Compteurs intelligents. Pourquoi la Wallonie a dit non à l’Europe

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Par · 25/09/2012

Il n’y aura donc pas, pas dans l’immédiat, de généralisation des compteurs intelligents pour les particuliers. Ou d’ailleurs pour les petits acteurs économiques. La Belgique, après rapports des trois Régions, a remis un avis négatif sur l’opportunité économique d’une telle opération.

En 2011, la CWaPE (Commission wallonne pour l’Energie) avait été mandatée par le ministre Marc Nollet, en charge de l’Energie en Région wallonne, de procéder à une “évaluation économique à long terme des coûts et bénéfices de la mise en place des compteurs intelligents”. Cette analyse a été réalisée – comme ce fut le cas pour la Région bruxelloise – par Capgemini Consulting. Et c’est notamment sur la base des conclusions de ce rapport que les deux gouvernement régionaux ont décidé de dire non à l’Europe.

Le contexte

L’exercice d’évaluation économique a été rendu nécessaire par la “demande” émanant de l’Union européenne d’évoluer vers un déploiement de compteurs intelligents. La Directive 2009/72 stipule en effet que “les Etats‐Membres doivent veiller à la mise en place de systèmes intelligents de mesure qui favorisent la participation active des consommateurs au marché de la fourniture d’électricité.” Les Etats-membres avaient jusqu’au 3 septembre 2012 pour transmettre une évaluation économique du système des compteurs intelligents. “Sauf évaluation défavorable, au moins 80% des clients devront être équipés de systèmes intelligents de mesure d’ici à 2020”, avait décrété l’Europe.

La Directive, en tant que telle, n’est toutefois pas une stricte obligation dans la mesure où l’Union a prévu de possibles dérogations, à motiver au travers d’une “évaluation économique à long terme de l’ensemble des coûts et bénéfices, pour le marché et pour le consommateur, pris individuellement” ou d’“une étude déterminant quel modèle de compteurs intelligents est le plus rationnel économiquement et le moins coûteux et quel calendrier peut être envisagé pour leur déploiement.”

A chaque Etat (ou Région), donc, de procéder à la démonstration économique de l’opportunité qu’il y a ou non de déployer ces compteurs intelligents et selon quel scénario.

C’est “niet”

C’est dans ce contexte que la CWaPE, pour réaliser l’évaluation demandée, s’est tournée vers Capgemini Consulting.

Deux scénarios ont été analysés.

Soit un déploiement généralisé, respectant la demande européenne d’atteindre une couverture à 80% d’ici 2020.

Soit du “smart meter friendly”, avec déploiement de compteurs intelligents pour trois types de clients:

  • ceux qui en formulent expressément la demande, sur base volontaire;
  • les clients en défaut de paiement (autrement dit ceux ayant actuellement droit à un compteur à budget)
  • et les consommateurs devant placer un nouveau compteur (pour cause de compteur défectueux ou hors normes, ou de nouveau raccordement).

“La conclusion de cette évaluation coût-bénéfice est sans appel”, soulignait en juin le gouvernement wallon. “Le roll out généralisé présente un bilan global négatif de 186 millions d’euros! Ce scénario implique également des coûts s’élevant à près de 2,2 milliards d’euros, principalement à charge des gestionnaires de réseau de distribution [voir notre encadré, en fin d’article, pour plus de détails]. Par conséquent, la CWaPE propose de déroger à l’obligation faite aux Etats‐Membres d’atteindre 80% du parc équipé de compteurs intelligents en 2020. Conclusion que le Gouvernement, sur initiative du Ministre de l’Energie, a donc décidé de relayer au groupe CONCERE [groupe de concertation entre l’Etat et les Régions qui réunit des experts venus des administrations et ministères concernés par l’énergie] pour la finalisation d’une position belge à l’Union européenne défavorable à cette imposition coûteuse.”

“Les avantages ne sont pas liés à l’installation de smart meters”

La Wallonie penche donc en faveur d’un scénario “smart meter friendly.” Le son de cloche est sensiblement identique du côté des deux autres Régions, mais avec sans doute des variantes pour le scénario que chacun privilégie (voir ci-dessous).

“En “full roll out”, la valeur absolue est certes supérieure à celle dégagée du second scénario mais le coût d’installation est plus élevé. Le rapport coût/bénéfice est donc, au total, négatif”, indique Pierre Lorquet, vice-président de Capgemini Consulting. “Dans le scénario “à la demande”, on part du principe que les gens vont utiliser les compteurs de manière efficace, puisqu’ils sont demandeurs, et qu’ils vont donc en tirer un maximum de bénéfices.”

