PointCulture: produire des savoirs collectifs par (et sur) le numérique

Interview
Par Jean-Luc Manise · 15/03/2017

PointCulture, l’ancienne Médiathèque, s’est dotée cette année d’un nouveau site Internet, doublé d’un format magazine. Le but? Rendre compte de la vie des idées et de la culture à travers six enjeux sociétaux qui structurent les politiques culturelles publiques, en ce compris l’enjeu du numérique, les autres étant ceux du genre, des relations Nord/Sud, de l’environnement et des arts/artistes.

De manière plus large, PointCulture travaille à la réalisation de supports numériques de recommandation culturelle et teste la création d’outils numériques de médiation.

Retour avec Pierre Hemptinne, directeur de la Médiation culturelle, sur la stratégie d’une institution qui fait face au tsunami du numérique en privilégiant la production et la circulation de biens symboliques communs.

Régional-IT: Au début, il y avait les collections de la Médiathèque, uniques en leur genre. Et puis est venu le numérique, la dématérialisation des supports et l’accès à distance via Internet. De la Médiathèque à PointCulture, comment l’organisation a-t-elle traversé ces transformations radicales?

Pierre Hemptinne: Il faut peut-être d’abord préciser quelques éléments de ce scénario schématique. Parce que l’on pourrait croire, en ne retenant que ces aspects, qu’il s’agit simplement des conséquences d’un réagencement technologique des choses, une sorte de phénomène objectif, impersonnel qui vient périmer quelque chose d’ancien, et le remplacer par du neuf. La marche naturelle du progrès en quelque sorte…

Or, la manière de comprendre ce qui s’est passé influence les tentatives faites pour répondre à la problématique et pour affronter le changement radical. Ce n’est pas le numérique en lui-même qui rend la médiathèque obsolète, avec ses collections musicales et cinématographiques uniques au monde. C’est le choix politique de l’usage du numérique qui a eu des conséquences radicales.

Pierre Hemptinne: “Ce n’est pas le numérique en lui-même qui rend la médiathèque obsolète. C’est le choix politique de l’usage du numérique qui a eu des conséquences radicales.”

Rappelons-nous: dans les années 90, il y a eu une “bagarre“ pour voir si oui ou non la notion de “lecture publique“ serait transposable sur Internet. C’est-à-dire, la manière dont les pratiques culturelles nourries par la fréquentation de bibliothèques ou de médiathèques relèvent des politiques culturelles publiques et contribuent à créer du commun.

Si la notion de “lecture publique“ avait été transposée telle quelle sur Internet, pour renforcer l’une des utopies d’Internet qui est de créer du collectif, la Médiathèque aurait eu la possibilité de numériser ses collections, de les rendre accessibles quasi gratuitement, de travailler en parallèle à de la recommandation en ligne.

Par ailleurs, iTunes n’aurait jamais pris l’importance actuelle, l’accès aux musiques et au cinéma enregistrés seraient restés du côté non-marchand, producteur de communs.

Évidemment, dans cette bagarre, les bibliothèques et médiathèques ont essayé de se coordonner mais n’ont pas pu faire le poids face au lobby des industries.

D’Archipel à Beat Bang et aux outils non algorithmiques

“Mais une fois que la messe a été dite, nous avions d’emblée la conviction qu’il fallait se transformer de manière beaucoup plus profonde que ce que beaucoup pensaient encore dans le milieu, où il était plus question d’accompagner le mouvement, de continuer à défendre l’accès aux collections physiques.

L’évolution de la Médiathèque s’est effectuée progressivement, mais sans doute trop lentement, parce que ce n’était pas évident de convaincre, d’obtenir l’adhésion de tous, de mener de front formation du personnel et réalisations nouvelles en qualité et quantité suffisantes pour peser.

Il y a eu d’abord, comme partout, la volonté d’investir le champ de la recommandation, concevoir des outils numériques de découverte qui ne relèveraient pas d’algorithmes, mais qui seraient basés sur un réel partage du sensible.

Avec de belles réussites, comme ce programme “Archipel”, un site pour explorer les musiques expérimentales… ou plutôt pour explorer comment les musiques créent de nouvelles expériences du monde en testant de nouvelles formes, de nouvelles textures sonores…

C’était une approche non savante, basée sur des choses que tout le monde peut appréhender — le lien entre musique et silence, musique et corps, musique et bruit, musique et espace, musique et temps… Cela a donné lieu à une exposition et à un colloque à la BPI (bibliothèque du centre Pompidou). Dans la foulée, j’ai essayé de constituer un groupe de contributeurs inter-médiathèques, d’abord en France, sans succès malgré l’enthousiasme! Pour faire vivre un tel programme, il fallait produire une masse critique suffisante, s’unir, travailler ensemble…

Parallèlement à cela, nous avons essayé une plate-forme de téléchargement, réalisé d’autres applications numériques, par exemple Beat Bang, sur les musiques électroniques, une application inaugurée à la Gaité Lyrique…”

Privilégier la complémentarité numérique-traditionnel

“Mais plus globalement, la réflexion sur l’évolution à long terme de l’association a pris une autre direction. Il était vain de continuer à vouloir investir la dimension de l’accès. Nous n’avions pas les moyens de concurrencer les opérateurs privés qui occupaient ce marché.

Pierre Hemptinne: “La prise de conscience fut que, dans le contexte et l’environnement numérique qui se mettait en place, il fallait prioritairement s’intéresser aux pratiques culturelles au sens large.”

