Transition numérique: éviter des services publics à deux vitesses

Hors-cadre
Par Jean-Luc Manise · 27/09/2019

C’est dans le cadre du projet européen Idealic que Carole Bonnetier et Périne Brotcorne, toutes deux chercheuses au CIRTES (Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société) de l’UCLouvain, ont réalisé trois études de cas, analysant la manière dont trois organisations de service d’intérêt général wallons (voir encadré ci-dessous) conçoivent et mettent en oeuvre la numérisation de leurs services.

L’objectif: déterminer dans quelle mesure leurs processus de “mise en technologie” incluent une dimension inclusive, c’est-à dire sont pensés de façon à s’adresser et à être accessibles à tous. Voir par ailleurs, en fin d’article, la suite prévue pour leurs travaux.

Quatre constats, trois recommandations

Leur travail a débouché sur une série de constats. Tout d’abord, l’absence de stratégie globale en matière de transition numérique, pourtant considérée comme “inévitable, inéluctable, naturellement porteuse de progrès pour l’utilisateur et de toute façon inclusive”.

Trois études de cas entre janvier 2017 et 2018

Les études de cas ont été menées de janvier 2017 à juin 2018 dans trois organismes d’intérêt général en Belgique francophone. Secteurs concernés:
– les transports publics – projet de solution numérique pour interaction avec les usagers à des fins d’informations et d’échanges, via site Internet, réseaux sociaux et application mobile
– la sécurité sociale, en l’occurrence une mutualité – projet de promotion en-ligne de ses services via un nouveau site Internet, une version numérique du journal de l’organisme et des projets d’applications mobiles
– OIP chargé de l’informatique régionale et communale – projet de mise en oeuvre d’un e-guichet  proposant des services administratifs régionaux et locaux en ligne et d’un portail général d’informatique régional.

Pour Carole Bonnetier et Périne Brotcorne, le fait que les technologies soient acceptées comme telles, “considérées comme naturellement bonnes et nécessaires”, couplé au manque de moyens humains et financiers dont souffrent les services publics, a pour effet de les faire adopter sans broncher, ni remise en question, le modèle des technologies dominantes que sont des plates-formes numériques telles que Google, Facebook ou Amazon, qui dictent ainsi la manière dont les services desdits acteurs publics sont conçus et développés.

Or, ces acteurs, soulignent les deux chercheuses, “n’ont pas comme objectif le bien commun mais plutôt leur propre rentabilité propre.”

Par ailleurs, au-delà d’un consensus sur la nécessité de promouvoir des services numériques inclusifs, se cachent des conceptions multiples (voire disparates?) de ce qu’est réellement l’“inclusion numérique”.

Les décideurs divergent sur le mode d’implémentation des technologies, censées avant tout être au service de la réduction des coûts, de l’efficacité ou encore d’un projet d’égalité d’accès et d’usage. “Il s’en suit la mise en ligne de dispositifs composites, fruits de compromis entre des logiques marchandes (des services numériques destinés à réduire les coûts), industrielles (dans un but de plus grande efficacité) et civiques (visant à améliorer le bien commun).”

Enfin, la vision des bénéficiaires auxquels ces organisations s’adressent se réduit souvent à un profil réducteur. En l’occurrence, un usager mobile et connecté par défaut. Ce qui est loin de correspondre à la palette diversifiée des “personae”.

Ayant dressé ces constats, les deux chercheuses recommandent trois démarches:
– inscrire la numérisation des services publics dans une stratégie globale alignée non pas sur l’innovation à tout crin mais sur les principes d’intérêt général
– prendre en compte la pluralité des mondes sociaux des usagers et ce, dès l’amont du processus de conception des services publics
– favoriser l’enrôlement de l’ensemble des parties prenantes dans un projet explicite de numérisation dans une logique inclusive; à sensibiliser et former les acteurs de la conception aux pratiques d’“inclusion by design”.

La numérisation, vue comme inéluctable

Depuis une dizaine d’années, constatent les deux chercheuses, les politiques en faveur du numérique s’orientent vers une logique de “digital par défaut”.

