Julien Compère (CHU Liège): d’éventuels futurs “champions du numérique” auront besoin d’un coup de pouce

Interview
Par · 24/11/2015

Les besoins numériques du secteur e-santé et, plus particulièrement, des hôpitaux ressemblent furieusement à une très longue liste à la Prévert.

Une série de chantiers et projets ont généralement été entamés et sont en bonne voie (telle que l’informatisation du dossier médical et du dossier patient) mais la liste est encore longue: dossier infirmier, prescription informatisée du plan d’administration des médicaments, robots de pharmacie pour la délivrance de sachets individuels pour un suivi individualisé, imagerie déployée dans les blocs opératoires pour une visualisation temps réel, implémentation d’ERP et de solutions de gestion logistique, principe de la gestion de portefeuille de projets, équipement des chambres…

Arrêtons là cette énumération, que rappelait Julien Compère, administrateur-délégué du CHU de Liège (et ancien chef de cabinet, de 2009 à 2013, de Jean-Claude Marcourt) dans le début de l’entretien qu’il nous a accordé. Car l’interrogation qui lui vient immédiatement à l’esprit est la suivante: jusqu’où aller dans ce genre d’investissement? jusqu’où l’hôpital, le secteur des soins de santé doit-il, peut-il “raisonnablement aller”? Quel impact les changements de comportement et l’irruption du mobile, des nouvelles technologies auront-ils ou devront-ils avoir sur la manière dont les pouvoirs publics appréhendent la réalité du secteur? A commencer par le cadre et les règles de financement et les besoins d’investissement?

Julien Compère (CHU Liège): “Certains disent que le premier accès à la médecine, demain, se fera via le smartphone. Déjà, dans les magasins spécialisés, on vend des électrodes à connecter au smartphone pour réaliser un électrocardiogramme, ou pour faire des fonds d’oeil…”

Un cadre financier à adapter

“Là où le besoin des pouvoirs publics se fait sentir, c’est en termes d’investissement”, souligne Julien Compère. “Quand on réalise une IRM 3D, on n’est pas mieux financé alors que la charge est plus grande pour nous et que la sécurité du patient est plus grande…

Deuxième domaine: la télémédecine, le suivi à domicile avec envoi des protocoles par voie électronique à l’hôpital. Par exemple, pour le suivi du rythme cardiaque, l’analyse du sommeil… Mais il manque encore un mécanisme de financement spécifique.

Ce à quoi les pouvoirs publics doivent s’attacher, c’est donc, d’une part, un support à l’investissement, et, de l’autre, la prise en compte de l’impact que peuvent avoir les nouvelles technologies sur la manière dont on conçoit les soins, sur le financement [du secteur] et sur le remboursement.

Un autre point sur lequel on doit être aidé, c’est dans l’interconnexion entre les hôpitaux. A cet égard, la mise en réseau des différents prestataires de soins est l’un des points sur lequel le projet de Plan du numérique se concentre, notamment via le Réseau Santé Wallon. Cela permettra d’éviter les redondances d’examens médicaux, de réaliser des économies et, dès lors, de dégager potentiellement des moyens pour les deux autres points que j’ai mentionnés.

Par rapport à ce qui a déjà été mis en oeuvre ou décidé, quelles seraient les étapes suivantes, selon vous?

Julien Compère: Comme souvent dans le numérique, la meilleure façon de le développer, c’est de favoriser son utilisation. Si on veut créer, demain, des champions du numérique en Wallonie, on doit créer un écosystème, susciter une utilisation des nouvelles technologies qui soit la plus importante possible.

Si on veut avoir, demain, chez nous, des gens qui ont envie de développer de nouvelles technologies, il faut les positiver. Une des premières choses à faire serait d’encourager, de supporter les hôpitaux qui font ce travail vers une plus grande utilisation du numérique. Reste à voir si cela se ferait via des supports d’aide à l’investissement ou des mécanismes de remboursement…

Au CHU de Liège, nous travaillons par exemple sur le concept de “telestroke” [Ndlr: le télédiagnostic d’accident vasculaire cérébral, avec protocole réalisé par un urgentiste dans un hôpital de la région liégeoise ou de la Province de Luxembourg (intercommunale Vivalia) et consultation à distance d’un neurologue de garde].

Ce genre d’initiatives permettraient d’inciter l’ensemble des institutions à faire la transition vers le numérique qui est extrêmement coûteuse. Si les pouvoirs publics pouvaient nous aider, nous inciter à le faire — ce qui favoriserait d’ailleurs aussi une restructuration de l’offre de soins —, on créerait là un incident très fort.

Quel rôle peut ou doit avoir l’hôpital, la recherche et le développement, pour faire naître de nouvelles solutions? Quelle collaboration imaginez-vous voir naître avec le privé, notamment le monde des start-ups?

L’hôpital, c’est un laboratoire en soi. Un hôpital, surtout universitaire, doit être à l’écoute des cliniciens et de leurs besoins afin de déterminer comment y répondre, que ce soit en interne ou en faisant appel au privé. Je prends l’exemple du logiciel Orthanc développé au CHU par un ingénieur, Sébastien Jodogne, qui, en lien avec le département de médecine nucléaire, a mis en exergue une demande, à savoir une meilleure méthode de transmission d’images médicales. Il a développé le logiciel en open source. Une fois le potentiel identifié, nous avons considéré que nous avions joué notre rôle et nous transférons au privé, via la création d’une spin-off [nom de baptême: Osimis], avec intervention d’investisseurs privés, pour commercialiser le logiciel à l’extérieur.