Selon ces deux scénarios, l’hypothèse est que le consommateur prend en charge le coût du compteur tandis que le GRD demeure propriétaire dudit compteur. Hypothèse et scénario induits par le cadre légal existant. Ce qui fait dire, d’emblée, à Pierre Lorquet que “si on pouvait changer quelques règles de fonctionnement du marché, favoriser plus de fluidité entre acteurs (distributeurs, GRD…), cela permettrait de faire bouger pas mal de choses.”

Un périmètre d’analyse (fort) limité

Le périmètre d’évaluation, tel que défini par la CWaPE, a d’emblée opté pour un scénario minimaliste en termes de moyens. Or, il a déjà été démontré, par des expériences grandeur réelle dans des pays tels que le Royaume-Uni, qu’un effort d’investissement sérieux, notamment dans les dispositifs mis à disposition des consommateurs, est nécessaire pour obtenir les résultats attendus.

Si l’on veut réellement avoir un impact sur les courbes et volumes de consommation d’énergie, il faut pouvoir s’appuyer sur des dispositifs de mesure qui incitent réellement le consommateur à agir sur sa consommation. Ce qui suppose une interaction simple, conviviale et, surtout, à portée de main. Les compteurs “intelligents” doivent être autre chose que de petits automates, simplement capables de relayer leurs mesures de manière plus dynamique et fréquente que les appareils que l’on connaît aujourd’hui.

Certes, cela permet – potentiellement – une adaptation des tarifs en fonction des pointes de consommation. Mais cette “flexibilité” est largement tributaire du bon vouloir ou, pire, des volontés mercantiles des fournisseurs et autres gestionnaires de réseau. Tout le volet “gestion active” (réactive ou proactive) par le consommateur lui-même n’est en rien favorisé ou encouragé (si ce n’est de le faire réagir aux fluctuations de sa facture).

Or, quel type de dispositif a été utilisé, dans l’évaluation wallonne, comme base d’évaluation ? Des compteurs pour le moins basiques puisque leur “intelligence” est limitée à l’enregistrement régulier des consommations (toutes les demi-heures pour l’électricité, toutes les heures pour le gaz), à l’envoi des index une fois par jour au gestionnaire du réseau, et à la possibilité de déclencher et régler à distance la puissance du compteur électrique.

Un compteur basique, donc, sans la moindre indication sur des fonctions plus élaborées, favorisant ce que demande pourtant l’Europe à savoir “la participation active des consommateurs au marché de la fourniture d’électricité”. Ce qui suppose au minimum des fonctions d’affichage conviviales, une interaction aisée et une intégration avec un système ou des processus domotiques.

Les choses par leur nom

Autre constat: le rapport de Capgemini Consulting établit une distinction pour le moins douteuse (au vu de l’évolution des technologies, des objectifs recherchés et des besoins à satisfaire) entre “domotique” et “compteur intelligent”.

Voyez plutôt les définitions qui en sont données:

Compteur intelligent : outil permettant au fournisseur une facturation de ses clients sur base de tarifs différenciés. Le compteur intelligent est un élément indispensable

lorsqu’il ‘agit de valoriser la gestion active de la demande du consommateur, découlant d’un changement de comportement ou du fonctionnement d’une installation domotique. […] Les compteurs classiques se voient attribuer des profils de consommation identiques, alors que les compteurs intelligents permettent de mesurer leur comportement réel.”

Domotique: Au niveau du consommateur individuel, une installation domotique permet de gérer les consommations et charges de certains éléments du parc d’équipements électriques. On entre ici dans le domaine privé du client qui pourra choisir parmi divers équipements plus ou moins sophistiqués.”

Raisonnement d’autant plus court que l’on peut également lire dans le rapport qu’“un smart meter n’est pas nécessaire pour faire de la domotique.” Autrement dit, la sensibilisation du consommateur et l’encouragement à lui faire modifier son comportement de consommation (dans le sens d’une plus grande frugalité ou responsabilisation) passe par l’installation d’appareils de type domotique “qui relèvent entièrement du domaine privé”. “Les expériences connues en Belgique montrent que ces appareils peuvent se développer sans que des compteurs intelligents soient nécessaires”, souligne encore le rapport. “Après tout, il existe déjà des instruments tels la smart energy box d’Electrabel”, ajoute Pierre Lorquet.

Certes, mais l’effet combiné des deux n’est-il pas plus puissant et efficace? Et n’y aurait-il pas intérêt à faire se fondre les deux types de dispositif?

