Marcel Lebrun (UCLouvain): “enseignement de l’IT? toute une culture numérique non encore maîtrisée”

Interview
Par · 09/04/2014

Régional-IT: Quel regard portez-vous sur la manière dont l’informatique mais aussi les compétences numériques sont aujourd’hui enseignées et sont devenues partie intégrante – ou non – de l’enseignement en région francophone? L’approche est-elle la bonne?

Marcel Lebrun: Un mot d’abord sur les concepts: il est important de distinguer informatique et technologies numériques. Dès les années 80, on voyait dans les micro-ordinateurs une potentialité intéressante pour l’enseignement. L’objectif était alors d’inculquer les usages des “machines”, de connaître certains langages – le Basic, le Logo… Aujourd’hui, le numérique est d’une toute autre nature, relève d’une culture qui s’est installée. Nous achetons, vivons, travaillons, prenons nos loisirs avec les outils numériques. Nous utilisons les technologies pour créer, pour s’exprimer, pour collaborer. On ne parle plus de “machines” mais d’outils qui prolongent le potentiel de l’homme et lui permettent d’influencer son environnement, voire d’instruments, qui lui permettent de se l’approprier.

Marcel Lebrun: Il y a 30 ans, quand on parlait d’informatique, on disait “il y a des contenus à connaître”. Aujourd’hui, avec les technologies numériques, on dit: “il y a des compétences à maîtriser”.

Il ne s’agit donc plus de connaître le langage des machines mais les usages, l’utilisation des outils. On sort de la sphère du contenu pour évoluer vers celui des compétences, qui dépassent le savoir et permettent de l’exploiter, voire de le créer.

On voit jaillir les termes de “référentiel de compétences”: l’élève devra être capable de communiquer, de gérer des projets, de travailler en équipe, d’exercer son esprit critique…

On passe d’une vision très top down, où il y a ceux qui savent, qui ont la maîtrise, vers quelque chose qui est beaucoup plus dans l’horizontalité, en termes de rapports et d’individus. Ce n’est pas nécessairement du bottom-up. On est plutôt dans un plan plus collaboratif. A l’heure actuelle, on évolue progressivement vers une sorte d’adoubement collectif d’une communauté qui a les moyens d’accéder à des savoirs, de partager des pratiques, mais qui les utilise encore mal.

“Nous sommes dans un contexte d’évolution progressive vers une sorte d’adoubement collectif d’une communauté qui a les moyens d’accéder à des savoirs, de partager des pratiques, mais qui les utilise encore mal.”

On reste démuni. Il n’y a pas un manque de savoirs mais un manque d’instruction peut-être, d’éducation certainement, et de culture qui reste à construire.

Le processus est donc encore incomplet. Est-ce la faute de certains acteurs? Ou les causes en sont-elles plus profondes?

Nos pouvoirs publics déploient beaucoup d’efforts mais restent beaucoup au niveau du matériel, de la formation des enseignants. Or, on se rend compte qu’avoir le matériel n’implique pas l’appropriation de cette culture numérique, que le fait pour les enseignants de recevoir la formation n’implique pas qu’ils vont apprendre, se l’approprier. Pour tirer le bénéfice des outils, il faut que le contexte dans lequel la personne se retrouve après la formation soit porteur.

Le constat? Oui, on a les tablettes. Oui, on forme les enseignants… mais depuis tellement longtemps. Le contexte dans lequel tout cela va devoir s’amalgamer, ce contexte, lui, est resté inchangé.

“Les structures actuelles [de l’enseignement] ne sont guère propices à un numérique qui est prégnant dans la société.”

La structure de la classe, de l’école, de l’espace-temps n’a pas évolué depuis des siècles. Le professeur est toujours dépositaire du savoir. Qu’il utilise des tablettes, des tableaux interactifs, c’est toujours lui qui reste aux manettes. Les Anglo-Saxons eux ont muté rapidement vers des méthodes participatives là où les Latins sont restés dans de l’ex-cathedra. Il y a là tout un héritage séculaire qu’on ne changera pas à coups de centaines de milliers d’euros, de matériels, de formations qui, par ailleurs, sont très peu impliquantes pour les personnes qui les reçoivent.

Quel type de transformation préconisez-vous?

Les structures, les cloisons, les espaces-temps vont se modifier de manière très forte car on ne peut pas, d’une part, tenir des discours et élaborer des référentiels de compétences et, de l’autre, continuer à avoir un enseignement magistral, ex-cathedra, qui donne le savoir tel qu’il est.

“Il serait très préjudiciable de penser que les élèves vont acquérir les usages numériques comme on prend l’air dans l’atmosphère. Cela nécessitera des formations beaucoup plus transversales.”

Repartir du contexte permettrait sans doute de redonner du sens, de la signification, d’augmenter les motivations et les engagements des élèves.

En un mot: il faut moderniser l’enseignement et il faudra le faire rapidement parce qu’avec l’accélération que nous connaissons, avec les nouveaux mécanismes qui permettent de partager les connaissances, l’enseignement tel qu’on le connaît arrive à son terme.