La numérisation des services publics est considérée comme une évolution à la fois inéluctable et porteuse de progrès politiques, économiques et démocratiques. Devenus incontournables, pointent-elles, les outils numériques, s’ils ne sont pas pensés de façon à être accessibles quel que soit le niveau d’accès et la compétence d’usage des citoyens, créent un contexte social de dépendance au numérique.

idealic.be – Setting the future science of e-inclusion
Les services d’intérêt général à l’épreuve de la numérisation, étude de cas dans les secteurs de la mobilité, de la santé et de l’administration”
Bonnetier Carole, Brotcorne Périne avec la collaboration de Dana Schurmas (CIRTES-UCLouvain) ; Patricia Vendramin, promotrice (CIRTES-UCLouvain).
Juin 2019

Périne Brotcorne: “Cela pose la question du risque réel de marginalisation d’une partie de la population qui n’est pas en mesure de répondre aisément à cette obligation de connexion permanente. En ce sens, l’avènement d’un environnement pour lequel l’accès aux services du quotidien est d’abord configuré pour des individus supposés utilisateurs [éclairés?] de technologies numériques est grandement susceptible de générer des inégalités sociales entre, d’une part, ceux qui sont capables de tirer correctement parti de leurs usages et les autres., d’autre part.”

Des services publics à deux vitesses

L’argument qu’utilisent les trois organismes publics étudiés pour désamorcer ce risque consiste à dire que la numérisation ne conditionne pas l’accès au service et qu’elle n’est donc pas disruptive.  Façon de voir pour le moins interpellante…

Carole Bonnetier: “Autrement dit, il sera toujours possible de prendre un transport ou de recourir aux services de la mutualité sans utiliser l’outil numérique.

De nombreux exemples peuvent être cités: il est toujours possible de payer son trajet en cash, dans les voitures comme dans les stations ; le call center de la mutualité est très actif, le réseau d’agences conséquent, et la version papier des documents est conservée…

Carole Bonnetier (CIRTES, UCLouvain): “Le risque existe de voir apparaître des services publics à deux vitesses: aux usagers mobiles et connectés les services personnalités, rapides, conviviaux ; aux autres, les services minimum, inconfortables et compliqués.”

 

Mais il y a fort à parier que, dans un contexte de dépendance accrue au numérique, l’accès à certains services soit dans un avenir proche entièrement numérisé, à l’image de la stratégie de digital by default déjà appliquée dans certains pays tels que le Royaume-Uni, souvent cité en exemple par les professionnels interrogés.

Cela changera inévitablement la donne et permettra aux usagers hyper-connectés de bénéficier des dernières innovations. Le risque existe donc de voir apparaître des services publics à deux vitesses: aux usagers mobiles et connectés les services personnalités, rapides, conviviaux ; aux autres, les services minimum, inconfortables et compliqués.”

Pas de stratégie globale

Les entretiens qu’ont conduits les deux chercheuses auprès des trois organismes démontrent qu’il n’existe pas de stratégie clairement identifiable en matière de dématérialisation de services.

Périne Brotcorne: “Face aux principes d’intérêt collectif et de solidarité, qui fondent la légitimité des organismes animés d’un esprit public, l’un des objectifs majeurs de leur stratégie consiste précisément à éviter l’exclusion d’une partie des usagers, ceux-là même qui peinent à accéder à Internet ou, plus nombreux, à en tirer les bénéfices attendus.

Source: UCLouvain.

Or, cette perspective est plus qu’incertaine tant le déploiement du numérique semble aller de soi et s’imposer presque naturellement aux yeux des professionnels parties prenantes de cette numérisation.”

Logiques civique, marchande et industrielle

Carole Bonnetier: “Derrière le consensus sur la nécessité de promouvoir des technologies numériques inclusives se cachent des conceptions plurielles de ce que recouvre réellement l’inclusion numérique.

Elle se décline selon trois types de justifications s’inscrivant dans des mondes différents – marchand, industriel, civique – qui coexistent tant bien que mal.

Pour le premier (marchand), l’inclusion est le moyen de baisser les coûts en amenant un maximum d’utilisateurs vers des procédures dématérialisées. Pour le deuxième (industriel), l’inclusion permet de gagner en efficacité en simplifiant les procédures, en rationalisant leur contenu.

Pour le dernier (civique), l’inclusion est une finalité en soi et s’inscrit dans un objectif de solidarités envers les usagers.”

Mais se retrancher derrière le maintien d’un accès physique aux services n’est pas suffisant pour permettre un accord autour d’un processus de numérisation inclusif. “Aussi, il devient nécessaire de favoriser l’émergence de compromis entre les différentes logiques. Des compromis qui, dans le cadre des projets de numérisation des services, se manifestent parfois de façon conflictuelle.”

Avancée à tâtons

Carole Bonnetier: “Le processus de numérisation se révèle particulièrement complexe, il semble avancer à tâtons, relever de petits bricolages qui sont en fait autant de recherches de compromis et qui débouchent sur la conception de dispositifs composites, pont entre le monde civique, industriel et marchand.”

Exemple? En choisissant l’appel vocal plutôt que la vidéo comme canal pour le call center, le responsable Changement et communication de la mutualité a renoncé à certaines potentialités que le numérique pourrait offrir pour laisser la place à des dispositifs plus adaptés aux affiliés de son organisme. 