A la lecture du rapport et des hypothèses de départ, on semble vouloir orienter le consommateur wallon vers un scénario où il devrait multiplier les engins de mesure. Le scénario minimaliste a été choisi, disent les auteurs de l’étude, pour garantir que “tout compteur installé puisse être connecté à une interface permettant de transmettre au client les données relatives à sa consommation”. Restera donc “aux consommateurs désirant investir dans une domotique intelligente de brancher des appareils en aval du compteur.”

Les auteurs de l’étude défendent leur position comme suit: “Cette distinction [entre domotique et compteurs intelligents] est fondamentale lorsqu’il s’agit d’initier une évaluation des coûts et avantages des compteurs intelligents, de manière à ne leur attribuer que les éléments qui leur sont spécifiquement imputables et qui tiennent compte des spécificités locales.” Question de définition, donc: qu’est-ce qu’un compteur intelligent et quelle intelligence doit-il, au minimum, avoir?

Pas de bénéfice pour l’utilisateur

L’hypothèse de départ (on n’oserait parler d’objectif), dans le chef de la CWaPE, était qu’il n’y aurait pas de réduction de consommation d’énergie. Les “bénéfices” attendus viendraient uniquement de la capacité à autoriser le déplacement des consommations dans le temps, en fonction des pointes de consommation.

Raisonnement suivi: utiliser l’énergie au moment où elle est la moins chère permet de réduire les tarifs et de réaliser des économies budgétaires. Et les opérateurs (qu’il s’agisse du gestionnaire de réseau ou des autorités publiques) verraient eux aussi leurs coûts se réduire, notamment en vertu de l’allégement de la gestion des défauts de paiement (les compteurs à budget étant remplacés par des compteurs intelligents), de la suppression des relevés d’index sur site (les agents ne devant désormais plus se déplacer). Côté recettes supplémentaires, le comptage intelligent permettrait aussi de ”détecter plus rapidement des situations de consommation frauduleuse d’énergie.”

Le raisonnement, au mieux, semble un peu court.

Les auteurs de l’étude semblent en tout cas fort dubitatifs sur l’aptitude qu’auraient les compteurs intelligents à favoriser une réduction des consommations. Notamment pour deux raisons.

Pierre Lorquet (Capgemini Consulting): “Un smart meter n’est pas nécessaire pour faire de la domotique. Après tout, il existe déjà des instruments tels l’energy box d’Electrabel”

D’une part, parce que le modèle de facturation ne serait, a priori, pas modifié: on en resterait au principe de l’acompte mensuel et non de la facturation sur base de la consommation réelle. Autant dire que l’incitation est nulle pour le consommateur!

D’autre part, Capgemini Consulting parle d’un risque d’“effet rebond”: “l’arrivée de tarifs dynamiques pourrait conduite à une augmentation de la consommation.” Payant moins cher, le consommateur serait moins soucieux de sa voracité énergétique…

Sans compter que favoriser une réduction de consommation n’est pas à l’avantage des autorités et des prestataires: “une diminution de la consommation serait bénéfique pour le consommateur mais générerait un manque à gagner pour le GRD (de manière transitoire, au niveau Grid Fee), le fournisseur (au niveau du chiffre d’affaires) et l’état (au niveau des revenus de TVA).

Et vous vous demandez encore pourquoi les tranches horaires ne se multiplient pas ou pourquoi on ne facture toujours pas directement la consommation réelle?

Si le résultat n’est donc pas (ou pas essentiellement) la diminution des consommations, où doit-on chercher les effets “positifs” de l’installation de compteurs intelligents? A cet égard, les conclusions du rapport sont catégoriques: du côté de la “valorisation de la gestion active de la demande. Le déplacement de charge généré pour obtenir de meilleurs prix pour l’achat d’électricité “primaire” (le sourcing) permet un lissage des courbes de consommation susceptible :

1 – d’augmenter le taux d’utilisation des centres de production d’électricité

2 – de réduire légèrement également les pertes réseau

3 – et donc d’entraîner une économie d’énergie primaire.”

Le bénéfice, donc, va au fournisseur.

Choix de ‘niches’

On l’a vu, le périmètre d’analyse s’est notamment limité à l’impact sur le consommateur lambda ainsi que sur les clients dits “protégés”, autrement dit ceux bénéficiant d’un compteur à budget.

De manière étonnante, l’étude a déterminé que “les clients les plus précarisés seraient pénalisés par l’implémentation d’un compteur intelligent. Ils n’auront en effet pas la possibilité d’utiliser le compteur intelligent de manière optimale et n’auront pas la possibilité de déplacer leurs plages de consommation, ou de lisser leur consommation. Ils paieront donc peut-être plus cher leur énergie du fait que les fournisseurs imposeront des tarifs moins intéressants en journée et que ces consommateurs ne pourront pas utiliser l’énergie pendant les périodes plus intéressantes”. Dixit Pierre Lorquet.

