayer cette thèse? Les starters londoniens sont 81% plus enclins que leurs homologues de la Silicon Valley à vouloir se lancer dans des activités relevant de la consultance. Idem en France où les start-ups qui se créent du côté de Paris visent nettement plus des créneaux de marché (50% plus qu’en Californie). Et rebelote à Berlin, selon l’analyse, qui estime qu’il y a 54% plus de chances de voir des starters s’orienter vers des “niches” que vers la création de marchés plus génériques ou réellement novateurs.

Dr Martin Hinoul (Leuven Research & Development): “Il n’y a qu’un NASDAQ mais il y a plus de 20 bourses en Europe, parfois avec seulement 10 sociétés cotées. Résultat? You can’t beat these guys! La masse d’argent qui se concentre en un seul point et qui alimente les levées de fonds est trop énorme.”

Autres chiffres qui, aux yeux de João Vasconcelos, expliquent la différence de “performance” des écosystèmes:

  • en termes d’accompagnement: il y a 42% moins de serial entrepreneurs à Londres que dans la Silicon Valley et moins de mentors (personnes expériementées) accompagnant les starters (la moyenne est de 3,24 à Londres, contre 4,04 dans la Silicon Valley). Berlin aussi doit faire ceinture (toutes proportions gardées) en termes de “mentors”: 45% moins nombreux que dans la Silicon Valley.
  • côté moyens financiers: on dénombre 62% moins de capital-risqueurs à Paris que dans la Silicon Valley et le fossé se creuse à mesure que l’on avance dans le cycle de vie de la jeune entreprise: 95% moins de sources financières privées au stade 3 (“efficiency stage”; efficience) et 91% de moins au stade 4 (“scale stage”; croissance accélérée). “A Paris, l’argent investi dans des start-ups viennent essentiellement d’amis, de membres de la famille ou de ressources propres au starter.” Berlin n’est pas mieux loti: 80% moins de financement que dans la Silicon Valley.

L’un des problèmes identifiés en termes de financement serait dû au fait que les dollars prennent tous la même direction là où, les euros sont dispersés vers de multiples destinations “parce qu’on croit que nous avons chez nous 10 Silicon Valley potentielles…”

Tout n’est pas perdu…

… bien au contraire même. Un optimisme raisonnable est même de rigueur. João Vasconcelos souligne en effet que les choses évoluent dans le bon sens. “L’écosystème est en train de se tisser. Il y a davantage de capitaux pour les jeunes entreprises, davantage d’événements organisés, plus de succès aussi.”

Preuves de ce renouveau:

  • “8 entreprises sur 30 acquises depuis 2004 pour plus d’un milliard de dollars sont européennes” (parmi elles, Skype, TomTom, Spotify, Meetic, Rovio, Autonomy, Shazam)
  • et “même les venture capitalists américains investissent dans des start-ups européennes”. Problème: ils ne le crient pas sur tous les toits “quand ils investissent dans une société du Missouri ou du Vermont, ils en donnent le lieu d’origine. Quand ils le font dans des sociétés européennes [ou étrangères], la nationalité est passée sous silence.” Et les Européens ne dont pas assez mention de leurs succès ou de leurs entrepreneurs à succès. “Pourquoi”, s’interroge, “s’entête-t-on par exemple à inviter des orateurs américains venus de sociétés américaines alors que nous avons des success stories purement européennes.”

Un participant à la récente mission économique princière en Californie en est lui revenu avec la conviction que les venture capitalists américains “sont très frileux pour investir en Europe car ils ont besoin de la proximité de leurs investissements pour les suivre. Il y a aussi, chez eux, peu de connaissances et de nombreux doutes quant au fonctionnement d’un marché unique européen (trop de législations différentes d’un pays à l’autre)”.

Autre enseignement qu’il a retiré du voyage: la prise de conscience que les venture capitalists sont très sélectifs. “ils sont littéralement assaillis de dossiers. Sur 800, seuls 6 sont retenus. Plus que l’idée ou la solution, la confiance qu’a le venture capitalist dans la capacité de l’équipe qui est à la direction de l’entreprise de “faire la différence” est clé. Leurs pôles d’intérêts actuels vont vers l’optimisation de la gestion de données pour le transport de vidéos et volume d’informations sur le Net, l’utilisation des “personal devices”, le social computing… mais surtout “what is going to make the difference?”.

Autre aspect, somme toute positif, même si on le dépeint souvent comme un trait caractéristique, “frileux”, de la vieille Europe: le fait que “l’Europe devance les Etats-Unis en termes de sociétés alignant des résultats

João Vasconcelos (StartUp Lisboa): “It’s not true that failure is considered a good thing in the States. But the truth is its easier to fail over there.”

positifs. Aux Etats-Unis, par contre, les sociétés disposent bien souvent de financements confortables, se chiffrant en centaines de millions de dollars mais avec peu ou pas de chiffre d’affaires.” La rançon sans doute de cette volonté de créer de nouveaux marchés, au modèle économique encore incertain.

Un participant à la récente mission économique princière en Californie confirme que ce mode de pensée est bien ancré dans la Silicon Valley: attirer de gros investisseurs et penser à la rentabilité plus tard. Et c’est là un virus ou un mode de pensée qui habite aussi les sociétés venues d’Europe qui ont décidé de s’expatrier en Californie pour tenter de percer. Il s’agit donc là, surtout, d’une question d’attitude d’entrepreneurs, ces derniers allant vers les régions qui autorisent voire encouragent de tels comportements.

Une autre raison pour laquelle certains starters locaux s’expatrient dans la Silicon Valley est de se rapprocher non seulement du marché, de l’écosystème, des mentalités novatrices mais aussi… de sociétés qui pourraient potentiellement s’intéresser à leur projet jusqu’à se l’approprier. Lire à ce sujet l’interview que nous a accordée Xavier Damman, l’un des porte-drapeau belges établis dans la Vallée.

Question: chercher acquéreur, très tôt dans le cycle de vie d’une société, est-il une bonne chose? Ce n’est en tout cas pas comme cela que l’Europe peut espérer donner naissance à de futures stars ou poids lourds du marché. “The American dream is not about getting bought up”, souligne João Vasconcelos. “By doing so, you’re only feeding the elephants but will never become the next elephant yourself.” Et de recommander plutôt que les start-ups cherchent d’abord à bâtir leur propre base avant de penser à l’exit.

Et d’ajouter, dans ce registre: “Le vrai succès [de l’écosystème européen] viendra lorsqu’on aura des exits de start-ups européennes… vers des sociétés européennes.”

 

(1) Le TiE (The Indus Entrepreneurs) est un réseau mondial d’entrepreneurs qui a pour objectif premier de promouvoir l’entrepreneuriat technologique à travers le monde, par le biais de services tels qu’accompagnement, réseautage et formations pour des (néo-)entrepreneurs. Il est majoritairement implanté aux Etats-Unis mais également en Asie et en Europe. http://brussels.tie.org 

(2) Parmi les partenaires de cet incubateur: la ville de Lisbonne, Microsoft, KPMG, Portugal Telecom, des universités et même une banque.