L’étude Comeos. e-commerce, une e-guerre perdue d’avance?

Pratique
Par · 11/04/2014

En début d’année, l’association professionnelle Comeos publiait une étude intitulée “14-18, la grande e-guerre. L’e-commerce belge peut-il contrer la concurrence étrangère?”

L’association estime à 36.197 le nombre d’emplois perdus par le secteur de l’e-commerce belge à l’horizon 2018. En cause, des paramètres qui ne plaident pas en faveur du potentiel concurrentiel des acteurs locaux: “faiblesses structurelles et endémiques en termes de compétitivité salariale, de moyens logistiques, de sécurité des activités, de compétences (technologiques et commerciales), de cadre juridique défavorable…”

Décryptage

Comment a été calculé ce chiffre de 36.197 emplois perdus à l’horizon 2018?

Comeos a pris en considération les différents éléments de la chaîne e-commerce (développement, hébergement de webshop, réalisation d’une stratégie et d’outils marketing, plates-formes de paiement, gestion des stocks, instruments logistiques, gestion de la clientèle, du suivi des ventes, des réclamations…) et a observé où ces divers maillons sont actuellement créés et gérés par les e-commerçants belges (ou présents en Belgique) et a procédé à une extrapolation sur leur délocalisation possible en raison des obstacles et désavantages fiscaux, légaux et autres dont l’association accuse notre pays.

Ce qui donne l’analyse suivante. A l’heure actuelle, “la majorité des entreprises d’e-commerce (63%) disposent encore d’une chaîne entièrement localisée en Belgique. Toutefois, avertissait Dominique Michel, administrateur-délégué de Comeos, “on constate d’ores et déjà que la majorité des grandes chaînes, qui comptent des dizaines voire centaines de magasins, font tout à l’étranger.

Nous sommes arrivés à une période où la deuxième, voire la troisième génération d’e-commerce arrive sur le marché. La première génération [de réalisations e-commerce] n’a pas généré d’effets. Ces e-commerçants de la première heure ont donc décidé de tout redévelopper et de réanalyser tous les facteurs. Ils se posent dès lors la question: reste-t-on au pays ou non? Et force est de constater que le choix posé est de plus en plus celui de l’étranger.”

L’option de tout délocaliser (à l’exception éventuelle du marketing) l’emporterait, pour cause de désavantages locaux en termes de :

  • coûts salariaux: “20% plus élevés que dans les pays voisins”
  • taxes et accises: “manque de contrôle sur les sites étrangers vendant en Belgique en matière de paiement de taxes environnementales et des accises”
  • sécurité des produits: “les sites belges doivent renseigner davantage d’informations (exemple: la valeur SAR/DAS- niveau de radiofréquences- du GSM), détenir une licence pour la vente de certains produits (par exemple, dans le domaine des produits phyto-pharmaceutiques), pré-enregistrer leurs produits (construction)”; en la matière, aux yeux de Comeos, la Belgique pécherait en fait par excès de zèle, voulant “trop tôt” respecter les directives européennes
  • taux de TVA: “plus avantageux en France, en Allemagne ou au Grand-Duché”
  • plates-formes (locales) de paiement qui “manquent de transparence”, “inspirent trop peu confiance” et sont trop onéreuses
  • problèmes de sécurité: faiblesse des contrôles douaniers ne détectant pas les fraudes et irrégularités fiscales
  • services logistiques non efficaces, “trop lents, trop chers”
  • sécurité des livraisons: “il n’y a pas de suivi en matière de phishing, de fraudes à la carte de crédit, de piratage… Ces risques ne figurent pas dans les priorités de la Computer Crime Unit”
  • service après-vente non concurrentiel: dispositions légales plus strictes en matière de droit de rétractation, de règlement des litiges…

Critiques pas toujours pertinentes

Les critiques de Comeos apparaissent parfois comme exagérées. Notamment en matière de qualité ou d’efficacité des plates-formes de paiement, et de trop grande rigueur dans l’application des obligations légales (ce sont plutôt là souvent les pays étrangers qui sont de mauvais coucheurs…).

Lors de la conférence à Technofutur TIC (voir notre article), Renaud Delhaye, expert e-commerce auprès de l’AWT, relevait par exemple que “la France, les Pays-Bas ou l’Allemagne se montrent moins diligents et nettement plus actifs en lobbying afin d’obtenir des dérogations par rapport aux directives européennes. Ils seront obligés de s’aligner d’ici décembre 2014 mais tenteront de le faire à minima.”

Renaud Delhaye (AWT): “La directive européenne me semble trop contraignante et devrait être revue. Il faut un équilibre entre confiance et praticabilité pour le vendeur. Si les étapes administratives en-ligne deviennent plus complexes qu’en magasin, cela ne pousse pas à se lancer dans l’e-commerce.”

Sur son site Internet, l’AWT avait déjà rectifié certains tirs de Comeos, tempérant certaines critiques: “La Belgique a traduit dans sa législation nationale la directive européenne n°2011/83 du 25 octobre 2011 relative aux droits des consommateurs qui harmonise et complète les règles de protection des consommateurs. Les mentions obligatoires de caractéristiques de produits sur les sites ou encore le délai de rétraction de 14 jours en faveur du client seront la règle dans toute l’Union d’ici fin 2014 au plus tard. Or, le calcul d’une perte potentielle de 36.000 emplois d’ici 2018 semble notamment reposer sur l’hypothèse peu crédible que la directive 2011/83 ne serait pas implémentée par nos voisins européens.