Le déploiement par segment et cibles potentiellement plus intéressantes devra sans doute encore être étudié plus en profondeur. Toutes les cibles ne seront pas forcément pertinentes.

Le cas de Bruxelles

Un an plus tôt, Capgemini Consulting avait réalisé une étude fort similaire pour les besoins de Brugel. “Méthodologie, business case et dimensions prises en compte étaient fort similaires”, déclare Pierre Lorquet. “Par contre, le contexte, la topologie, le profil de population (plus fort pourcentage de locataires, notamment) et le contexte énergétique- avec un environnement urbain peu favorable au renouvelable- étaient différents.”

Le seul scénario étudié fut celui d’un déploiement généralisé mais en l’analysant selon quatre variantes dépendant du degré de fonctionnalité dont seraient dotés les compteurs intelligents.

A priori, la Région de Bruxelles-Capitale devrait retenir le scénario (le moins négatif des quatre) qui se soldait par un avantage négatif de 70 millions d’euros. Il s’agirait pour la Région de travailler par priorités et par segment de clientèle. A savoir, les clients sociaux et les clients résidentiels, gros consommateurs d’énergie “chez qui les bénéfices seraient donc les plus évidents”.

Un rapport de Sibelga soulignait que même un déploiement sélectif, commençant par les secteurs les plus rentables, ne serait pas source de rentabilité globale pour autant. Le rapport soulignait en outre l’immaturité des technologies de transmission et pointait les risques pour le respect de la vie privée et la sécurité des données. Tous arguments qu’on retrouve d’ailleurs largement dans le document commun des 5 principaux GRD du pays. LIEN

“Toutes les Régions du pays, Flandre comprise, cherchent un business case positif, en jouant sur les segments”, conclut Pierre Lorquet. “La Flandre, par exemple, vise essentiellement les “prosumers” [à la fois consommateurs et producteurs d’énergie]. La Wallonie n’a pas retenu ce segment dans la mesure où cette catégorie est considérée comme produisant un effet nul. En effet, les gains éventuels produits par le déploiement de compteurs intelligents sont annulés par les certificats verts octroyés aux producteurs  individuels d’énergie. Aussi longtemps que le système des certificats verts sera en vigueur, ce segment ne sera pas intéressant”.


Scénario 1: déploiement généralisé (en 5 ans)

cible: 2,4 millions de consommateurs

coût: 2,2 milliards d’euros; total des bénéfices: 1,8 milliard

valeur actuelle nette négative: 332 millions

résultat net négatif de 186 millions d’euros, sur 30 ans

coût réel par consommateur: quelques dizaines d’euros de frais supplémentaires, à répercuter sur la facture

La majorité des coûts seront à charge du GRD (essentiellement des coûts d’installation et de maintenance). Les coûts encourus par les fournisseurs seront limités à des adaptations et développements informatiques.

A noter que l’hypothèse de départ est que les coûts d’installation du compteur sont pris en charge par le consommateur.

Scénario 2: “smart meter friendly”

cible: 35% de la population

résultat net positif global: environ 600 millions d’euros (584 plus précisément)

coût: 816 millions

coût pour les GRD: 564 millions; bénéfices: 1,5 milliard

valeur actuelle nette positive: 908 millions

La situation est moins positive pour le fournisseur. Les avantages retirés d’un déploiement limité de compteurs intelligents ne parviendraient pas, selon Capgemini Consulting, à compenser les coûts. Pour rappel, il s’agit essentiellement de coûts informatiques, qui demeurent identiques quelle que soit l’ampleur du déploiement.

Côté bénéfices, toutefois, Capgemini Consulting cite notamment la possibilité de flexibiliser leurs tarifs, de diminuer les risques financiers encourus auprès des consommateurs présentant des risques de défaut de paiement et une augmentation de la qualité des données collectées sur les consommateurs. De quoi réduire les plaintes et sollicitations diverses adressées à leurs centres d’appels.

Quelle technologie?

Dans le scénario 1 (déploiement généralisé), le plus indiqué est de se reposer sur des connexions PLC (Power Line Communication), mâtinée d’un peu de GPRS.

Dans le scénario 2, par contre, le GPRS s’avère plus intéressant, compléter par du PLC là où la couverture fait défaut. Cela implique aussi un coût supérieur à du tout-PLC.