Le compromis – en l’occurrence, entre le monde industriel (l’efficacité) et le monde civique (le bien-être des bénéficiaires) – se retrouve également dans la décision de la mutualité de mettre en place un chat piloté par un opérateur plutôt qu’un chatbot. Le consultant externe chargé du projet expliquait pourtant que faire appel aux algorithmes intelligents du chatbot plutôt qu’à l’humain permettrait de “faire économiser des sous”. La mutualité a finalement privilégie un chat “de façon à laisser les manettes du dialogue avec l’affilié entre les mains d’un conseiller capable d’empathie.”

Périne Brotcorne (CIRTES, UCLouvain): “Le risque observé est d’aboutir à l’effritement des principes du monde civique, dans lesquels s’inscrit l’intérêt général de nos services publics, au profit du monde industriel et surtout du monde marchand, qui semble gagner le terrain.”

 

Source: www.neiu.edu

La logique marchande semble gagner du terrain

Carole Bonnetier: “Dans nos trois organismes, on constate que le numérique progresse au travers d’une multiplicité de compromis entre différents ordres de grandeur qu’il est nécessaire de faire converger. Les services numériques se doivent d’être à la fois accessibles à tous, y compris aux plus vulnérables, efficaces, rationalisés et moins coûteux.

Mais comment assurer un équilibre entre ces différents mondes? Périne Brotcorne: “Le risque observé est d’aboutir à l’effritement des principes du monde civique, dans lesquels s’inscrit l’intérêt général de nos services publics, au profit du monde industriel et surtout du monde marchand, qui semble gagner le terrain.”

Pour les chercheuses, il est donc essentiel que les organismes qui ont pour objectif l’intérêt général et non le profit, se réapproprient le processus de numérisation dans le sens du bien commun.

Périne Brotcorne: “Implanter des dispositifs développés par des sociétés marchandes sans réflexion revient à adhérer aux logiques que leur usage sous-tend. Il s’agit donc d’oser questionner l’innovation numérique et de la mettre en débat afin de l’inscrire dans un projet collectif. Cela implique la mise en place d’une stratégie de digitalisation forte et originale, pleinement en accord avec les principes qui fondent la légitimité de l’existence des services d’intérêt public.”

Périne Brotcorne (CIRTES, UCLouvain): “Oser questionner l’innovation numérique et la mettre en débat afin de l’inscrire dans un projet collectif.”

 

“Cela suppose également de concevoir l’innovation avec l’usager citoyen plutôt que pour l’usager consommateur et de l’impliquer dès le début de la phase de la conception. Le succès d’une numérisation inclusive dépend largement de la mobilisation d’un large réseau d’acteurs dès le début du processus – direction, professionnels de l’IT et du marketing, agents de première ligne, associations représentantes d’usagers – afin d’aboutir à des compromis équilibrés entre ces parties. Dans notre enquête, on constate une place dominante laissée aux professionnels du marketing et de l’IT au sein du réseau d’acteurs impliqués dans le processus de numérisation. En revanche, l’agent de première ligne semble globalement peu, voire pas du tout mobilisé. La numérisation des services le concerne pourtant au premier plan dans le sens où elle impacte leurs conditions de travail ainsi que la nature de leurs relation avec les usagers. » 

Last but not least : il est impératif de former les concepteurs (et les marketeurs) à la mise en place de dispositifs pensés en mode “inclusion by design”. A savoir, respect des normes d’accessibilité, qualité de l’ergonomie, lisibilité des contenus et simplicité du langage, pour ne citer que les fondamentaux de base.”

Favoriser les pratiques d’inclusion by design

Le Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société a obtenu une prolongation du budget pour une phase de valorisation de la recherche. L’objectif est de mieux réfléchir à des pratiques d’inclusion by design en développant un support/outil qui pourrait servir lors des phases de conception.
Pour ce faire, Périne Brotcorne et Carole Bonnetier vont organiser deux groupes de réflexion dont l’objectif est de faire dialoguer deux mondes qui dialoguent peu, voire jamais: les designers/ concepteurs, d’une part, et une organisation d’action sociale (la Fédération des Services Sociaux de Bruxelles) et des acteurs du monde de l’inclusion (asbl ARC et des membres du réseau CABAN), d’autre part.
Le résultat de ce travail croisé est d’élaborer des “personae” et/ou des trajectoires d’usages prenant en compte la problématique de l’exclusion numérique (ou faible utilisation des technologies de l’information et du numérique). Les groupes de réflexion seront organisés avant la fin décembre 2019.  [ Retour au texte ]