L’étude mentionne également les règles relatives à la vente en ligne de produits pharmaceutiques, qui seraient particulièrement désavantageuses pour les vendeurs belges. Dans les faits, elles ne sont différentes que de 5 pays européens (Allemagne, Royaume-Uni, Pays-Bas, Danemark et Suède). Ces pays autorisent la vente en ligne de produits délivrés sous prescription médicale. Cette situation est liée à la possibilité ou non de délivrer une prescription médicale électronique et pas à de profondes divergences de vue sur le plan réglementaire entre états membres.”

Ou encore, concernant les plates-formes de paiement: “il convient de souligner la présence de la plate-forme d’Ogone par laquelle transitent plus de 80% des transactions e-commerce en Belgique. Cet opérateur offre les mêmes garanties de sécurité et de transparence qui’iDeal utilisée aux Pays-Bas, ou encore iPay utilisée en France. Par contre, on peut sans doute regretter qu’Ogone propose des tarifs peu attractifs pour des commerçants en ligne de taille modeste. Cette situation est sans doute la conséquence de sa position largement dominante sur le marché national. Mais elle n’est guère différente dans les pays limitrophes. En tout état de cause, la concurrence désormais exercée par les opérateurs étrangers pourrait entraîner une prochaine diminution des prix.”

Pour compléter ce panorama des réactions et commentaires, voir aussi la vision qu’en donne Damien Jacob, conseiller en e-business et chargé de cours.

Les e-commerçants tempèrent eux aussi

Les critiques émises par Comeos ne faisaient pas non plus forcément l’unanimité auprès des e-commerçants présents à la conférence organisée par Technofutur TIC. Même s’ils confirmaient un certain nombre de faiblesses ou de carences dans les services disponibles auprès de prestataires locaux.

Au rayon logistique par exemple, Evan Laloux (de Laloux-Stores.be) signalait la difficulté, voire l’impossibilité, qu’ont des acteurs modestes de négocier des conditions intéressantes avec des prestataires tels Bpost, en particulier pour les colis “hors normes”. Pour se faire une place au soleil (face à de grands groupes aux moyens supérieurs), il est dès lors tentant d’aller chercher ailleurs des solutions “plus économiques et plus flexibles, et moins entravées par de strictes contraintes de réglementation de travail”.

Les e-commerçants participants rejetaient par contre les critiques de “manque de fiabilité et de transparence” des plates-formes de paiement locales (Ogone, HiPay…) émises par Comeos. L’accusation de manque de sécurité était niée en bloc.

Côté “transparence”, Comeos exprime sa préférence pour une solution plus simple (en termes de tarification et de mode de paiement supporté), telle que iDeal aux Pays-Bas. Mais les participants estimaient pour la plupart qu’un choix multiple de modes de paiement (cartes de débit, de crédit, PayPal, etc.) n’est pas un frein à la transaction, permettant au contraire à chaque client la possibilité de choisir celle qui lui convient le mieux. Le coût – plus élevé – des solutions locales (prélèvement de commission et tarifs appliqués) mettait par contre tout le monde d’accord: clairement un inconvénient, en particulier pour de petits acteurs et/ou pour des transactions de moindre valeur.

Les chiffres Comeos

Retour aux chiffres et à leur décryptage.

A l’heure actuelle, l’e-commerce représente (toujours selon les chiffres Comeos) 5,6% de la totalité du secteur commerce en Belgique. En 2018, il devrait être passé à 9,86%.

Valeur actuelle: 4,89 milliards d’euros.

En 2018: 9,83 milliards.

A l’heure actuelle, 37% des e-commerçants (toutes tailles confondues) opèrent déjà, au moins partiellement au départ de l’étranger, ayant délocalisé certaines briques de la chaîne e-commerce (développement de site, hébergement, logistique…).

En 2018, le rapport se serait inversé: 68% de “e-tailers” belges auraient fui les solutions, outils, partenaires et plates-formes belges.

“La part de marché délocalisée représente donc un chiffre d’affaires de 1,82 milliard en 2013 et 6,74 milliards en 2018. Ce qui signifie qu’une grosse partie des milliards d’euros que représente l’e-commerce va être transférée de l’économie locale vers – essentiellement – les trois pays avoisinants que sont les Pays-Bas, le Grand-Duché de Luxembourg et le Nord de la France”, affirmait Dominique Michel, administrateur-délégué de Comeos lors du séminaire de Technofutur TIC. “Ceux restant au pays pèseront de moins en moins lourd. Le chiffre d’affaires généré [par ces “fidèles”] est de 3,07 milliards en 2013 et ne pèsera toujours que 3,09 milliards en 2018.”

Les chiffres en termes d’emplois sont tout aussi parlants, dans la bouche de Comeos:

  • “compte tenu du fait que 30% du marché actuel se fait déjà à partir de l’étranger, le total estimé d’emplois perdus [ou non générés en Belgique] est de 6.453 personnes
  • en 2018, avec 68% de délocalisation, la perte sera de 36.197 unités, dont 22.739 emplois directs.”

Un chiffre sur-évalué, estime notamment l’AWT (voir ci-dessus), qui reproche à Comeos d’adopter la vision la plus pessimiste (Comeos, elle, parle de “chiffre le plus conservateur”) et de ne pas tenir compte de l’impact de certaines réglementations européennes que les pays voisins seront obligés, à court ou moyen terme, de mettre en oeuvre et qui viendront gommer certains avantages dont ils font bénéficier leurs propres e-commerçants.