La prise de conscience fut que, dans le contexte et l’environnement numérique qui se mettait en place, non pas pour libérer et développer l’esprit critique par la lecture, mais pour synchroniser à grande échelle les goûts et les couleurs, il fallait prioritairement s’intéresser aux pratiques culturelles au sens large. Et inventer des lieux et des plates-formes de médiation culturelle entre les citoyens et les fournisseurs de contenus culturels, pour diversifier les accès aux biens culturels, créer de la bifurcation, des voies parallèles.

C’était déjà le rôle de beaucoup d’opérateurs culturels mais il y avait quelque chose à inventer pour soutenir et relier leur travail. Pas des lieux d’événements purs, pas un travail strictement d’éducation permanente, mais un chaînon entre les deux. Des espaces de vie, de rencontres, pour sensibiliser les citoyens au fait que les pratiques culturelles sont à double tranchant: elles libèrent ou elles aliènent, mais selon ce qu’on en fait, on se rend capable de changer le monde ou non.

Dans la foulée, le plan de formation du personnel, pour accompagner le changement, s’est porté sur la prise de parole, l’écriture, la réalisation de vidéos, captation et montage: développer la capacité à formaliser et à éditer des contenus culturels… pour PointCulture, pour ses partenaires, et bien entendu pour les publics proches… Et cela, tant via des supports numériques que traditionnels, en privilégiant la complémentarité.”

Regional-IT: Aujourd’hui, quelle est la stratégie numérique de Point Culture? Comment s’organisent et sont organisées la médiation et la recommandation culturelle?

Il y a différentes strates. Il y a toujours la réalisation de supports numériques de recommandation culturelle, voire de modules éducatifs numériques. Des sortes de webdocs qui documentent certaines thématiques. Par exemple, les relations entre peinture et musique, l’évolution de la musique classique et les conceptions de la nature… Il y a un service éducatif qui utilise ce genre d’outils lors d’interventions scolaires ou d’animations dans les PointCulture.

Il y a ensuite la volonté de produire des savoirs collectifs sur le numérique, pas tellement d’un point de vue technique, mais plutôt sur l’impact du numérique sur la société. En prenant bien en compte que c’est un mouvement, que ça bouge sans cesse, et qu’il faut accompagner ce mouvement par un travail réflexif constant.

Cela prend la forme d’ateliers où on explique les métiers du numérique, de mini-salons sur le numérique dans l’enseignement, d’accueils d’artistes qui créent des dispositifs numériques. Surtout, cela s’incarne dans un cycle de conférences organisées avec un groupe d’associations, sous le thème “Pour un numérique humain et critique”. Ce cycle procurera le contenu d’une formation qui pourra évoluer, se reproduire tous les ans.

Toutes ces conférences sont disponibles sur YouTube, une manière pour nous de constituer petit à petit une base documentaire.

Outils numériques de médiation pour les musées

“Ensuite, un chantier a été ouvert pour tester la création d’outils numériques de médiation. En priorité dans l’espace muséal. L’objectif n’y est pas de valoriser le “tout numérique“ mais de présenter le numérique comme une belle opportunité de construire des dispositifs de médiation collaboratif, illustrant les principes de la démocratie culturelle.

Cela se fait dans des ateliers auxquels participent des citoyens de profils divers, jeunes et vieux, férus d’informatique ou analphabètes numériques, habitués des musées ou pas du tout.

Le personnel scientifique des musées participe mais pour informer, mettre à disposition une partie de son savoir, pas pour dicter ce qu’il faut raconter du musée, ni orienter le scénario du jeu. Celui-ci est une construction collective. Une première démo a été réalisée à l’Artothèque de Mons (Artoquest) et un deuxième chantier se met en place à Namur.

Ce serait quelque chose à intensifier, mettre en réseau. Et là aussi nous avançons avec des partenaires, notamment Arts&Publics.”

Un nouveau site au format magazine

“Enfin, c’est aussi et surtout la forme magazine du nouveau site de PointCulture. Il s’agit d’une proposition de rendre compte de la vie des idées et de la culture à travers six enjeux sociétaux qui structurent les politiques culturelles publiques. Genre, Nord/Sud, Environnement, Arts/artistes, Numérique… Et, en rendant compte, de faire apparaître que c’est bien par les pratiques culturelles que l’on installe des modes de vie qui formalisent les relations entre genres, entre l’humain et son environnement, entre les peuples occidentaux et ses anciennes colonies…

Pierre Hemptinne: “Faire circuler les biens symboliques à travers de nombreux intermédiaires porteurs de sens, alors que le fer de lance du numérique est de privilégier l’accès direct aux individus, renforçant par là même l’individualisation néo-libérale…

Pour ce faire, nous avons organisé une équipe de rédacteurs/-trices et les anciens conseillers, qui travaillaient autrefois essentiellement aux nouvelles acquisitions discographiques ou cinématographiques, s’orientent aujourd’hui vers de la production de contenus qui viendront alimenter le site Internet et les animations de terrain…

Le tout se conjugue dans un programme d’activités – ateliers, conférences, projections, expositions – qui impliquent de nombreux partenaires associatifs, pour sensibiliser à ce qui fait la richesse de la culture: la circulation de biens symboliques à travers de nombreux intermédiaires porteurs de sens, alors que le fer de lance du numérique est de privilégier l’accès direct aux individus, renforçant par là même l’individualisation néo-libérale…”