L’hôpital, surtout universitaire, joue un rôle d’écoute des cliniciens, de développement d’un produit pour son utilisation propre et ensuite de lien avec l’industrie pour la commercialisation.

De même, dans le contexte du développement de la téléradiologie, nous réfléchissons au développement d’un logiciel qui permettrait, en télé-anatomopathologie [l’examen des tissus et cellules notamment en matière de cancer], de scanner des lames et de les envoyer à l’extérieur. Demain, on pourrait tisser un lien avec une institution privée pour le développer. C’est un dossier sur lequel on voudrait avancer et sur lequel nous comptons investir à l’avenir.

D’autres développements utiles concernent l’étude et l’optimisation de la durée de séjour en hôpital, notamment afin de déterminer d’emblée la durée de séjour dès l’entrée à l’hôpital. C’est là quelque chose que l’on peut réaliser en lien avec le fournisseur de notre dossier médical informatisé [Ndlr: MIMS, racheté cette année par Xperthis].

Ce genre d’écosystème est quotidien chez nous. Soit on crée et on développe, soit, si on ne dispose pas des compétences en interne, on procède via discussion avec le privé.

Comment décidez-vous de ce que vous préférez développer en interne?

Quand il s’agit d’une véritable recherche, quand on tâtonne encore, sans bien savoir où on va ou si c’est possible, si les besoins cliniques doivent encore être documentés, il est préférable de le faire en interne. Parce que le time to market est plus long et que cela intéresse donc peut-être moins une société commerciale.

Julien Compère (CHU Liège): “La [future] grappe e-santé doit avant tout servir à favoriser des échanges beaucoup plus régulier entre donneurs d’ordre et prestataires/fournisseurs, à déterminer ensemble la manière de gérer les défis du futur.”Par contre, si le développement concerne quelque chose qui existe déjà ou qui est plus proche de la commercialisation, si les besoins cliniques sont clairs et qu’il suffit plutôt de paramétrer, le privé aura plus facilement des ressources à allouer.

En quoi les relations, le rôle de chacun, c’est-à-dire vous, l’hôpital, et vos prestataires de solutions informatiques, ont-ils éventuellement évolué au cours de ces dernières années ou risquent-ils d’évoluer à l’avenir?

On a toujours beaucoup travaillé, pour le DMI, avec MIMS qui a développé un dossier qui correspondait à ce dont nous avions besoin. Mais à mesure que nos besoins croissent et que, de leur côté, ils peuvent vendre la solution à l’extérieur, les ressources de ce genre de société deviennent insuffisantes. L’émergence, en Belgique et en Wallonie en particulier, d’acteurs disposant d’une base plus solide, comme Xperthis, nous permet d’avoir un dialogue plus intégré sur l’ensemble de nos besoins. Un grand groupe a l’avantage de pouvoir plus facilement mettre des ressources à disposition.

Par ailleurs, travailler avec des prestataires locaux permet de bien appréhender les besoins du secteur de la santé, nos contraintes, notre environnement, surtout face à un système de santé belge qui est très spécifique.

Dans le rapport du Conseil du Numérique, on trouve l’idée de la création d’un écosystème, d’une grappe ou “cluster” e-santé. Comment voyez-vous, en tant que professionnel, cette notion de grappe, tant en termes d’acteurs devant en faire partie que de technologies et de compétences sur lesquelles elle devrait se focaliser?

Le secteur de l’e-santé en Wallonie n’est pas pléthorique. Cela doit donc être un lieu de rencontre entre les donneurs d’ordre – souvent les hôpitaux mais aussi d’autres acteurs de la ligne de soins – et les acteurs de la santé au sens large pour déterminer ensemble quels sont les besoins et ce qu’on peut offrir. Cela permettrait d’avoir un échange beaucoup plus régulier entre nous.

La grappe e-santé doit avant tout servir à cette interaction, à déterminer ensemble la manière de gérer les défis du futur. Comment les hôpitaux peuvent par exemple réagir à ce qui se prépare, à l’impact majeur que pourront avoir des sociétés telles que Theranos [Ndlr: services proposés: analyses sanguines à partir de micro-prélèvements sanguins fournis en direct par le citoyen lambda]. 

SI, demain, le patient, via une simple connexion dans le cloud, peut obtenir des analyses en direct, sans plus passer par la chaîne de transfert médecins généralistes-laboratoires, toute une série de maillons de la chaîne, en ce compris les développeurs de logiciels de transfert, verront leur importance diminuer… Il faut donc déterminer, ensemble, comment on gère cette transition vers le numérique.

Cette grappe doit-elle avoir des spécificités par rapport à la multitude de solutions qui existent de par le monde? Se concentrer sur des spécialisations qui viennent compléter ce qui existe sur le marché ou plutôt viser l’adaptation de solutions?

On peut aider à adapter ce qui a été fait ailleurs aux spécificités du système belge mais aussi répondre à nos préoccupations. La spécificité et la complexité du système belge ont pour résultat que certains acteurs ne considèrent pas notre marché comme intéressant. On peut également développer, comme on l’a fait avec Orthanc, quelque chose qui ne se fait pas ailleurs…


Dans la deuxième partie de l’interview, Julien Compère aborde notamment le sujet des défis prioritaires que le secteur wallon des soins de santé, et donc les pouvoirs publics mais aussi les acteurs économiques et académiques, devraient inscrire en tête de liste sur leur ardoise. Il y est également question de synergie (ou complémentarité) fédéral/régional, du Fonds numérique wallon, de compétences d’analyse de projets de start-ups et de répartition des futurs moyens à allouer au Plan du Numérique. A lire…