Il faudra trouver des éléments raisonnables pour défaire des structures très contraignantes pour en refaire d’autres qui auront cette propriété de l’horizontalité, mais tout en respectant la place de l’enseignant car nos élèves qui vivront dans ce monde horizontalisé auront malgré tout besoin plus que jamais de jalons, de phares, de références, de critères.

Ces espaces de liberté existent et il serait très préjudiciable de penser que les élèves vont acquérir ces usages un peu comme on prend l’air dans l’atmosphère. Cela nécessitera des formations beaucoup plus transversales. L’essentiel n’est plus les briques de savoirs et de connaissances mais la manière d’outiller les personnes afin qu’elles soient capables de construire leurs propres connaissances. Et les technologies ne sont pas tout. Elles peuvent y contribuer mais on a aussi besoin des humains. Tout ne peut pas être médiatisé, “médié” par des interactions virtuelles.

La machine transmet le savoir. A cet égard, l’ordinateur a remplacé l’enseignant. L’enseignant, lui, est là pour accompagner les apprentissages. Et cela, les machines ne pourront pas le faire, en tout cas pas dans un avenir envisageable.

Vous parlez souvent de repenser l’espace de la classe ou celui de l’amphi…

L’amphi salle-de-théâtre se transforme, dans nombre d’institutions, en espace de rencontre, en espace favorable à la collaboration, aux échanges. Je travaille par exemple avec des structures dites “learning clubs”, où on peut former et reformuler des groupes. Ces laboratoires d’apprentissage ne sont pas le lieu de cours. Les élèves prennent connaissance des savoirs ailleurs – par des vidéos, des livres… – et viennent dans ces espaces pour travailler sur des projets, des études de cas…

Les étudiants en marketing, en économie, en design, les polytechniciens… travaillent ensemble sur des projets, avec, autour de la table, des personnes qui viennent des entreprises. Des espaces-tiers se rencontrent sur des projets authentiques. Les technologies, loin de déshumaniser, de faire des étudiants des autistes qui restent devant leur ordinateur, permettent de redonner du sens à la présence, au présentiel, aux amphis.

Il ne faut pas confondre présence et proximité.

Marcel Lebrun: “Les technologies, loin de déshumaniser et de faire des étudiants des autistes qui restent devant leur ordinateur, permettent de redonner du sens au présentiel, aux amphis.”

En externalisant une bonne partie des savoirs, on a libéré la présence, le lieu, l’espace et cela va nous permettre de faire des choses nouvelles. “Les technologies nous condamnent à devenir intelligents”, comme le dit Michel Serres.

Ce ne sont pas les technologies qui vont révolutionner l’enseignement, ce sont les usages qu’en feront les humains, de manière responsable.

“Mettre des tablettes dans les mallettes” ne résoudra pas le problème de l’enseignement. Il faut une réflexion très profonde sur la formation des enseignants. Si on arrive à mettre toutes ces choses ensemble, j’ai peut-être une bonne nouvelle: peut-être que dans 50 ans, la formation des enseignants ne sera plus utile du tout, si les élèves ont appris à aller chercher l’information, à la valider ou faire valider par d’autres, à la communiquer à des pairs, à travailler en équipe…

Je rêve d’une société où nous serons tous des apprenants. Et si, tous, nous devenions également des enseignants toute la vie durant?

Si on construit cette société de l’apprentissage, on construira peut-être en même temps la société de l’enseignement. Certes, on aura toujours besoin d’ingénieurs pédagogiques, de personnes pouvant construire des dispositifs intéressants, mais peut-être que les formules de formation des enseignants, telles qu’on les connaît aujourd’hui, deviendront obsolètes.

Si on veut que l’enseignant se comporte de telle ou telle manière avec ses élèves, il faut qu’en formation initiale d’enseignant, le formateur se comporte aussi comme cela.

Qu’est-ce que cette société où on préconise des méthodes actives dans les classes et où 50% des cours donnés aux futurs enseignants restent des cours magistraux? Essayons d’être cohérents…

A lire, la deuxième partie de cette interview


Bref portrait

Marcel Lebrun est professeur en technologies de l’éducation et conseiller pédagogique à l’Institut de Pédagogie universitaire et des Multimédias (IPM) de l’UCLouvain.

Son rôle consiste plus particulièrement à accompagner les enseignants dans la mise en place de dispositifs techno-pédagogiques à valeurs ajoutées pour l’apprentissage. Il est à l’origine de la plate-forme Claroline dont il assure la responsabilité pédagogique au sein de l’équipe de développement et la présidence du Consortium international Claroline. Il expérimente en outre des formes hybrides dans ses enseignements (“flipped classrooms” ou “classes inversées”, MOOC connectivistes…)

Il participe par ailleurs à plusieurs recherches tant à l’échelon national et qu’européen, en particulier sur les effets et les conditions d’impact des technologies de l’information sur l’apprentissage et la formation. Il est par ailleurs l’auteur de plusieurs ouvrages et articles scientifiques sur les rapports entre technologies et pédagogies. [ Retour au texte ]