Dossier médical informatisé: l’importance de prévenir une dérive monopolistique

Tribune
Par Sébastien Jodogne · 29/03/2018

Ces derniers jours, des voix se sont élevées pour s’inquiéter d’une situation de plus en plus monopolistique dans le domaine des dossiers médicaux informatisés destinés aux médecins généralistes (DMIg). Le Collège de Médecine Générale a notamment appelé à explorer de nouvelles pistes “afin de ne pas subir la politique commerciale d’un offreur unique” qui pourrait émerger dans le futur, suite à de nouvelles fusions-acquisitions entre éditeurs de logiciels médicaux.

Sur un plan technique, de telles pistes sont tout à fait envisageables. En effet, à l’échelle mondiale, l’informatique médicale est une discipline qui a compris l’importance capitale de l’interopérabilité entre systèmes : elle promeut une saine concurrence et la stimulation des coopérations entre éditeurs grâce à des connecteurs standardisés.

Le point culminant de ce processus de normalisation a été l’introduction par le HL7, en mars 2017, de la première version fonctionnelle du standard FHIR (Fast Healthcare Interoperability Resources). Avec FHIR, des applications médicales issues d’éditeurs distincts peuvent aisément s’échanger des informations, ce qui permet d’envisager des écosystèmes ouverts où des applications spécialisées se renforcent l’une l’autre, plutôt que d’enfermer les praticiens dans un écosystème propriétaire unique.

La Belgique est un pays à la pointe sur ces questions d’interopérabilité. En effet, le plan fédéral d’actions e-santé 2015-2018 vise l’adoption du standard HL7-CDA, qui est essentiellement un précurseur à FHIR. De même, notre territoire est actuellement couvert par un système dit de « hubs/meta-hub », qui fédère notamment le Réseau Santé Wallon (initié dès 2006) et Abrumet.

Ce système autorise l’échange d’informations cliniques autour des patients ayant donné leur consentement éclairé, tout en tenant compte des liens thérapeutiques gérés par la plate-forme fédérale e-Health. Outre les accès aux dossiers hospitaliers, ce système propose également un service dit de « coffre-fort » destiné à stocker des informations issues des DMIg.

Barrière à l’entrée

On le voit, tous les éléments techniques semblent virtuellement en place pour prévenir une dérive monopolistique. Malheureusement, la barrière à l’entrée reste très grande pour que de nouveaux éditeurs de logiciels puissent entrer sur le marché et proposer des outils alternatifs et innovants.

Plusieurs freins expliquent actuellement cette situation: la taille du marché belge reste petite, une pénurie d’informaticiens y est présente, l’informatique médicale est une discipline qui s’apprend sur le tas, les standards restent complexes à maîtriser (avec parfois des interprétations divergentes), les exemples publics d’interfaçage sont limités, l’obtention d’une certification est nécessaire…

Toutes ces barrières pourraient sauter si un travail de fond était lancé pour proposer une implémentation de référence d’un DMIg, qui serait disponible sous forme d’un logiciel libre et open source accessible à tous.

En effet, en diffusant le code source d’un tel « DMIg de référence », des éditeurs pourraient s’appuyer sur le code d’un logiciel validé que l’on sait s’interfacer harmonieusement avec les hubs, avec le coffre-fort et avec la plateforme e-Health. En s’appuyant sur cette implémentation de référence, il deviendrait possible de créer bien plus rapidement des logiciels spécialisés ou des dispositifs médicaux innovants qui ne devraient pas implémenter toutes les caractéristiques d’un DMIg avant de s’interfacer avec les hubs.

Un tel DMIg ouvert serait également utile en support à la prise en charge de pathologies spécifiques, à l’enseignement et à la recherche clinique.

L’écosystème local est demandeur

On le voit, un tel “DMIg mutualisé” s’inscrirait pleinement dans la volonté actuelle de stimuler l’économie de la santé électronique. Il est d’ailleurs important de remarquer qu’un réseau de petites sociétés travaillant à l’échelle locale pourrait vivre de l’installation, de la formation et du support de proximité vis-à-vis des médecins généralistes de leur région.

Remarquons également que ce “DMIg de référence” présenterait des fonctionnalités d’entrée de gamme, avec une interface utilisateur et un packaging de base : le médecin généraliste habitué à plus de confort pourrait dans tous les cas se tourner vers une solution mieux intégrée et packagée.

Une implémentation de référence, basée sur un logiciel libre et open source, permettrait de créer bien plus rapidement des logiciels spécialisés ou des dispositifs médicaux innovants qui ne devraient pas implémenter toutes les caractéristiques d’un DMIg avant de s’interfacer avec les hubs.

Pour toutes ces raisons, partager le code source d’un tel “DMIg de référence” est une piste qu’il serait intéressant d’explorer. Deux obstacles doivent néanmoins être surmontés. Tout d’abord, sur un plan culturel, il faudrait stimuler des interactions continues entre, d’une part, médecins généralistes et, d’autre part, informaticiens, de manière à entrer dans un processus de développement agile. Il s’agit d’un exercice peu habituel en médecine, et dans lequel l’appui de structures transversales comme le Réseau Santé Wallon ou le WeLL (living lab wallon dédié à l’e-santé) serait capital.

L’autre obstacle est bien sûr financier : le développement d’un DMIg mutualisé demanderait du manpower qu’il faudrait rétribuer. Ces besoins de financement doivent toutefois être mis en perspective avec les effets de levier bénéfiques qu’une telle plate-forme pourrait amener dans notre système de soins de santé.

Pour conclure, notons que cette démarche originale passant par un développement libre et open source a déjà fait ses preuves en Belgique, avec la création d’Orthanc, écosystème destiné à l’imagerie médicale. Ce logiciel développé sur impulsion du CHU de Liège, reconnu internationalement et téléchargé plus de 150.000 fois, a donné lieu à la création d’une société de services nommée Osimis. Aujourd’hui, Osimis emploie dix personnes et poursuit sa croissance à l’échelle internationale. Preuve que, même si elle peut sembler utopique de prime abord, la mutualisation du développement logiciel a un profond sens sur le plan socio-économique.

Sébastien Jodogne

Chief Innovation Officer

Osimis

Cet article a d’abord été publié sur le site MediQuality.net